L’existence du lien matrimonial ne fait pas disparaître l’obligation de
respecter l’intimité et le corps de l’autre. Chacun est libre de
disposer de son corps et, fort heureusement, le fait d’être marié ne
change rien à cela. Même pour l’accomplissement du désuet «devoir
conjugal», la célèbre phrase de Jules Renard peut s’appliquer : «L’homme
propose, la femme dispose». Dans une certaine mesure toutefois car ne
l’oublions pas : le mariage non consommé, qui est loin d’être une rareté
ou une relique de musée1, est une cause de divorce et même, pour les
pratiquants, d’annulation du mariage...
Le consentement est aujourd’hui nécessaire,
même pour les rapports de couple. Ce qui
semble tomber sous le sens était hier encore
loin d’être une évidence. Longtemps, l’idée –le
postulat- a prévalu : le mariage impliquait un
consentement mutuel des époux aux relations
sexuelles. Le conjoint était donc présumé
de bonne foi et en tout cas son comportement
licite sinon légitime lorsqu’il les imposait
à une épouse récalcitrante. La notion de viol
entre époux, impossible par définition pour
un coït vaginal «classique», n’était définie
que dans trois hypothèses : celle où le type de
rapports sexuels imposés était d’une autre
nature qu’un coït classique (le mariage ne
pouvant justifier ni cautionner une sexualité
«hors norme») et celles où il y avait séparation
ou instance de divorce.
Les tribunaux ont opéré sur ce thème un net
revirement de jurisprudence. Prenant ainsi en
considération l’évolution des mœurs et surtout
des esprits, qui tolèrent de moins en
moins qu’un mari puisse imposer ou faire
subir à sa femme, par une contrainte physique
ou morale (chantage au divorce, chantage
affectif, menace d’aller «voir ailleurs »…) des
relations sexuelles dont elle ne voulait pas (ou
plus) avec l’alibi du très peu érotique mais
néanmoins légal «devoir conjugal». Il faut
reconnaître qu’en ces termes, la «chose» ne
fait guère rêver. A fortiori sous la contrainte.
C’est ainsi que la Cour de cassation a reconnu
pour la première fois en 1990 le crime de
viol entre époux. La reconnaissance de cette
notion n’ayant «d’autre fin que de protéger
la liberté de chacun», puisque, comme l’indiquait
la Cour de cassation, le crime de viol
«n’exclut pas de ses prévisions les actes de
pénétration sexuelle entre personnes unies
par les liens du mariage»2. Dans une décision
du 11 juin 1992, elle a confirmé cette jurisprudence
en affirmant clairement que «la présomption
de consentement des époux aux actes
sexuels ne vaut que jusqu’à preuve contraire».
Ce point de vue est d’ailleurs celui adopté par
la Cour européenne des droits de l’homme3.
La situation juridique est donc désormais
assez claire, du moins en apparence : la personne
qui peut prouver la contrainte, l’absence
de consentement et le caractère imposé
d’une relation sexuelle est bien, aux yeux de la
loi, victime de viol. Fût-il conjugal et régulièrement
consommé depuis
vingt années d’une vie
conjugale et sexuelle misérables
: quand on ne veut
plus (ou qu’on n’en peut
plus) de relations imposées,
aussi aversives que peu gratifiantes,
la voie de la plainte
pénale est ouverte. Ce
qui préfigure ou constitue
le point de départ de la rupture,
ne serait-ce qu’en raison
des peines encourues
par celui que l’on accuse.
«Mais, en définitive, qui le
sait ? Bien trop de gens sont
persuadés que tout est permis
au sein du couple, y compris
l’indicible»4. La notion
de dégoût, si importante en
sexologie, est ici lisible en filigrane dans les
intentions et les propos du législateur. Il n’est
plus tolérable qu’une femme «se laisse faire»,
simplement parce qu’elle ignore qu’une loi la
protège. Voilà pourquoi il a semblé salutaire et
nécessaire au législateur, dans un but dissuasif
et éducatif, d’inscrire dans notre code pénal
l’incrimination du viol conjugal.
La loi du 4 avril 20065
est donc venue donner
un statut légal et une force de dissuasion supplémentaire
à la répression du viol entre
époux. Prenant à contre-pied la pratique des
tribunaux pour lesquels le statut de conjoint
entraînait implicitement une forme d’indulgence6,
le législateur a même été jusqu’à qualifier
de circonstance aggravante le fait que le
viol est commis par le conjoint7.
Par voie de conséquence, il est désormais
beaucoup plus grave, au moins sous l’angle de
la loi, d’être violé par son conjoint que par un
inconnu dans une ruelle obscure8… La peine
encourue par l’époux brutal et sourd (au refus)
est de 20 ans de réclusion criminelle au lieu de
15 ans. Cette aggravation de la sanction fut
justifiée en ces termes à l’Assemblée nationale
par Catherine Vautrin, ministre déléguée à la
cohésion sociale et à la parité : «Tout comme
une dispute ne rend pas les violences entre
conjoints admissibles, l’existence de relations
sexuelles passées et régulières ne rend pas le viol
admissible. Dans les deux cas, la qualification
doit être aggravée car outre l’atteinte portée à la
victime, les viols et les violences constituent une
rupture de confiance et de respect mutuel»9.
À l’heure où des enquêtes
révèlent que plus de 47 %
des viols sont perpétrés
par le conjoint ou l’exconjoint10,
les raisons qui
ont présidé à une accentuation
aussi drastique de
la répression du viol conjugal
apparaissent plus clairement.
Il n’en demeure
pas moins que le problème
de la preuve, si difficile à
rapporter en matière de
viol11, apparaît ici à l’évidence
des plus délicats. Les
rapports sexuels entre
époux étant présumés
licites, l’absence de
consentement sera d’autant
plus difficile à établir
par l’épouse plaignante12.
Le risque de dérive, partant d’erreur judiciaire,
est désormais considérable. Il tient en particulier
au fait que la parole d’une plaignante,
considérée et désignée comme victime dès le
début de l’affaire, et celle de celui qui est mis
en cause ne pèsent pas le même poids. Il est
impératif que les avocats, les juges ou les
experts chargés de tels dossiers se gardent de
confondre absence de désir et absence de
consentement, comme le revendiquent, avec
véhémence parfois, les féministes les plus
radicales13. À l’échelle d’une vie conjugale, le
nombre de relations subies sans désir ni plaisir,
pour réguler les tensions ou éviter la mauvaise
humeur, obligerait, à n’en pas douter, à
recruter des juges. Et à construire des prisons.
Destinées à une fraction non négligeable de la
population...
C’est pourquoi je propose de substituer, dans
certains cas, le terme de «sexualité imposée»
à celui de viol : sans nier l’existence du traumatisme
imposé à la victime, ce terme me
paraît davantage refléter la réalité de ces
situations, dans lesquelles, bien souvent, le
dégoût l’emporte sur la violence et le crime.
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