Janvier    2013

 

Sexologos   #  04


Entre l’expertise et la polémique :
quel est le rôle du sexologue
dans la société ?

Ce texte est une réécriture d’une communication faite le 1er Juin 2012 au congrès de Nantes «expertises et polémiques en gynécologie-obstétrique» organisé par le Professeur Patrice Lopes.
Polémiquons immédiatement car y a t-il vraiment un rôle dévolu au sexologue dans la société actuelle ?

 

Le sexe dans son image, sa fonctionnalité, sa «normalité» est partout, les articles sur le sexe font plus vendre de «papiers» que les articles sur l’amour. La sexualité qui ne parle que d’intime est cependant scrutée et explicitée par des millions de «sachants» qui n’ont de cesse que d’endoctriner le plus grand nombre.
Longtemps le sexologue a été accusé de vouloir être «sachant» et surtout «technicien sachant», ce rôle a-t-il évolué ?

 
Le sexologue est-il : un soignant ? Un formateur ? Un éducateur ? Un confesseur ? Un assistant judiciaire ? Un expert médiatique ? Un punching-ball ?

Dans son dernier livre «Le sexe ni la mort» (Albin-Michel éditeur), André Comte- Sponville reprend le texte de la conférence qu’il avait faite en juin 2004 au congrès de la SFSC et que nous avions tant appréciée ; il dit en particulier que «La sexualité n’est pas une faculté mais une fonction, pas un instinct mais une pulsion. Elle n’implique ni «pouvoir-faire» ni «savoir-faire». C’est pourquoi nous avons besoin d’éducation sexuelle et de sexologues parfois. La philosophie certes n’en tient pas lieu, mais comment la sexologie pourrait-elle, même s’agissant du sexe, nous dispenser de philosopher».

Sur l’amour et l’humain si le sexologue ne veut pas être cantonné à un minuscule rôle de mécano, il a urgemment besoin d’apprendre à philosopher. Cela pourrait être la première extension du domaine de la sexologie…
Le périmètre d’expertise du sexologue peut se dessiner à partir de quatre verbes : savoir, comprendre, informer, éduquer.

Mais il n’y a pas d’intervention possible, dans le domaine de la sexualité humaine, en réponse au questionnement de l’autre, qui ne puisse faire l’économie, non seulement d’un savoir scientifique rigoureux, mais aussi de l’apprentissage du dialogue avec l’entité psychosomatique et surtout d’un minimum de connaissance de soi.

 
Si nous jetons un regard  sur les cinquante dernières années il n’y a aucun doute que notre expertise scientifique s’est nettement valorisée avec l’adjonction du concept de santé sexuelle.
Elle nous donne une légitimité à nous positionner au sein du monde médical à partir d’études démontrant que l’atteinte pathologique des capacités sexuelles influe négativement sur la qualité de la vie et a un coût économique et psychologique pour le corps social.
Intégrer la santé sexuelle au monde médical c’est lui rappeler que le patient est un être humain, une entité psychosomatique dont la vie psychique interagit avec l’état de maladie et que rendre sa capacité fonctionnelle sexuelle à un cancéreux, un diabétique, un handicapé ou un senior lui évitera une co-morbidité dépressive hautement probable.

 
L’expérience nous montre que cette expertise reste, au moins dans notre pays, sujette à des remises en cause qui, de moralement frileuses il y a trente ou quarante ans, sont devenues «économiques» ou nommées comme telles et que le sexologue (qui a longtemps senti le soufre…) doit choisir soigneusement son champ d’action pour garder sa crédibilité.
Et c’est bien là que le bât blesse…
Car la société où le sexe s’étale comme un bien de consommation, un dû, une compétition, a tendance à demander au sexologue, qui se fait souvent prendre au piège, de faire part de son savoir sur des sujets ne relevant pas stricto sensu de sa compétence.
Une chose est de déterminer les critères d’une bonne santé sexuelle qui seraient : identité, différenciation, autonomie, liberté, plaisir, une autre chose est d’ériger en diktat le «comment bien jouir».
Interrogés et répondant à tout-va sur la question de la jouissance féminine sexuellement correcte par exemple, les sexologues ont ouvert la boîte de Pandore, et on a pu entendre récemment un «gourou» expliquer doctement qu’une femme qui n’était pas «fontaine» au moment de son orgasme pouvait apprendre à le devenir et «progresser» en prêtant plus d’attention à son corps et en développant le sens sacré du plaisir amoureux…
Etre une femme fontaine comme summum de la féminité !

 
Après le point G boosté voilà où nous en sommes… à naviguer entre celles de nos patientes honteuses de leur «éjaculation» orgastique et se refusant de ce fait à toute relation, et ces autres patientes exigeant de notre «savoir» un truc pour inonder de leur «vraie féminité» un partenaire dont ce serait l’ultime fantasme.

Il me semble qu’il faut une bonne dose d’expérience, d’honnêteté et d’éthique pour garder une position soignante adéquate dans ces consultations. Car notre expertise suppose aussi que l’on sache dire que l’on ne sait pas ou que ce n’est pas de notre ressort : informer c’est important, se poser en guide sexuel c’est verser dans le charlatanisme.
Toutefois si on demande au sexologue d’être compétent dans sa réponse scientifique sur le sexe, on lui demande aussi de faire entendre sa voix sur l’expression de la sexualité et ses implications sociétales.
Il peut être là à égalité de parole avec les sociologues, philosophes, anthropologues, juristes qui ont à baliser, borner, juger ce que le sexe a de moral ou d’immoral, de polémique ou de déviant, de violent ou d’avilissant pour le corps social.
C’est donc la question de la loi qui amène le sexologue à être au plus proche des polémiques, car forcément la loi interroge la transgression et la déviance et la société qui édicte la loi exigera qu’elle soit respectée par la contrainte ou le soin.


 
Il reste au sexologue à essayer de répondre à des questions sur lesquelles la justice elle-même s’interroge comme le harcèlement ou la séduction. Si la séduction ne fait que suggérer et repose sur un «dialogue» codé accepté par les protagonistes, le harcèlement est une emprise de l’un sur l’autre où l’un n’est qu’objet de l’omnipotence de l’autre.
Ce que le sexologue peut dire c’est que le sexe de facto est avide et égoïste et que son but est le plaisir, mais il saura soutenir dans la polémique la victime ou le juriste pour rappeler que rien ne justifie un plaisir obtenu par la soumission dans un climat d’aliénation.
C’est pourquoi la notion de consentement lié au sexuel fait autant polémique. Je renverrai ici aux écrits et publications d’éminentes personnalités (voir bibliographie) et en particulier à des textes publiés sous l’égide de l’Académie des Sciences Sexologiques à la suite des conférences de Marcela Iacub, Daniel Sibony etc...

 
Ce que le sexologue ne peut ignorer c’est que le consentement dans le monde du sexe est moins la manifestation d’une liberté que la condition indispensable pour que personne ne subisse de dommage.
Il ne peut l’ignorer car on va le lui demander, et pourtant comment peut-il définir à lui seul les bases territoriales, gestuelles et verbales du sexe ?
Tout est sujet à interprétation métaphorique et la notion de consentement est trop souvent polluée par l’intime conviction de chacun.
C’est pourtant à partir de cette notion de consentement que prennent racine tous les discours sur le libertinage, la pornographie, la prostitution ou le crime sexuel.
C’est sur cette notion de consentement que le viol entre époux est devenu un crime excessivement puni en France et que nous sommes réellement confrontés à des demandes de «certificat» inimaginables il y a quelques années encore.
Les violences conjugales sont terrifiantes dans leurs conséquences, une femme meurt tous les trois jours dans ces circonstances, un homme tous les treize jours. C’est un sujet préoccupant, le corps médical ne peut qu’y être attentif et en France il l’est ; les médecins sont mieux formés, mieux informés, se sentent épaulés et les violences sont mieux dépistées même si elles sont souvent cachées par les deux protagonistes, surtout dans les milieux «bourgeois» où il n’est pas d’usage qu’interviennent des travailleurs sociaux.
Seul le médecin bien souvent comprendra la situation et trouvera les soutiens (confraternels ou judiciaires) dont il a besoin pour donner une réponse efficace à une situation d’extrême tension.

 
Le sexe et la loi est une préoccupation sociétale qui est devenue en France une préoccupation juridique impressionnante quand on sait que la majorité des verdicts énoncés en cours d’assises le sont pour des crimes sexuels ; que le nombre de détenus pour crime sexuel est le plus élevé d’Europe, que ces personnes autrefois considérées comme ennemis de l’ordre moral sont maintenant des malades psychiatriques quasi inguérissables, auprès de qui toutefois le soignant, sexologue si possible, sera sommé d’intervenir.
Il me semble que le sexologue se doit d’être suffisamment vigilant pour ne pas être complice d’une opinion qui considère que le sexe n’est que faille ou faiblesse humaine.
Par contre sa vigilance ipso facto doit s’appliquer à l’éducation sexuelle de manière prioritaire ; certes elle appartient aux premiers éducateurs, les parents, mais ce n’est pas faire injure à ces derniers que de dire qu’ils sont parfois dépassés par les modèles, les limites et les réponses à donner sur le genre, le sexe, le sexuel, le génital, l’amour, et le respect à leurs propres enfants.

 
En cela des éducateurs bien formés, et le sexologue est de ceux-là, sont indispensables.
La polémique autour de l’éducation sexuelle est terriblement liée à la culture et au fait religieux (et de plus en plus).
Ce sujet est complexe. Je me souviens très précisément du jour où j’ai entendu de mes propres oreilles, dans un congrès international de sexologie, de la part d’une collègue américaine, que le seul projet d’éducation sexuelle qui avait reçu des subsides aux USA, était celui prônant la virginité jusqu’au mariage (c’était il y a déjà plusieurs années).

 
Sur le même sujet le sexologue régulièrement à propos de l’influence de la pornographie sur la sexualité de la jeunesse, combien de centaines d’articles, de livres et communications sur la question !!!!
Ne pouvant répondre de manière personnelle donc affective donc partiale, le sexologue doit s’appuyer sur une culture transversale et des études transdisciplinaires pour espérer montrer un peu d’expertise dans sa parole sur ce sujet. Ce qu’il peut en dire de manière explicite c’est qu’il n’y a pas de maturation sexuelle sans curiosité, et qu’il faut distinguer curiosité sexuelle et addiction aux images pornographiques supposées «tout montrer et plus encore».

 
Le sexe se dévoile dans les média, la nudité, surtout féminine, s’affiche sous tous les prétextes, mais on se rend compte que la surcharge peut entraîner l’indifférence comme si le cerveau disjonctait devant la surtension provoquée, et que seuls ceux dont l’avidité ne connaît pas d’assouvissement puissent être sensibles au bombardement scopique.
Le seul moyen pour que la pornographie ne monopolise pas la curiosité et la satisfaction sexuelles des jeunes c’est que la société leur donne les moyens de faire leur éducation sans les brimer ni les contraindre et en les protégeant de la violence des adultes. On dénonce leurs addictions au NET et aux réseaux sociaux mais on n’est pas capable de les éduquer, les prévenir ou les protéger de leurs effets négatifs (c’est trop souvent chez leurs parents qu’ils découvrent des revues ou des cassettes qui vont leur en donner le goût).
Si nous pensons que la pornographie est si gravement choquante pour les jeunes que faisons nous pour les en protéger et quel prix sommes nous prêts à payer pour cela ?
Si nous pensons qu’il faut bien que jeunesse se passe et que les comportement sexuels à risque, liés à l’alcool ou à l’effet-groupe, sont des étapes initiatiques qui se réguleront spontanément, alors il ne faut plus prétendre à être des guides ou des modèles qui exigeront le respect de la part d’adolescents qui ne savent plus écrire ce mot et se détruisent eux- mêmes de cette impossibilité.

 
Sur ces questionnements paradoxaux le sexologue peut prendre sa part de réponses en rappelant qu’il n’y a pas de danger organique pour un jeune à regarder des images pornographiques, que certes, émotionnellement, il ne sera pas neutre et ressentira de l’excitation, de l’amusement de l’ennui ou du dégoût, mais ce ressenti sera plus sous-tendu par ses propres croyances, son environnement et son éducation.
Là où le sexologue peut être entendu c’est quand il rappellera que le sexe peut être complètement délié du sentiment, que la vie sexuelle des humains n’était pas meilleure avant «l’invasion» pornographique et que les femmes n’étaient pas plus respectées à l’âge pré-Web.
On pourra lire, dans la bibliographie proposée, des ouvrages de valeur dans lesquels s’écrit une réflexion sur les dangers réels qui menacent la jeunesse dans son rapport à la sexualité. Le manque d’attention à la personne du mineur, le manque d’éducation et d’information, l’exposition à l’ignorance ou à la perversion des adultes lui sont très dommageables.

 
Confondre la curiosité sexuelle des jeunes avec la pathologie voyeuriste et la violence, c’est prendre une position de pervers moralisateur dans laquelle, sous prétexte de protéger la victime dans l’enfant, en réalité on le considère comme coupable de déviance.
Et pourtant nous sommes confrontés dans nos espaces de soin à cette réalité que tout jeune adulte, dont l’éducation sexuelle s’est bornée à visionner en solitaire des documents pornographiques, aura du mal à se canaliser dans une sexualité d’échange et de partage non normative, non violente, non tournée vers la performance. Et il nous faudra résister aux demandes indues de médication, de chirurgie, de coercition du partenaire et de jugement sur les pratiques.

 
Ultime polémique : accompagner la sexualité des handicapés.
A côté des seniors, des malades, des jeunes, s’il y a bien une question sociétale sur le droit à la santé sexuelle, c’est celle qui interroge le sexologue sur les manifestations de la sexualité des personnes handicapées. Plus même que celle des seniors, celle des handicapés nous confronte à nos limites autant qu’à notre propre vie affective et sexuelle.
La sexualité des handicapés interroge la société parce qu’elle se passe au sein d’institutions et que les familles ont tendance à penser que les soignants et les éducateurs savent forcément ce qui est bon pour leurs proches.
L’institution doit être à la fois permissive et protectrice et elle ne peut remplir ces deux rôles que si elle connaît les réalités physiques, psychiques et relationnelles qui tissent toute expression sexuelle.
Le sexologue peut être là informateur et éducateur auprès des équipes, aider à l’établissement d’un règlement intérieur en adéquation avec la loi et impliquer les parents.
Il faut nécessairement aider à la construction d’un consensus éthique qui sera réactualisé en fonction des lois et des évolutions culturelles et morales, en cela le sexologue sera l’allié du politique.
Il faut aussi être à même de se positionner en éducateur pour que la parole advienne, pour que soit différenciées génitalité et affectivité, pour que se construisent les notions «dehors-dedans» «public-privé» «pudeur-intimité» ou «autorisé-interdit».
Encore une fois l’expertise du sexologue dans cette polémique sociétale, qui voudrait que les handicapés aient tous les droits des valides, y compris le droit au plaisir génital, sans pouvoir nier qu’ils ne peuvent y parvenir qu’en fonction de leur capacité ou de leur incapacité physique, doit permettre à la loi d’évoluer prudemment tout en respectant les craintes, les droits et les justes souhaits.

 
Que dire en conclusion sur ce questionnement non exhaustif de la place du sexologue dans notre société si ce n’est que souligner combien son expertise est en lien avec une solide formation et que sa capacité à se faire respecter comme expert des questions polémiques que le sexe engendre dans la société, repose sur son éthique, son intérêt à ne pas verser dans une attitude stupide de «gourou sachant», sa reconnaissance de la pluralité de l’expression sexuelle humaine, sa flexibilité quant aux évolutions culturelles et sociétales et son respect du «primum non nocere».
 
 
Références
 
  André Comte-Sponville
Le sexe ni la mort
Paris Albin Michel 2012
  Marcela Iacub
Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique
Paris EPEL 2002
  Marcela Iacub
Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle
Paris Flammarion  2002
  Marcela Iacub
Antimanuel d’éducation sexuelle
Paris Breal 2005
  Marcela Iacub
Par le trou de la serrure.  Histoire de la pudeur publique. XIXe-XXIe siècle
Paris Fayard 2008
  Marcela Iacub
De la pornographie en Amérique
Paris Fayard 2010
  Richard David Precht
Amour déconstruction d’un sentiment
Paris Belfond  2011
  Michela Marzano  
Malaise dans la sexualité le piège de la pornographie
Paris JC Lattes 2006
  Alain Braconnier
Le sexe des émotions 
Paris Odile Jacob 1996
  David Simard
150 idées reçues sur l’amour et le sexe
Paris First-Grund 2012
  Ruwen Ogien
Penser la pornographie
Paris PUF 2003
 


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