Mai    2011

 

Sexologos   #  01


LE TEMPS DU COUPLE
 

«Que sont donc les angoisses «archaïques» dont nous parlent les auteurs modernes ? Elles sont l’effet des passions narcissiques, (…) là où amour et destructivité affectent d’un même souffle le Moi et l’objet.
Elles sont les passions au sens strict, c’est-à-dire des amours qui font souffrir, au point de s’en défendre par un sacrifice aliénant».
 
André Green, Le Travail du négatif,
Éditions de Minuit, 1993
 
 
Le speed dating (anglicisme signifiant littéralement « rendez-vous rapides ») est une méthode de rencontres amoureuses en série. Dans un lieu choisi, un grand nombre de célibataires triés sur le volet pour leurs caractéristiques proches (âge, catégorie socio professionnelle, revenus) sont mis en rapport par deux, autour d’une table, et éventuellement devant un verre, selon une durée prédéterminée (typiquement sept rendez-vous de sept minutes chacun). Traditionnellement, un signal sonore est émis pour indiquer la fin de la durée impartie : en faisant sonner une cloche, ou tinter un verre. La conversation peut porter sur n’importe quel sujet en respectant deux règles : aucune coordonnée personnelle ne doit être échangée, et aucun participant ne doit dire à l’autre s’il souhaite le revoir. À l’issue de chaque rendezvous, les célibataires sont invités, chacun de leur côté, à émettre une appréciation confidentielle sur la personne qu’ils viennent de rencontrer, et à dire s’ils consentent à la revoir (avec, éventuellement, un classement par ordre de préférence). À l’issue de la soirée, les organisateurs mettent en rapport ceux qui souhaitent mutuellement se retrouver.
Une manière plus simple de faire fonctionner le jeu est d’asseoir tous les participants à des tables, deux par deux. Au bout des fameuses sept minutes, les hommes (par exemple) changent de place et vont à la table suivante.
La rencontre fonctionne par un turn-over rapide des participants. Les promoteurs de cette méthode considèrent qu’elle est adaptée au mode de vie urbain contemporain : anonymat et vitesse. La méthode est considérée comme basée sur la première impression et mue par un souci de rapidité et d’efficacité maximale…

Sept minutes pour une rencontre, sept heures pour une unique nuit d’amour, sept jours pour une lune de miel enchanteresse mais non renouvelable, sept mois pour consumer une passion avant rénovation, sept ans de réflexion avant fermeture définitive et un ou plusieurs enfants à partager… Le couple a-t-il un avenir ? La précision des enquêtes démographiques indiquant, année après année, la réduction à peau de chagrin de la durée moyenne de la vie conjugale souligne l’opportunité de cette question.
Depuis bien longtemps, des hommes et des femmes racontent dans l’intimité de mon cabinet ce que le cinéma raconte dans l’intimité des salles obscures : des histoires de doutes et d’infidélités, de passion et de violence, d’espoirs fous et de désespoirs sans fond, de bonheurs et de chagrins. Des histoires d’amour et de désamour, des quêtes éperdues, des scènes, des déchirements, des retrouvailles, des aveux, des secrets qui se libèrent, des révélations… Et surtout des transformations, des mises en mouvement, des changements d’éclairage, des entrebâillements, des libérations, parfois presque imperceptibles, mais si vivantes et si puissantes !

Si j’ai vu en trente ans changer les scènes de la vie conjugale, c’est parce que la vie des individus et de leurs couples a changé. Ils viennent, de plus en plus tôt – parfois quelques mois à peine après s’être rencontrés –, non plus parce qu’ils ne parviennent pas à faire évoluer, à transformer leur lien conjugal, mais bel et bien parce qu’ils ont du mal à le créer. Comment désamorcer les conflits ? Sortir de la répétition ?
Que faire pour supporter l’étrangeté radicale de l’autre ? Quelle place donner à la fidélité, à la sexualité, aux enfants ? Et surtout, parfois quelques semaines après la rencontre, comment résister à l’épreuve du temps, ce temps qui désormais s’accélère et nous dévore comme hier. Cronos ses enfants… Et si l’on y parvient, comment aménager le temps pour l’autre et le temps pour soi, le temps du couple et celui de la famille, du travail, des loisirs, de la vie sociale ?
Pour les couples contemporains, chaque étape de la vie commune semble une épreuve aussi compliquée à réussir que la quadrature du cercle.
Je vois mes patients, bien plus qu’auparavant, être aux prises avec le fantasme d’un couple magnifié, idéalisé, objet de toutes les recherches et de toutes les convoitises : ce même couple que leur vantent les sites de rencontre, les coachs conjugaux, la presse féminine, les chansons, les films et la littérature. Et je les vois désespérer de ne pas être à la hauteur vertigineuse de cet impossible, sans pour autant cesser d’essayer, inlassablement…

Fini le temps du couple marié et indissoluble, monstre hybride à deux têtes. L’époux et l’épouse, l’homme et la femme, le père et la mère ne sont plus définis par leurs statuts complémentaires, mais par les relations égalitaires qu’ils expérimentent au quotidien. Dès lors, le psychisme en liberté s’oppose à la contrainte des règles et des rôles préétablis. En passant de la complémentarité à la symétrie, le couple se retrouve dans une situation nouvelle de rivalité, où chacun se demande qui des deux est plus égal que l’autre ; qui aime le plus ; qui donne le plus ; qui est le bourreau et qui est la victime ; qui gagne et qui perd. Une source de questions inépuisable, qui alimente à l’infini les scènes d’aujourd’hui.
Il me revient comme un leitmotiv dans les thérapies conjugales, cette exigence de liberté, cette injonction à être soi, ce rêve mythique d’un individu souverain, seul maître de son destin. Toute dépendance concourt à repérer en soi les traces archaïques d’une ancienne dépendance infantile qu’il convient de terrasser.

Dans ce contexte, la représentation du contrat conjugal a complètement changé. Nous sommes passés en quelques années du CDI au CDD : l’idée même de la séparation fait partie du contrat initial comme une figure moderne du destin.
Preuve de sa capacité d’indépendance, gage de maturité, il faut pour réussir sa vie réussir ses séparations successives. La soumission à cette nouvelle norme est totalement ignorée et ne peut donc être critiquée.

La dimension narcissique du pacte conjugal a pris les devants : être aimé pour soi-même, pour la totalité de soi, dans un véritable processus de confirmation identitaire. Le sujet s’engage entièrement dans la relation amoureuse en mettant en jeu tout ce qui le constitue comme sujet : le sentiment de ses propres limites, de la possession de soi-même et de ses désirs, avec le risque d’une perte de soi ou tout au moins d’une certaine image de soi. La vie amoureuse est précisément ce qui met en cause les frontières du moi, frontière entre sujet et objet interne, entre « je » et « nous », entre monde intérieur et réalité extérieure. La réassurance est au rendez-vous mais le danger d’anéantissement ou de fusion n’est pas loin !

Cécile et Thomas sont venus me consulter après avoir pris la décision de se séparer. Tous deux âgés de trente-cinq ans, en couple depuis sept ans, ils sont parents d’un petit garçon de quatre ans, et souhaitent selon leurs propres termes « lui éviter tout traumatisme lié à cette séparation ». Ils veulent également s’informer : « nous avons opté pour une garde alternée et nous voudrions savoir si c’est, comme on le dit, contraire à l’épanouissement de notre enfant ». Ils sont sympathiques et enjoués, passionnés par leur travail, l’un dans l’audio-visuel, l’autre dans le cinéma, semblent d’accord sur tout, chacun complétant les phrases commencées par son conjoint. Mais pourquoi diable se séparent-ils ?!

Leur rencontre fut un véritable coup de foudre suivi d’une intense relation passionnelle. Ils plaquent leur travail et partent pendant deux ans « faire la route », pour un tour du monde enchanteur. De retour en France, ils reprennent sans difficulté leur vie professionnelle, trouvent un logement et décident au bout d’un an d’avoir un enfant. Le petit Théo achève de combler leur bonheur ; ils fondent avec lui une famille idéale, emmènent leur « petit bout » partout dans leur cercle d’amis, partagent équitablement les tâches de la vie quotidienne. Et puis ? Et puis, « la vie reprend le dessus »… Les câlins, les petites attentions se font plus rares… ô, pas de crises, bien sûr, mais un quotidien qui s’étire avec monotonie, les courses, le petit à aller chercher à l’école… Chacun investit davantage son travail, chacun songe à l’avenir avec appréhension : « ça ne serait que cela la vie, ce petit bonheur tiède et étriqué ? ». Cécile tente une aventure lors d’un déplacement professionnel et avoue immédiatement cette infidélité à Thomas, car « il est hors de question de lui cacher quoi ce soit » ; celui-ci reconnaît un peu penaud qu’il s’est « laissé tenter » à une ou deux reprises… Ils se confient leur désarroi, leur désir intense de vivre d’autres passions, d’autres rêves, d’autres voyages… et c’est sans la moindre larme, sans la moindre dispute, mais dans la certitude de faire au mieux pour le bonheur de chacun qu’ils décident cette séparation.
Tout s’organise, Thomas loue un appartement au coin de la rue ; ils veulent rester de grands amis, un père et une mère exemplaires pour le petit Théo qui, du reste, n’a manifesté « aucune réaction particulière » à l’annonce de cette séparation. Mais Cécile, dont les parents ont divorcé quand elle avait cinq ans sait bien qu’un déchirement souterrain peut occasionner de grandes blessures. Comment les lui éviter ?

La confrontation avec ce couple « d’accord sur tout », y compris sur cette séparation joyeuse, m’avait, je m’en souviens, plongé dans un profond malaise, non dénué d’irritation, contre eux bien sûr, mais aussi contre moi-même. Au fond, qu’est-ce que je prétends donc soigner en « thérapie de couple » ? Suis-je un « galvanisateur » de désir, un réanimateur de liens moribonds, un donneur de bon conseils, un garant de l’ordre social (« mais enfin, faites tout de même un effort pour construire une famille, ça n’est quand même pas si difficile ! ») Si au moins ce couple s’interrogeait sur cette séparation, j’aurais pu tenter un travail avec chacun, explorer chez Cécile ce processus de répétition, ce télescopage entre son histoire et sa vie présente. Et du reste, qu’est-ce qui me troublait tant chez eux, leur certitude tranquille, l’étroitesse de leur demande, ou leur aspect si terriblement normal et désespérément contemporain ?

Cette petite vignette clinique peut paraître bien superficielle. Elle m’est apparue néanmoins exemplaire d’un mouvement de fond, d’une logique de l’individualisme et de la poursuite éperdue du bonheur qui mène bien souvent à l’impasse de l’obsession de soi, de la gratification immédiate, du désir inquiet et perpétuellement inassouvi. La conjugalité se décolle irrémédiablement de la parentalité. Les forces centripètes qui disloquent les couples s’opposent aux forces centrifuges qui soudent chaque parent individualisé à « son » ou à « ses » enfants dans un lien d’identification projective surinvesti et anxieux.

Du reste, voici que me revient Cécile quelques mois plus tard. Elle est seule, elle traverse une profonde dépression. Thomas file le parfait amour avec une jeune femme que Cécile connaît bien, avec qui elle avait eu l’occasion de travailler quelques années auparavant. En proie à une insatisfaction vague et diffuse, à la sensation d’une vie atone et sans but, à des ressentis tenaces de vide et d’angoisse, elle « ne se reconnaît pas » elle-même. Son métier l’ennuie, elle éprouve une difficulté croissante à s’entendre avec les autres.
Elle ressent douloureusement le besoin de « s’accrocher » à Théo, et ne supporte plus les séparations occasionnées par la résidence alternée.
Mais lorsque Théo est là, il lui « prend la tête », il est trop capricieux, il l’empêche de vivre.
Des vagues de rage destructrice contre elle même et contre autrui l’envahissent, la submergent et l’inquiètent considérablement.

Le contraste entre la Cécile d’aujourd’hui et la jeune femme enjouée et sûre d’elle, rencontrée il y a plusieurs mois, est particulièrement saisissant.
N’est-elle pas atteinte des effets secondaires d’une « pathologie de la liberté » ?

Jusqu’à quel point l’amour se doit-il d’être l’unique fondement des liens de parenté et d’alliance ?
Dans la souffrance de sa solitude, dans cette ambivalence douloureuse qu’elle ressent pour son fils, Cécile mesure après-coup ce superbe défi de nos contemporains qui se voudraient les seuls forgerons de leurs liens affectifs. C’est précisément cette illusion qui alimente une immense « fatigue d’être soi ». Dans la légende, Narcisse pleure quand il prend conscience qu’il est lui-même l’objet de son amour. Il veut alors se séparer de sa propre personne et se frappe jusqu’au sang avant de dire adieu au miroir fatal et de rendre l’âme.

André Green a largement souligné que le narcissisme de vie se déployait dans un mouvement de balance entre libido d’objet et libido du moi. Le sujet trouve dans l’amour qu’il se porte à lui-même une compensation à la perte de l’amour fusionnel : le narcissisme est alors effet de liaison, ou plutôt de re-liaison.

Dans cette séparation d’avec Thomas qui n’en n’est pas une, Cécile ne peut se recentrer sur ellemême.
L’expérience du décentrement est mise à l’épreuve du ressentiment, de la haine et du désespoir.
La retraite vers l’unité ou la fusion avec l’objet idéalisé ne sont plus possibles : c’est le repli narcissique, narcissisme de mort qui devient la recherche du néant, de l’abaissement des tensions au niveau zéro, de la mort psychique.

Je tiens à toi, se murmurent les amoureux dans le feu de la rencontre. Puis rapidement ils se posent la question de ce qui les fait tenir ensemble, énigme, convenons-le, qui traverse tout l’espace des sociétés démocratiques.

Plus une société est hiérarchique, aristocratique, religieuse, moins les hommes ont besoin de s’unir pour agir car ils sont, selon l’expression de Tocqueville, « tenus ensemble ». Les liens institués, libérés de la subjectivation du temps, sont par essence éternels.

Comme le souligne Louis Dumont , ce qui caractérise les sociétés individualistes est que les valeurs d’interdépendance sociale sont hiérarchiquement subordonnées aux valeurs de l’indépendance des individus. L’homme se conçoit alors lui-même comme possesseur d’un capital, d’un potentiel, qu’il gère pour en extraire une plus-value de jouissances et de capacités relationnelles.
Il a beau vivre plus vieux, le temps commence alors à lui manquer !

Je n’irais pas comme certains jusqu’à prétendre que la structure psychique de l’homme contemporain « sans gravité » s’est transformée en quelques décennies. Alain Ehrenberg démontre magistralement comment toute une dramaturgie sociale s’est ainsi construite sur le remplacement des valeurs de l’appartenance par celui des valeurs de choix en décrivant à l’envie la désorganisation inédite de la personnalité individuelle, ce qui permet d’articuler le mal commun et le mal individuel. L’autonomie serait devenue destructrice.
L’individu se définirait uniquement par ses choix et l’exhibition de la jouissance lèverait totalement les limites de l’encadrement institutionnel.
Cette nouvelle conception de l’individu souffrant opère à coup sûr un glissement du pathogène au normatif. Le passé malgré son âpreté joue le rôle d’un idéal imaginaire de vie commune dans laquelle les gens savaient où ils étaient et qui ils étaient : les générations s’y succédaient en étant structurées par les conflits, les classes s’y affrontaient clairement et les névroses étaient l’expression nette de ces conflits au sein des individus produisant de beaux et francs symptômes.

Mais les dizaines de Cécile et de Thomas, ni psychotiques ni « border line » auxquels je suis tous les jours confronté et que guettent la régression narcissique et son cortège de dépressions me feraient dire plus volontiers que le couple et la famille d’aujourd’hui baignent dans un contexte de « narcissisation » au sens où comme le souligne Kernberg , « les changements dans la culture contemporaine affectent les modes de relation d’objet ». Ne pas prendre en compte la dimension sociale du narcissisme nous mènerait à ignorer ce qui abonde dans la vie quotidienne : terreur de la dépendance à autrui associé à une angoisse du vide et de la solitude, immense rage réprimée et désirs oraux impétueux et insatisfaits.
Et qui s’associe à des traits caractéristiques de la société contemporaine comme la peur intense de vieillir, la perception différente du temps, la fascination de la célébrité, la peur et l’exaltation de la compétition…

 

BIBLIOGRAPHIE
01 - GREEN André, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Editions de Minuit, 1983,

02 - DUMONT Louis, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, coll. Points essais, rééd. 1991,

03 - EHRENBERG Alain, La Société du malaise, Odile Jacob, 2010,

04 - KERNBERG O, «Narcissisme normal et narcissisme pathologique», Nouvelle revue de psychanalyse, 976, n°13,
Serge HEFEZ
Unité de thérapie familiale Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
Hôpital de la Pitié-Salpêtrière..

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