Sexologos  n° 37

Juillet    2010 

 

Publications


Comorbidités, désopacifier l’écran
 

«Je m’étais délibérément retiré de la sarabande du sexe, et cela, non pas parce que mes pulsions, ni même mes érections auraient faibli de manière significative mais parce que je n’arrivais plus à faire face aux exigences du sexe, à trouver l’esprit, la force, la patience, l’illusion, l’ironie, l’ardeur,l’égoisme, la résistance… ou bien le professionnalisme érotique nécessaires pour vivre avec ses implications déroutantes et contradictoires» Nathan Zuckerman, personnage ayant subi une prostatectomie radicale dans le roman de Philip Roth, la tache (6).

 

A) Préambule.
 
Nous, sexologues, nous sommes habitués à évoquer des complexités liées au psychologique, à l’érotique et au relationnel.
En abordant la prise en charge des complexités de la prescription liées aux comorbidités, «je me situe dans un registre médical.
Autrement dit, pour paraphraser Conrad (1), il s’agit de «définir un problème en termes médicaux, d'utiliser un langage médical pour le décrire, d'adopter un cadre de pensée médical pour le comprendre et d'utiliser des formes d'intervention médicales pour le "traiter"».
Je m’efforcerai d’être clair et accessible car je voudrai que les sexologues qui ne sont pas médecins puissent suivre l’élaboration de cette démarche clinique car, vous le verrez, ils y ont toute leur place.

 

Comorbidité et tableau clinique.
 
Aborder la notion de comorbidité, c’est s’intéresser à l’interdépendance entre diverses maladies. Cette interdépendance est une réflexion très importante en médecine. Elle peut être étudiée dans une population comme le montre Mirko Grmek, avec le concept de «Pathocénose(2)» : il existe un état d'équilibre des maladies à un moment donné de l'histoire et dans une société donnée.

Ainsi la présence et l'importance d'une maladie dépendent de celles des autres maladies. Par exemple, concernant les maladies infectieuses, la vaccination et l’antibiothérapie vont entraîner une diminution des maladies bactériennes au profit de l’émergence de maladies virales comme le SIDA par exemple.

La comorbidité s’intéresse à cette interdépendance chez le même individu. Elle signifie que les difficultés et les symptômes vécus par une même personne représentent des manifestations de deux ou plusieurs maladies. Comprenons : si morbidité signifie en médecine un trouble ou une maladie affectant un domaine de la santé, comorbidité va désigner un autre trouble ou maladie associé qui peut retentir sur son évolution et sa prise en charge.

Le praticien enregistre ainsi plusieurs diagnostics qui vont constituer le tableau clinique.
Ainsi, à côté de la maladie motif de soin qu’on appellera «maladie primaire», vont exister chez le patient différents autres troubles, constituant des facteurs pronostics indépendants dans la prise en charge de cette maladie primaire mais influençant le choix et les modalités thérapeutiques.

 

Comorbidité et dysfontion sexuelle.
 
L’évolution du savoir médical en santé sexuelle a permis de mettre en évidence l’importance de comorbidités dans l’ensemble des prises en charge des pathologies sexuelles (3).
Par exemple, s’agissant d’une dysfonction érectile accompagnée de comorbidités et caractérisée problématique complexe(4) selon les recommandations de l’AIHUS, le choix et les modalités de la prescription sont souvent difficiles.

 

De quelques notions sur la démarche clinique et la prescription en résence de comorbidités.
 
J’illustrerai mon propos par un cas clinique qui me permettra de dégager quelques notions essentielles concernant la démarche clinique. JL. E m’est adressé par une diabétologue pour une DE sévère évoluant depuis 7 ans. Par ailleurs, un diabète a été découvert il y a 7 ans, il a un surpoids, une hypertension artérielle sévère et difficile à équilibrer, une hypercholestérolémie et un syndrome dépressif traité par paroxétine 20 suite à un alcoolisme sevré il y a 5 ans. Au total, on peut ainsi qualifier le tableau clinique : il s’agit d’une DE avec diabète, syndrome métabolique, HTA avec traitement lourd, séquelles d’un alcoolisme avéré, dépression et son traitement.

 

Première notion dégagée:
Le praticien référent
 
C’est l’identité du praticien consulté qui oriente la démarche clinique.
Quand JLE consulte son diabétologue, le diabète est pour lui la «maladie primaire» et la DE est traitée comme une comorbidité.
A contrario, la DE est pour moi la «maladie primaire» et le diabète une comorbidité.

La comorbidité « DE » sera abordée par le diabétologue à travers son expertise (Fig. 1).

 


Deuxième notion dégagée:
Quand l’organicité fait écran
 
On note ici l’importance des comorbidités «organiques» susceptibles de favoriser une DE. Quant à l’anamnèse sexologique du couple, elle se résume à cette réponse du patient : «Tout allait bien avant mon diabète et tout s’est bloqué depuis».

Le diabétologue décide de traiter la «comorbidité» DE.Voici ses propositions thérapeutiques (Fig. 2).



En raison de ces échecs, le diabétologue adresse ce patient au sexologue.

Le patient arrive seul à cette consultation. Il transporte un très gros dossier médical sur lequel il est totalement concentré et il ne parle que de ça.
Après avoir consulté son dossier avec lui, je lui dis que nous allons parler de sa sexualité et de son couple.
Cela va être très difficile. Voici un extrait de ce dialogue : Comment ça va votre sexualité?
«Avant le diabète, tout allait bien mais depuis, tout est fini».
«J’ai envie mais je n’y arrive pas et nous n’essayons même plus».

Et votre couple, comment ça va?
«Bien, sauf que je ne peux plus satisfaire ma femme».

A l’issu de cette première consultation, une réaction traumatique à l’annonce du diabète me semble assez déterminante.
Le mécanisme psychopathologique peut se résumer ainsi. Le patient fait une évaluation cognitive de l'impact actuel ou futur de la maladie : «Je ne peux plus entreprendre, Je suis diminué par ma maladie, Je ne vaux plus rien. Je ne suis plus intéressant pour personne» qui atteint les 2 besoins psychiques fondamentaux de l’humain : le besoin «praxique» et le besoin «phillique».

La DE confirme et renforce ce phénomène :
«Je n’ose plus, Je ne suis plus un homme, Qui voudrait de moi ?». Dès lors, il est facile d’imaginer l’importance de l’anxiété d’échec, l’évitement et le blocage des scripts sexuels rendant très problématique toute efficacité des traitements. Ce n’est donc pas forcément l’importance des comorbidités organiques qui explique les différents échecs thérapeutiques.

 

Troisième notion dégagée :
Les comorbidités ne sont pas qu’organiques
 
Lors de la deuxième consultation, il est possible parler d’autre chose que de son dossier et le dialogue s’enrichit.
Pourquoi votre partenaire n’est pas venue avec vous ?
« Elle est «démobilisée» et ne veux pas que je prenne des traitements pour «ça» Qu’avez-vous dans la tête quand vous êtes en situation sexuelle ?
«Le fait que je n’y arrive pas».
Y a t-il des «câlins» entre vous ?
«Ma femme ne me fait plus rien»
Vous arrive-t-il d’avoir des orgasmes ?
«Non, même pas tout seul»
Nous faisons ici le diagnostic de deux comorbidités supplémentaires :
- la partenaire est non demandeuse de relations sexuelles, non participante à la prise en charge et hostile à la démarche thérapeutique ;
- anorgasmie favorisée par la prise de «Paroxétine© ».
Le tableau clinique s’enrichit : il s’agit d’une DE avec diabète, syndrome métabolique, HTA avec traitement lourd séquelles d’un alcoolisme avéré, dépression et son traitement, mésentente sexuelle et relationnelle dans le couple, anorgasmie iatrogène.

 

Quatrième notion dégagée :
La nécessité d’un praticien formé au travail de couple
 
La première proposition thérapeutique est de voir la partenaire.

L’échec des différents traitements facilitateurs prescrits précédemment ne peut être reconnu tant que les conditions d’une excitation n’ont pas été rétablies.

Quant aux auto IIC, le patient ne les a en fait jamais réalisé.

La place du thérapeute formé au travail avec le couple (qu’il soit médecin ou non) est ici indispensable pour prendre en charge la comorbidité « sexologique ».

 

Cinquième notion dégagée :
 La durée de la prescription liée aux comorbidités organiques
 
La présence d’un Diabète, d’un Syndrome métabolique et d’une Hypertension artérielle va justifier la prescription d’une aide pharmacologique à l’érection d’autant que le bilan doppler confirme une atteinte endothéliale. Le sens du traitement est ici la fragilisation de la fonction érectile. La durée du traitement doit être explicitée au patient. Sous réserve d’une modification du tableau clinique, le traitement va s’imposer ici sur le long terme.

 

Sixième notion dégagée :
La notion de traitement correctif
 
L’intrication entre prise de médicaments et co-morbidités rend difficile l’interprétation de la iatrogénie (Franzen et al. 2001), c'est-à-dire l’effet délétère des médicaments.

Dans l’HTA, les traitements sont souvent incriminés par les patients dans la genèse ou l’entretien de la DE. Même si l’étude TOMHS (Grimm et al. 1997), concluait à la faible incidence des traitements antihypertenseurs sur la DE, il peut être logique de proposer la prise d’un IPDE5 en traitement correctif plutôt que de déséquilibrer le traitement antihypertenseur ou de casser l’observance.

La dépression et son traitement retentissent aussi sur la sexualité du patient. Dans le traitement de la dépression, les IRS sont incriminés dans la DE et pour leurs effets sur la libido et l’orgasme (5). Dans ce cas précis, Il y a nécessité selon le psychiatre à poursuivre le traitement anti-dépresseur et, compte tenu de l’absence d’hypoandrogénie et de la présence d’une Hypertrophie Bénigne de la Prostate peu symptomatique, l’hypothèse d’un effet secondaire iatrogène du traitement antidépresseur peut être retenu s’agissant de l’anorgasmie. L’IPDE5 peut ici aussi être utilisé comme « correctif » du traitement anti dépresseur si ce dernier peut être incriminé dans la DE. Pour l’effet sur l’orgasme, pas de traitement correctif, mais une éventuelle substitution par Stablon© ou Norcet©.

 

Conclusion    
Une richesse / Une démarche clinique systématique 
 
La mise en évidence des comorbidités dans la prise en charge des pathologies sexuelles est une richesse permettant d’architecturer le tableau clinique, de légitimer un travail en réseau afin de dégager la stratégie thérapeutique la mieux adaptée.

La démarche clinique, aussi complexifiée soit-elle par la gestion des comorbidités, doit intégrer l’ensemble des dimensions de la sexualité du patient, de la partenaire et du couple – c'est-à-dire être systématique.

Mais, le risque est de voir cet écran « comorbide » opacifier la démarche clinique, la rendre aveugle à la demande initiale du patient et lui faire perdre de vue son objectif : permettre une vie sexuelle satisfaisante.

 

Références
 
1 - Conrad, P. (1992). Medicalization and social control. Annual Review of Sociology,18, 209-232..
 
2 - Mirko Grmek Histoire de la pensée médicale en Occident (Le Seuil, 1995-1999)..
 
3 -Franzen, D., A. Metha, N. Seifert, M. Braun and H. W. Hopp (2001). "Effects of betablockers on sexual performance in men with coronary heart disease. A prospective, randomized and double blinded study."Int J Impot Res 13(6): 348-51..
 
4 - Grimm, R. H., Jr., G. A. Grandits, R. J. Prineas, R. H. McDonald, C. E. Lewis, J. M. Flack, et al. (1997). "Long-term effects on sexual function of five antihypertensive drugs and nutritional hygienic treatment in hypertensive men and women. Treatment of Mild Hypertension Study (TOMHS)." Hypertension 29(1 Pt 1): 8-14..
 
5 - Montejo, A. L., G. Llorca, J. A. Izquierdo and F. Rico-Villademoros (2001). "Incidence of sexual dysfunction associated with antidepressant agents: a prospective multicenter study of 1022 outpatients. Spanish Working Group for the Study of Psychotropic-Related Sexual Dysfunction." J Clin Psychiatry 62 Suppl 3: 10-21..
 
6 -Philip Roth, La Tache 2002 eds Gallimard.
 
 
La Tache ( The Human Stain ) est un roman américain de Philip Roth publié en 2000 aux États-Unis et paru en français le 4 septembre 2002 aux éditions Gallimard et ayant reçu la même année le prix Médicis étranger.
Mots clés :
 
comorbidités,
tableau clinique,
traitement correctif,
demande du patient,
satisfaction sexuelle.
Juin 2010, Dr André Corman

Retour