Sexologos  n° 36

Avril     2010 

 

Publications


La haine dans le couple


 

Introduction
 
Il faut souligner d’entrée de jeu que, contrairement à la poussée agressive momentanée ou à la colère même violente, la haine est un état affectif durable voire apparemment indépassable qui lie un sujet à son objet.
Et tous les thérapeutes savent bien que dans certains couples la haine constitue un ciment bien plus solide que l’amour.
Lorsque cette situation fait l’objet d’une demande de prise en charge, elle se présente plus ou moins masquée sous le ressentiment et la plainte, voire l’accusation portée contre l’autre mais sans aucune possibilité d’un recul qui conduirait à la seule conséquence possible soit la séparation.
Aussi le thérapeute n’est-il pas sollicité comme celui qui va permettre de comprendre et de se comprendre mais comme un allié qui devrait se ranger sous la bannière du plaignant.
Vous l’aurez compris, selon moi, la haine est une passion durable et pas seulement un sentiment passager tel qu’il peut pousser à vouloir du mal à quelqu’un ou à se réjouir de celui qui lui arrive.
 
J’évoquerai les points suivants :
1 La haine causée par l’amour : la jalousie
2 L’amour de la haine
3 L’identification pathologique au couple et la carence narcissique.

 

La haine causée par l’amour : la jalousie
 
Pour Freud («Pulsions et destins des pulsions», 1915) existe une haine originaire chez le bébé qui vise le monde extérieur qui apporte les excitations et qui est ressenti comme étranger et non maîtrisable. Aussi va t’il jusqu’à dire que la haine, en tant que relation à l’objet, serait plus ancienne que l’amour qui ne s’établirait qu’ultérieurement.
Haïr procéderait donc d’une tentative pour conserver l’illusion de la toute puissance autarcique.
Mais qu’est ce qui la fait réapparaître chez l’adulte jusqu’à la destruction de l’autre ?
La haine liée à l’autoconservation peut exister dans la réaction de rejet d’un sujet lorsqu’il s’estime à tort ou à raison envahi - et donc possiblement détruit - par un autre.
Pourquoi une telle crainte? Elle fait suite le plus souvent à une incapacité primaire à entrer en contact avec l’autre autrement qu’en se donnant tout entier quitte à le regretter après.
Mais alors, plus que de haine, on parlera d’une angoisse de se perdre dans un lien fusionnel aussi désiré que redouté.
Le sujet ne manifestera pas une haine active mais plutôt un besoin de fuir ou à l’inverse une sollicitude exagérée propre à étouffer l’autre en prenant les devants auquel cas c’est celui-ci qui prendra la fuite. Dans la haine à l’inverse il est très difficile voire impossible de fuir.
La haine reproche à l’autre de faire défaut alors même qu’il est reconnu comme indispensable. Je prendrai l’exemple de la jalousie pathologique.
Le jaloux reproche à l’autre de rompre le contrat d’unicité du couple, d’attaquer la complétude narcissique qu’il constitue et dans laquelle chacun pouvait se mirer et s’auto-définir.
La jalousie est normale mais en revanche il est pathologique de s’y accrocher une fois que la rupture est connue.
Pour le jaloux devenu alors réservoir de haine, plus que d’amour, il s’agit de revendiquer la possession de l’autre. Et de fait, fantasmatiquement, il ne fait qu’un avec lui, si bien que les scènes imaginées ont nécessairement un caractère très érotique pour le jaloux qui littéralement «s’y voit» et occupe tous les rôles à la fois comme dans les fantasmes masturbatoires de l’hystérique.
Il se montre avide de savoir, guette les indices et interprète les paroles anodines, et on pourrait s’étonner qu’il prenne tant d’ardeur à se renseigner sur son infortune supposée si la jouissance que celle-ci lui cause n’était pas tellement évidente.
Loin de chasser l’infidèle, il (ou elle) s’y accrochent avec furie. Le contrôle est permanent et si pendant un temps, l’autre croit naïvement pouvoir se montrer rassurant en évitant les conversations avec des étrangers, en sortant le moins possible et en adoptant des manières et un habillement aussi neutres que possibles, c’est en vain.
Les enfants, s’il y en a, sont utilisés comme moyen de surveillance voire interrogés et pris à partie comme alliés possibles quand ils ne sont pas soupçonnés d’être des complices.
Parfois, c’est leur légitimité qui est mise en doute et ils peuvent alors être à leur tour persécutés voire froidement assassinés comme d’infâmes témoignages des turpitudes de l’épouse dont le jaloux se venge en même temps.
Le délire de jalousie est proche du délire de persécution dont il peut aussi préparer l’éclosion.
Ce qui lui est particulier tient dans la vraisemblance de ses affirmations.
Si le conjoint est fatigué, c’est la preuve qu’il vient de faire l’amour comme un fou avec une autre.
S’il a l’air gai, c’est parce qu’il pense à l’autre. S’il prononce le nom de la maîtresse supposée dans la conversation, le timbre de sa voix est révélateur de son émoi et sinon, c’est qu’il s’exerce à le dire avec une feinte indifférence pour ne pas éveiller l’attention, s’il cesse d’en parler, c’est parce qu’il a peur de se trahir...
A l’égard de l’amant(e) imaginaire, les persécutions pleuvent.
Le tableau peut aussi prendre une ampleur beaucoup plus vaste car les rivaux (ou les rivales) potentiels connus du jaloux et se disant éventuellement ses amis, lui donnent l’occasion de monter des scénarios sans fin pour surprendre les signes d’intelligence entre les coupables.
Voisins, famille et collègues de travail sont happés dans ce processus, tenus d’écouter, soupçonnés d’être complices voire directement impliqués et cette toile d’araignée en vient progressivement à s’étendre en réseau à tout ce qui entoure le sujet.
Une surveillance voyeuriste de l’intimité physique du conjoint, de son linge et bien sûr de toute sa correspondance, postale, internet, téléphonique, est mise en place.
 
Un cran de plus et des violences, parfois mortelles, sont exercées pour obtenir des aveux.
La dimension persécutive comme la certitude de savoir sont claires car, le jaloux ne soupçonne pas il sait que l’autre est infidèle.
Il ne lui manque que de le prouver et de confondre les conjurés, ce dont on l’empêche en cherchant à l’abuser de toutes les manières.
De même la vanité est assez évidente lorsque le jaloux clame être le seul légitime propriétaire de cet inestimable mais détestable joyau. Aussi l’objet est-il dans ce cas aussi aimé que haï.
Il est même porté à une dimension hyperbolique qui est soi pathologique dans la mesure où le jaloux n’imagine pas une seconde qu’il ne puisse éveiller chez l’autre une extrême excitation sexuelle.
Lorsque les conditions culturelles n’impliquent pas la certitude que la mise en présence d’un homme et d’une femme génère nécessairement la présence d’un troisième qui est Satan ou le désir, il faut s’interroger sur cette hypersexualisation que manifeste la jalousie morbide.
Certes la dimension homosexuelle est concernée dans cette affaire mais on peut aussi penser que le jaloux est  ellement identifié à l’objet qu’il croit infidèle que la surestimation des charmes de celui-ci porte en fait sur lui-même qui se représente ainsi comme irrésistible.
Le conjoint le plus banal, le couple le plus ordinaire et le moins troublant deviennent ainsi les personnages d’un roman, en espérant que la croyance en la réalité de ses fantasmes n’entraîne pas le jaloux à en faire un fait divers.

 

L’amour par la haine
 
Dans la jalousie il s’agit d’une haine portée à l’encontre d’un autre qui non seulement est venu prendre la place de celui ou celle qui n’est plus aimé mais aussi qui a transformé l’infidèle en un autre impossible à reconnaître.
La haine peut alors viser ce nouveau personnage sans détruire pour autant l’amour pour celui qu’il a été.
Qui plus est, c’est en toute bonne conscience que le délaissé va s’efforcer de le persuader de ses errements en utilisant s’il le faut la violence.
La haine a pris la place de l’amour mais pour celui qui la vit elle la prolonge sans fin puisque la fin serait en réalité le rétablissement du statu quo ante.
La séparation est impensable parce qu’il faut précisément parvenir à ce but.
De ce fait, le conjoint haï devient nécessaire au point qu’il ne s’agit en aucun cas de s’en débarrasser mais de le conserver très précieusement afin de détruire cette mauvaise part de lui-même.
Toutefois, la présence d’un troisième dans le couple venant générer de la jalousie n’est pas indispensable pour que naisse de la haine.
Il suffit pour cela que la relation se soit construite sur un mode idéalisé qui va provoquer une déception lorsque le support de l’idéalisation se montrera insuffisant voire carrément en défaut.
Il fallait deux personnes pour faire ce «Un» magnifique où se reconnaissait le sujet mais si l’une des deux est défaillante, l’autre se retrouve par terre en même temps !
Cette situation est celle que l’on peut trouver tout aussi bien dans le couple mère/enfant lorsque la mère (plus rarement le père) reproche à l’enfant de ne plus être l’objet idéal et complémentaire qu’il avait été auparavant.
On peut aussi la retrouver dans des relations de travail et j’ai donné un exemple d’un meurtre causé précisément par ce type de déception.
Fabrice Brudère arrivait dans un cabinet déjà constitué où Debrut avait précédemment été associé avec un praticien plus âgé parti à la retraite. Il allait occuper une place de plus en plus évidente, fort de sa compétence universitaire, ouvert et accueillant pour la clientèle.
Debrut apparait comme un notable, membre d'un club mondain international, militaire de réserve, appartenant à un autre monde que Brudère malgré leur profession commune. On peut penser qu’il trouvait quelques avantages à s'attacher un collaborateur dynamique qui avait été un étudiant brillant et que ce dernier, de son côté, espérait étayer sur l'installation acquise de son confrère les bases d'une réalisation professionnelle rapide et fructueuse.
Mais, bien loin d'être reconnu et apprécié comme la "locomotive" du cabinet, Brudère apparait rapidement à Debrut  comme un gêneur qui veut tout bousculer au nom du modernisme, un jeune loup aux dents longues, séducteur à l'égard de la clientèle, dispendieux dans la gestion des dépenses communes du cabinet. Passé le temps de l'illusion d'un renouvellement par la complémentarité, ces deux personnalités si opposées se retrouvent dans le conflit et l'incommunicabilité. Debrut va camper sur ses positions de propriétaire qu'il n'est plus et opposer un silence vexatoire aux protestations véhémentes de son associé.
On peut supposer que l'un et l'autre ont souffert du caractère mesquin de leur relation et qu'ils en avaient attendu tout autre chose. Or ce terme "mesquin" utilisé par le Conseil de l'Ordre pour refuser de s'engager dans ce conflit demande quelque réflexion.
Le "mesquin" désigne le "petit", le peu d'enjeu concret d'un conflit. Mais le "petit" connote aussi le niveau du conflit qui se voit ramené à l'infantile et plus précisément à la querelle fraternelle.
Or, l’espace fraternel est le lieu contradictoire de l'indivision et de la répartition-partage, situation plus ou moins conflictuelle suivant les cas et qui se prolonge souvent à bas bruit à l’âge adulte. Debrut et Brudère semblent s'être retrouvés dans une alliance aîné/cadet assez classique. L'aîné, ancien cadet dans la précédente association, et de fait fort respectueux des avis de son père réel si on en croit un témoignage d'un de ses proches, pouvait penser être légitimement parvenu à une situation incontestable. Le cadet, quant à lui n'avait pas vocation à demeurer dans une place de second mais ne semble pas pourtant avoir pu occuper directement une place indépendante ou s'associer par exemple avec son épouse ou avec un praticien de son âge.
Si Debrut avait reculé longuement devant la dissociation pouvant craindre que Brudère, mieux aimé de la clientèle e l'entraîne à sa suite et ne consacre son échec à faire reconnaître son autorité, en revanche, on peut supposer que, pour Brudère, l'attente d'une reconnaissance et sinon d'une aide du moins d'un relatif effacement à son profit constituait un enjeu identificatoire massif. L'étudiant modèle qu'il avait été et la sympathie qu'il s'entendait à provoquer à son endroit montre quelle quête d'amour et de considération était la sienne. Debrut avec son caractère refermé, distant, timide, et sa position sociale représentait pour lui probablement le symbole même du bastion à conquérir. En refusant de le reconnaître, Debrut acculait Brudère à le considérer simultanément comme nécessaire et destructeur.
Il est clair, du point de vue psychanalytique que le lien qui rivait l’un à l’autre les deux associés était de nature passionnel, chacun attendant en vain de l’autre dans une relation spéculaire mortifère qu’il le reconnaisse. La dimension affective vive marque bien le lien homosexuel inconscient de cette relation œdipienne.
Dans un des interrogatoires, Brudère dira que le revolver : "c'était pour équilibrer le
rapport de forces" et qu'il avait fréquemment peur d'avoir le dessous voire, d'être tué lui même dans une lutte "à poings nus" avec Debrut. Sa crainte allait encore plus loin et explique le soin qu'il mit à exécuter sa victime de quatre coups de feu consécutifs  ont le coup de grâce tiré presque à bout portant. Il dira en effet avoir eu le sentiment à ce moment là que sa victime était immortelle ("je l'ai vu pas mort") ou que, tel Raspoutine, il pouvait se relever comme un mort-vivant. Lors du procès, il dira s'être imaginé qu'il n'avait fait que blesser Debrut et que celui-ci se retrouvait à l'hôpital où on lui apportait des fleurs tandis que lui, Brudère était en prison, condamné à lui verser une pension d'invalidité.
Cette idéalisation de l'oppresseur allait jusqu'à lui faire penser que la violence de ce dernier devait être contagieuse jusque et y compris à contaminer ses propres fils.
L'humiliation pour un homme n'est peut-être jamais plus dure à supporter que lorsqu'elle le désavoue face à ses fils, vis-à-vis desquels il se doit d'occuper cette place idéale que son propre père avait jadis occupée pour lui. Brudère racontera avoir eu la conviction que s'il devait raconter à ses enfants la défaite qu'il avait subie en quittant le cabinet et en allant s'exiler dans une autre ville en abandonnant le terrain à son rival, "la vérité en ferait, soit des anarchistes soit des Debrut", le confrère devenant alors un symbole du pouvoir en général.
On voit dans ce cas comment le couple professionnel peut connaître les mêmes passions que le couple conjugal, voire impliquer là aussi les enfants.
La caractéristique est l’incapacité de se séparer parce que l’unité narcissique qui repose sur le couple serait alors détruite. Il est question ici de continuer à savoir qui l’on est. Toute autre est la jouissance sadomasochiste de la haine dont je vais dire un mot maintenant.

 

La jouissance de la haine
 
Dans ce cas la haine n’est pas le produit de la pulsion d’autoconservation et ou d’un narcissisme qui se vivrait comme menacé par la prise d’indépendance de l’autre du couple.
Il s’agit d’une haine sadique qui trouve plaisir à la souffrance imposée à l’autre. C’est donc par le versant pervers que je terminerai ce parcours de la haine dans le couple.
On sait que le plaisir sadique s’étaye au début de la vie du sujet sur la maîtrise voire l’anéantissement de l’objet. Avec l’introduction de la notion de pulsion de mort, Freud fera l’hypothèse que le sadisme est issu de la pulsion de destruction originairement tournée vers le Moi et ici défléchie sur les objets extérieurs pour protéger le Moi de son masochisme primaire et de l’autodestruction.
On rejoint ici la question du narcissisme tel qu’il s’incarne dans le couple.
C’est précisément parce que chacun des conjoints s’auto-définit narcissiquement à partir du couple qu’il peut sans relâche et sans pitié - voire en y trouvant du plaisir- s’efforcer de détruire en l’autre tout ce qu’il peut se reprocher à lui-même. Cette mauvaise partie de lui-même.
Contrairement à la haine primaire où il était reproché à l’autre - pourtant indispensable - de faire défaut, dans ce cas  au contraire il est dénoncé comme hyperprésent, envahissant voire fécalisé car il lui est souvent reproché de sentir mauvais.
Le conjoint a recueilli toutes les projections de la haine de soi.
J’ai souvent été frappée pour ma part de voir combien certains couples très solides illustrent cette approche théorique.
Le temps me manque pour le détailler mais je vous renvoie à deux films : l’un de Pierre Granier-Deferre «Le Chat» avec Jean Gabin et Simone Signoret qui incarnent la haine destructrice dans un couple alcoolique et l’autre de Sacha Guitry, «La Poison».
Dans les deux cas l’époux ou l’épouse sont nécessaires comme réceptacle de tous les auto-reproches inconscients du sujet.
La destruction de l’autre est méthodique ou tente de l’être.
La prise en charge d’une telle situation est difficile car la pathologie du sujet fonctionne sur un mode mélancolique et la destruction de l’autre vise un objet internalisé et haï.

 

Conclusion
 
La haine dans le couple peut donc répondre à des configurations psychopathologiques variées selon qu’elle correspond à l’angoisse de se fondre dans le couple ou au contraire à l’incapacité de se penser en dehors de celui-ci.
Elle peut aussi adopter une modalité perverse derrière laquelle se cache un vécu mélancolique.
Enfin, le couple conjugal n’est qu’un exemple parmi d’autres, la définition du couple dans sa forme pathogène étant liée à l’impossibilité de le dissoudre.
C’est de cette impossibilité que naît la haine.

 

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