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1res Assises Françaises de Sexologie
et de Santé Sexuelle

 

Session de travail

QUEST CE QUE LE COUPLE ?

 

DU DÉSIR ET DE L’ÉROTISME
Par Jacques Waynberg



Dans le prolongement immédiat de ce qui vient d’être dit, il est temps de parler de l’érotisme. Nous venons d’observer le vécu des couples sur le plan de la santé publique puis de leur économie domestique mais, qu’est-ce qu’un couple, et de surcroît un couple sexué ?
Ce duo mythique est fondé depuis la nuit des temps sur une trilogie : le corps de chair, le corps social, et le corps érogène. Dès lors, dans sa quête de savoir, le sexologue ne risque-t-il pas d’éprouver des difficultés d’investigations d’un univers nébuleux, peuplé de fictions et de cachotteries ? En effet ce qui rend humain ce besoin fusionnel «premier», biologiquement programmé, c’est la possibilité qu’il détient de désobéir précisément à son déterminisme annoncé. Aucun autre primate n’accède à ce niveau de libre arbitre vis-à-vis des lois de l’hérédité. Chez l’homme néanmoins, cet affranchissement n’est pas totalement improvisé, il résulte d’acquisitions intellectuelles et de représentations inscrites dans un savoir vivre collectif. Dire de sa sexualité, du vécu d’un couple, qu’ils sont l’expression des libertés individuelles entretient un malentendu: hommes et femmes sont placés sous la curatelle renforcée du groupe social. Dès lors, que reste-t-il véritablement «à soi» de ces rituels ? Le secret, le silence, l’anonymat, les ténèbres de l’inconscient ? L’iceberg est la métaphore idéale des joies et des drames de la vie sexuelle des couples, avec sa partie émergée politiquement correcte, et sa part invisible à l’oeil nu, mystérieuse et indicible.
Finalement, toute la question est de savoir si le sexologue est en mesure ou non d’explorer la totalité vécue et fantasmée par les couples, capable de reconstituer le puzzle de leur passé, de leur présent et bien sûr, de leur avenir sentimental et sexuel.

Le désir est un rébus invisible à l’œil d’autrui, un langage codé qui ne livre que des bribes d’informations, notamment celles qui relèvent de la bonne conduite des organes mais, sur le fond, les émotions que partagent deux êtres qui s’aiment ou se détestent n’appartiennent qu’à eux… et encore, faut-il qu’ils en prennent conscience, qu’ils aient appris à les nommer, à les personnifier. Comprendre, analyser, comparer, verbaliser, autant d’étapes dans l’expression des motivations (ou de leurs entraves) qui dépendent des aptitudes et, il faut bien le reconnaître, de la situation économique et intellectuelle des partenaires. Dès lors, en clinique, l’unité de mesure qu’est le concept désir est un piège. Nous pourrions céder au lyrisme en disant que le désir et l’érotisme sont les tombeaux des sexologues, confrontés qu’ils sont à des obstacles sémiologiques considérables. De quoi parlons ? De ce qui est repérable et énoncé dans les comportements, ou des enjeux industriels et pharmacologiques bientôt déployés dans le prolongement des formidables progrès des neurosciences ?
Bientôt, devrons-nous être intimidés et jaloux des prochaines «pilules du désir»?
Tous pourtant, avec des outils et des arrières pensées divergents, luttons contre le caractère biodégradable de l’amour, que ce soit à propos du corps… ou de l’esprit. Tenter de sauvegarder, avec plus ou moins de succès, le bon fonctionnement des organes ne couronne pas cette ambition: la sexologie ne peut pas se cantonner à une approche «vétérinaire» des innombrables questions liées au sexe. La sexologie est aussi une anthropologie. Mais comment concilier des concepts théoriques et des formulations étrangers les uns des autres ? Parler d’érotisme, replacer l’expression dans son contexte d’humanité tangible, heureuse ou souffrante, cela implique de faire appel à un savoir autant littéraire qu’esthétique, théologique que politique. Bref, vous en convenez, l’intimité des couples contient mais dépasse largement la médicalisation des fluctuations en tous sens du «désir». Rapprocher, mutualiser les savoirs est certes un objectif incontournable. Je voudrais montrer pourquoi une telle collégialité est utopique. La sexualité humaine est fondée sur la fonction érotique dont trois verbes résument l’exercice universel : être, avoir et prier.

Être désirant, c’est la quête d’une identité, si nous désirons, nous existons, les racines indo-européennes du verbe être signifient à la fois exister et devenir. Donc, jouir du désir de jouir c’est être dans un mouvement perpétuel, dans un incessant devenir de désir…
D’un désir de plaisir certes, mais aussi d’échanges affectifs et de relation de pouvoir, d’identité. Quand on demande à des patients s’ils se désirent on leur demande en quelque sorte s’ils existent. A ce stade de l’interrogatoire intimiste les questions clefs deviennent : «Qu’est-ce qui vous fait homme?» «Qu’est-ce qui vous fait femme?», «Qu’est-ce qu’être masculin?» «Qu’est-ce qui vous rend féminine?»
Questionnement essentiel, puisque le désir érotique est le porte-parole de l’identité, comme si l’émergence de l’individu dans le couple marquait la trouée entre le moi et le soi, le passage entre la subjectivité et l’altérité amoureuse… Les divers niveaux d’errance du désir sont donc autant de nuances d’expressions de l’ego, mises en participation plus ou moins équitable avec un dispositif parallèle mis en jeu par l’alter. Les couples en panne de motivations érotiques nourrissent une douleur «existentielle», que la réparation opératoire ne va pas consoler tant que culpabilité et refoulement n’ont pas été analysés dans leurs effets délétères sur les moyens de résistances des individus à l’anonymat.

Avoir du désir l’un pour l’autre c’est, autrement dit : «Qu’avons-nous à désirer pour nous-mêmes?», et de là, les questions-clefs appelant à déchiffrer l’organisation ritualisée du couple, deviennent : «Comment vous aimez vous?», «Qu’avez-vous à vivre en vous pour vous, avant d’être aimés des autres et avant d’aimer les autres?». Nous retrouvons le brillant développement de Jean-Gérard Lemaire concernant la question sentimentale: «L’amour pour quoi faire?». L’amour est une invention humaine — bien que nombre d’animaux singent nos mimiques — parce que l’attachement amoureux nous porte de l’être à l’avoir : être amoureux c’est avoir des sentiments pour un «objet», sujet d’une ardeur de sympathie, au sens fort du terme, mais de multiples façons.
Platonique, passionné, charnel, ou intéressé, l’amour désoriente le sexologue, qui engage rarement le dialogue dans le labyrinthe de ses élans. Il ne faut pas en faire l’économie car l’amour a certes une face lyrique, voire libertine, mais il est surtout en coulisse un des metteurs en scène de désir. Avoir du désir, c’est finalement s’aimer soi même, à savoir, annuler le dégoût que l’on s’inspire. Eprouver du désir pour autrui n’est plausible qu’après avoir contourné l’obstacle du dégoût que tout un chacun nous inspire. Le degré zéro des relations humaines c’est cette méfiance-là qui l’organise, cette agressivité larvée, cette mesure instinctive de sauvegarde de son territoire proche. En occident, la répulsion s’installe en deçà de 65 centimètres de distance entre deux inconnus, dans d’autres sociétés elle sera de 2 m 50: cet écartement tolérable des «bulles» individuelles entre est culturellement définie.
L’amour permet de façon inouïe, parfois soudaine, irrationnelle, de censurer ces mécanismes d’autodéfense, et d’accepter qu’un étranger s’approche et nous touche. Au sein d’un couple stable la notion de désir ne peut donc pas être réductible à l’inventaire des coïts : faire l’amour n’est pas l’emblème du désir, c’est le baiser. Il faut outrepasser vraiment les limites de l’écœurement pour bannir toute copulation pour nombre de couples en crise; les questionner sur la poursuite de leur «vie sexuelle»  va désorienter le diagnostic. A l’inverse, ressentir ne serait-ce qu’un seul dégoût olfactif suffit à se détacher, et à adopter des attitudes d’évitement du baiser : la bouche, plus que les sexes, est la toise de la fonction érotique du couple.

La prière, est bien naturellement le troisième élément dans cette démarche universelle de prise de distance par rapport au pur besoin animal. Dans un certain sens, dire que jouir c’est prier est plus qu’une métaphore, qu’un jeu de mots, c’est rendre compte de la nature «initiatique» du désir fusionnel érotique. La dimension symbolique et esthétique de l’érotisme en garantit la valeur de sublimation. De nouveau, nous retrouvons cette quête du dépassement de soi, ce désir de s’approprier «autrement» l’envie d’un être aimé. A ce stade, la sexualité peut être… chaste, contemplative.
Mais cette quête porte en elle un grave risque, à savoir qu’elle est particulièrement sélective. «Guéris» ou simplement curieux, des couples curieux peuvent être séduits par l’imagerie très tendance, qu’on dit aussi «postmoderne» d’un érotisme concocté façon tantrique aux penchants mystiques. Les dérives ésotériques ne concernent pas la sexologie qui doit ici garder les pieds sur terre. Elargir le champ du possible, voilà le but à viser, face à des candidats qui rêvent de mieux s’aimer. D’aucuns cherchent ailleurs aussi la clé de ce désir de désirs rénovés, dans des expériences sexuelles en marge des normes collectives, des ouvertures vers un monde érotique soit disant libertin… ce n’est pas sans danger non plus, et pas aussi rentable que prévu en terme d’émancipation et de «relance du couple». S’évader des lieux communs afin de ne pas devenir les observateurs d’une relation en train de fossiliser ses rituels ! Mais ces velléités de chef d’œuvre ne sont pas toutes réalistes : que de talent et d’érudition sont à recruter pour sortir du rang! Nombreux sont ceux qui le méritent, mais bien peu parviennent à modifier vraiment le style des scénarios érogènes qu’ils connaissent par cœur. On peut se demander alors à quoi peut servir cette invite du sexologue à promouvoir la promesse d’un érotisme aussi exigeant, aussi peu trivial que possible, aussi élitiste. Ouvrir la voie, désigner une ligne d’horizon, jouer les passeurs de gué, inspirer le goût d’apprendre à mieux jouir… voilà ce qu’est à ce stade l’ambition de cette forme intimiste de coaching. Cette incitation adressée aux couples de «remplir la musette» et de reprendre la route, n’est pas si éloignée qu’il paraît des recommandations les plus consensuelles en sexologie, la seule différence tient ici à l’absence de diagnostic d’organicité et de pronostic hypothéqué par des conflits : même heureux le couple peut apprendre à mieux vivre sa sexualité, mais à sa mesure. C’est là, précisément, que s’exerce le talent pédagogique du sexologue, dans sa capacité à expliquer qu’il n’y a pas de «guérison» en sexologie, que la prise en charge des problèmes ou des goûts de luxe, consiste à les ajuster le plus honnêtement possible aux ressources et au talent de chacun. Par conséquent tout n’est pas permis, tout n’est pas possible. Clore un entretien en invoquant comme ici l’esthétisation de la sexualité n’est pas compréhensible par tous nos interlocuteurs…

En pratique quotidienne, comment aborder une stratégie d’accompagnement du couple qui porte un regard neuf sur tous ces aspects apparemment disparates ? Quel langage et avec quelle garantie d’efficacité afin de déjouer la méfiance, la pudeur, les dissimulations de nos patients ? La question du baiser ne serait elle pas l’unité de mesure idéale ? Emblème d’une représentation disons, savante, de la fonction érotique, le baiser est aussi un passe-partout dans le langage courant pour figurer la rencontre, le désir, la sexualité, la tendresse, voire la beauté de l’amour. Le cinéma hollywoodien est pour beaucoup dans ce formatage de l’imagination populaire : le passage au noir qui clôt en fondu enchaîné la scène du baiser langoureux en dit long sur la suite des évènements…
S’embrasser est le geste majeur qui a symbolisé magnifiquement la sexualité à l’écran, mais on en retrouve les mêmes évocations dans toutes les formes d’expression, de la littérature aux arts graphiques. Par contre, il est capital de montrer que le baiser est absent du vocabulaire pornographique et des conventions de la prostitution?
Argument supplémentaire donc, de la valeur narrative, diagnostique du bouche à bouche : «vous embrassez-vous?», la question est redoutable. J’ai longtemps enseigné qu’elle devait figurer au répertoire d’une sorte de «liste noire» des questions interdites en consultation, parce que trop intrusives, trop menaçantes pour l’équilibre émotionnel des couples en crise. Tout bien pesé, en regard de ce que nous découvrons depuis tout à l’heure des frontières de l’érotisme, je crois que l’évaluation de la place du désir au sein d’un couple, et de son corollaire du dégoût, peut s’appuyer sur le baiser pour en examiner l’incidence au quotidien, mais aussi l’idée plus abstraite qu’il inspire, en termes d’identité et d’épanouissement personnel.
Formidable raccourci que ce dialogue autour du baiser car tout le tissu relationnel des couples y dévoile sa trame.

Jouir, c’est aimer le désir. Point focal de la sexualité, l’orgasme est trop rarement associé à la question du désir.
Etymologiquement pourtant orgasme contient le sens d’ardeur, de passion, se rapproche aussi des notions de débordement, d’excitation, autant de qualités attribuées à la notion de désir ; quant à jouir, ses antécédents latins évoquent aussi les fêtes et les plaisirs extrêmes, même avant que les écrivains ne l’enferment dans l’usage sexuel qu’on lui connaît aujourd’hui. L’expérience clinique l’atteste de son côté : jouissance et désir sont tributaires l’un de l’autre. L’érotisme est le moyen de construire et de consolider ce statu quo entre le choc des organes et le poids de l’imaginaire.

Mais pour le sexologue, l’évaluation du niveau de satiété du besoin de jouir est beaucoup plus inconfortable que l’exploration du dégoût. Le répertoire de questions détournées, affichant une certaine neutralité, empathiques, n’existe pas : il faut se résoudre à appeler un chat un chat et en l’occurrence, de nommer l’orgasme comme principal objet de la sexologie. Or, poussant ce postulat jusqu’au bout, surgit un problème méthodologique de taille, rarement dévoilé : «qui peut parler de la jouissance de l’autre» et comment prendre l’initiative de son évaluation, alors que nous en ignorons toujours jusqu’à l’organisation psychosomatique. Quel thérapeute de surcroît, peut faire l’impasse sur «l’énigme» qu’il pose à ses patients à propos de sa propre capacité à jouir ? Transfert et contre-transfert jouent à la devinette, je dirais même à tombeau ouvert pour les femmes sexologues, dont la connaissance de l’orgasme ne va pas de soi, n’est pas une dot offerte par le statut professionnel…
Comment oser, sans jouir, s’arroger le pouvoir intrusif d’entrer dans la fonction érotique des patients ? Ceci est une boutade fraternelle, en espérant qu’elle me soit pardonnée. Elle indique simplement que la sexologie est plus proche d’un art que d’un artisanat instrumentalisé par les sciences appliquées à la biologie. Finalement, marquer une halte sur une réflexion à propos du désir et de la jouissance, c’est rappeler que l’érotisme nous bouleverse et nous assujettit solidairement, que l’on se dise thérapeutes ou patients. Je pense que cela sera l’essentiel de mes messages de fin de carrière, et je vous en remercie.

 


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