Les
noces infernales d’Eros et du Diable sont une très vieille histoire. Peu
présent dans le judaïsme, le mythe du diable est bien antérieur au
christianisme. Dès le VIe siècle avant J.C. en Mésopotamie, la religion
opposait un dieu des ténèbres au dieu de lumière, mais ce sont les
premières sectes chrétiennes (avec Origène et surtout Mani) qui
instaurèrent le dualisme absolu du Bien et du Mal.
Pour les Pères de l’Eglise jusqu’à Augustin d’Hippone, la diabolisation
du sexuel fut sexualisation du Mal Ce n’est pas un hasard si l’aspect
prêté au Malin s’inspira des divinités grecques, Pan, Silène, et autres
joyeux satyres avec cornes, queue et sabots de bouc. Si pour les Grecs
cette zoanthropie glorifiait la saine animalité, la spontanéité et la
puissance
du désir, le christianisme en s’emparant de leur imager pour représenter
le diable a identifié mais aussi réduit le mal au sexuel Tout ce que le
désir et l’excitation sexuels recèlent d’hostile et de secret sous les
traits de l’amour le plus pur fut prétexte facile à y reconnaître la
trace du diable.
La puissance de la pulsion, aveugle manifestation du « ça », pulsion de
vie et pulsion de mort, l’étonnant surgissement de fantasmes érotiques
incontrôlés, conscients et préconscients, qui semblent imposer au Moi
leurs ordres incompréhensibles placent la sexualité au coeur même du
processus de sa diabolisation.
Le prix de l’hostilité qui déshumanise l’objet du désir pour le rendre
accessible est la culpabilité qui sous-entend la faute, sentiment resté
confus jusqu’à ce que l’Église eût le génie de faire du péché de chair
la clef de voûte de son pouvoir.
La culpabilité inclut
la tentation de l’aveu, spontané (la confession, mais aussi l’analyse)
ou extorqué (l‘exorcisme, la torture).
L’irruption dans le conscient, de la pulsion et de l’imaginaire érotique
perçus comme éléments étrangers au Moi en a favorisé l’assimilation à
une possession diabolique. Il s’ensuivit le long cortège des
possédé(e)s, hommes et femmes, du Moyen Age à la fin du XIXe siècle,
jusqu’à ce que Charcot démasque chez ces démoniaques le visage ambigu de
l’hystérie. Alors le diable se fit ermite : il se médicalisa
«sensualisation du pouvoir et bénéfice de plaisir»
commentait Michel Foucauld. Le mal restait toujours lié au sexe, mais
délaissait parfois l’âme pour le corps : onanisme qui rend sourd ou
folles, maladies génitales comme par hasard attribuées à Vénus plutôt
qu’à Mars, hérédosyphilis accusée de tous les méfaits, perversions
complaisamment décrites par KE qui créa le terme, invention de la
dégénérescence dont le subtil Gaétan de Clérambault lui-même épiait les
signes chez ses érotomanes.
Cependant la
perversion (le diable ?) n’est pas toujours où l’on pense et ne se cache
pas toujours chez celui ou celle arbitrairement accusés d’en être
possédé. Que d’érections honteuses devait dissimuler la tunique des
Inquisiteurs livrant aux flammes leurs troublantes sorcières ! Que
penser dans le célèbre tableau d’André Brouillet, représentant une leçon
à La Salpetrière, de l’index érigé de Charcot et du regard plongeant de
l’assistant sur la gorge dénudée d’une patiente pâmée, quels souvenirs
coupables le Dr Tissot cherchait-il à exorciser en pourchassant les
masturbatrices, quelle fascination exerçait sur KE les déviances dont il
se faisait devoir de dresser l’inventaire exhaustif ?
Presque seul Freud
aborda la sexualité avec un esprit scientifique, dépourvu de préjugés
moraux.
Pour autant le rôle reconnu à l’inconscient n’a jamais vraiment permis
de délivrer le sexuel de la fascination du mal. Si le mal en lui
n’existe pas, Éros est capable de l’inventer pour en jouir. En
témoignent les grands libertins du XVIIIe, Laclos, Restif de la
Bretonne, Sade surtout qui, emprisonné pendant vingt-sept ans, ne tenta
d’évasion que dans son imaginaire «Il est des
moments dangereux, écrivait-il du fond de sa cellule, où le physique
s’embrase aux erreurs du moral», au XIXe Baudelaire, William
Blake certains romantiques méconnus comme Petrus Borel le lycanthrope,
Lautréamont (Les Chants de Maldoror, cette épopée du Mal disait Georges
Bataille ) plus près de nous Proust, Bataille, Genet, Aury, Bourgeade
tant d’autres !
De la même façon que le masochiste prend une revanche inconsciente sur
un bourreau réel ou fantasmé en transmutant sa douleur et son
humiliation en triomphe sexuel, Éros s’est approprié le mal dont on
l’accusait pour en faire une source privilégiée du plaisir Souvenons
nous de l’oxymore poétique d’Alfred Jarry «car
c’est d’avoir mordu dans tout le mal qui vous a fait une bouche si pure».
Ce serait toutefois une erreur de penser que le christianisme est seul
et premier responsable de cette collusion entre le sexe et le mal, entre
le sexe et la peur. Déjà derrière l’apparente ataraxie de la Grèce
antique le mythe de Dionysos en laissait soupçonner la part de mystère
et d’ombre. Dans son très beau livre Le Sexe et l’Effroi, Pascal
Quignard souligne comment «Quand Auguste
réorganisa le monde romain sous la forme de l’empire, l’érotisme joyeux,
anthropomorphe et précis des Grecs se transforma en mélancolie effrayée»,
il ajoute «Il y a dans la jouissance un effroi
devant ce qui fait irruption, devant l’émotion intruse»
Polissonnerie, chansons gaillardes sont réactions de défense
inconscientes devant l’inexprimable inquiétant du sexuel. Le
pornographe, l’obscène en affleurent le tragique
«Le sentiment tragique de la vie, écrivait Nietzsche, croît et
décroît avec la sexualité». Le plaisir, tendu vers son acmé est
fondement de l’être, présence exquise à soi-même, au monde, à l’autre,
expérience ontologique, c’est alors qu’il se lie et se confond avec son
envers passionné, la souffrance . L’effroi, l’angoisse seraient ils
indissociables de l’implosion orgastique, seraient-ils à l’origine de
cette dramatisation occidentale de la sexualité responsable de tant de
dégâts et de tant de chef-d’oeuvres ? Le diable est figure du mal absolu
et le mal absolu est la mort (« Le dernier ennemi le diable qui
s’appelle mort » pensait déjà Origène). Faut-il redouter et rechercher à
la fois, comme Bataille, dans la «petite mort» de l’orgasme le voile un
instant levé sur la néantisation définitive ? N’est-ce pas cette
angoisse tacite qui paralyse tant de femmes au seuil de la jouissance ,
pulsion de mort au sein même de la pulsion de vie quand l’âme n’est plus
que la partie la plus ténue de la corporéité ?
Là naît l’interdit et
sa face visible la transgression. Se créer des interdits est une des
aptitudes spécifiques de l’humain, une de celles qui, comme l’érotisme,
le distinguent de l’animal (ce n’est pas l’érotisme qui est bestial,
mais la seule copulation reproductrice !)
Pourquoi la
transgression de l’interdit réelle ou fantasmée a-t’elle autant
d’attrait et de pouvoir sur l’excitation érotique ? Est-ce revanche
furtive du principe de plaisir sur le principe de réalité ? Toute
puissance retrouvée ? Si la déchirure suppose le tissu, il n’y a tissu
et déchirure que dans le possible. L’interdit est révélation du
possible, de ce qui pour nous n’est pas … ou pas encore, ne sera
peut-être jamais, l’inconnu. Est-ce un hasard si tant de femmes et
d’hommes inconnus peuplent les rêves érotiques ?
L’interdit c’est l’obstacle à l’inconnu en nous, peut-être l’angoisse
transmutée en irrésistible attirance devant la béance de la castration.
La transgression est au-delà du langage qu’elle nie, sans fin
secrètement convoquée, elle est en elle- tragédie, présent qui se
consume, non pas accomplissement, mais prise de risque, funambule qui
danse au-dessus de l’abîme.
Elle n’efface pas l’interdit mais le maintien et le renforce du fait
même dont elle le transgresse Au bout des errances de la nuit il y a
toujours une aurore, après l’orage des corps, l’harmonie apaisée de
l’abandon.
Le désir alchimiste a changé le plomb en or, l’étrange en complice, le
sordide en sublime. Éros alors sèche ses larmes et sourit à l’amour.
Je souhaiterais conclure sur un autre aphorisme de Nietzsche :
«Ce qui est fait par amour l’est toujours au-delà
du bien et du mal».
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