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Publications
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Comment traiter sans
violence les enfants violentés ? |
Quant
à savoir comment traduire les symboles aux enfants,
je dirai qu'en général les enfants ont plus à nous
apprendre dans ce domaine que l'inverse. Les
symboles sont la langue même des enfants, nous
n'avons pas à leur apprendre comment s'en servir. |
S.
Ferenczi, L'adaptation de la famille à l'enfant . |
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Perte de
soi
Il existe une perte d'objet qui est la
plus tragique de toutes : c’est celle de soi-même comme objet de
son estime, de son amour, de sa libido. L’on passe alors de la
libido d’objet à la libido du moi.
C’est la conséquence sinon le but recherché par les auteurs de
violences sexuelles : la mutilation de la chair et de l'âme des
victimes entraîne leur asservissement au trauma dans une
éternité de sa répétition. La victime en effet revit
imaginairement, jour après jour, nuit après nuit, les
traumatismes passés, car l'imaginaire paralysé ne peut que
répéter à l'identique la réalité inimaginable. L’événement
traumatisant se répète inchangé dans ce qui n'est pas le
souvenir du passé mais une réminiscence obligée,
présentification automatique qui s’impose.
Au décours
de violences sexuelles faites à enfants ou adolescents, les deux
réactions habituelles mises en oeuvre peuvent se révéler
insuffisantes voire insatisfaisantes :
1 - Se fixer sur l'événement et "en parler". L'évocation
insistante de l'horreur peut tourner vite à son invocation, la
parole sur l'acte
équivalant presque à l'acte lui-même, réitérant le traumatisme
et perpétuant l’obsession mortifère.
2 - Essayer, illusoirement, d'occulter l'événement, de proscrire
tout ce qui pourrait le rappeler, à la limite faire comme s'il
n'avait jamais eu lieu. On sait que l’ "oubli" est en fait un
refoulement dans l'inconscient, source de souffrance mentale.
Comment
réagir sans tomber dans la compassion émotionnelle, le
psychologisme, ou une réaction limitée à la condamnation des
responsables ? |
L'enfant
arrêté dans son enfance
Avec un enfant, cet être en devenir
permanent, comment peut s'opérer
la constitution progressive de son identité si une expérience de
néantisation l’envahit à jamais ?
Comment, malgré tout, intégrer dans une constitution optimum de
la personne ce qui l’annihile et nie sa temporalité comme si son
identité se résumait désormais à un rôle de victime née de cet
événement ?
Comment faire le deuil de soi-même mort au dynamisme de la vie,
mort à l’estime de soi, dénié, anéanti ? La conception
infantile de la mort est avant tout se figer dans l'immobilité,
c’est ce que l’enfant a éventuellement vu d’animaux morts, c’est
ce qu’il joue quand il la mime pour de rire.
Les
pédophiles, les incestueux, les violeurs l’ont fixé dans
l’immobilité, le maintien dans une injure qui le cloue à
jamais, dans une destruction du vivant, ce devenir permanent, de
la fluidité.
Le traumatisme n'est même pas un mythe fondateur d'origine d’une
autre vie, il est perpétuation de l'acte d’annihilation. Sa
survenue a comme arrêté le temps et l’esprit le reproduit en
boucle de façon quasi hallucinatoire.
Ce qui lui
est arrivé est irreprésentable et il ne peut y effectuer le
travail psychique habituel qui consiste en donner un mouvement
interne imaginaire au réel trop offensant.
Le défi pour
l’enfant ne consiste pas à se (re)construire malgré cela, mais à
se construire sur cela, grâce à une "assimilation" (au sens
digestif du terme), à une métabolisation de la violence subie.
Au total, il
n'y a pas de jeu (au sens physique du terme) entre Sujet et
Objet, la résentation-présentification est permanente. Que faire
alors ?
Comment être
thérapeutique à partir de ce meurtre symbolique opéré par le
bourreau, le violeur, le maltraitant qui a entraîné un état de
non-vie, immobilisation de l’existence dans la répétition du
trauma qui n'est originel que de son évocation à jamais ?
Il est
étonnant de voir des jeunes filles violées qui se culpabilisent
et s'interdisent de nourrir de l’agressivité envers leur
violeur.
C’est la malédiction des adolescentes victimes sexuelles à qui
on attribue toujours, peu ou prou, le désir obscur d’être
violée.
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La création
comme processus de transformation
On dit couramment qu'il faut parler, parler pour libérer (d’où la prolifération des
cellules d’aide urgente psychologique après un trauma grave collectif qui est l’alibi
pour les pouvoirs publics qui se déculpabilisent en n’examinant pas leur responsabilité
dans l’"accident", mais ceci est une autre histoire). J'en suis d'accord pour un
premier temps, mais cela peut s'avérer insuffisant. Il ne s'agit pas de cesser totalement
de parler d’abord en direct des événements (en particulier à la police mais ma
communication ne traitera pas de cet aspect), mais de tenter de créer ensuite, sans
consigne particulière.
Comment symboliser face à la circularité post-traumatique due comme le dit le
psychanalyste René Roussillon à l’impossibilité de se représenter l’objet.
"C’est (…) la transformation du rapport du sujet à la trace mnésique des expériences
antérieures qui rend possible le passage de la présentation hallucinatoire à la
représentation symbolique." (1)
Une réponse peut être fournie par la thérapie créatrice (dite aussi art-thérapie) qui
propose d'exercer comme un muscle l'imagination, cette faculté irremplaçable pour
intégrer, digérer, transformer même toutes les épreuves de la vie, y compris les plus
dures, et les plus obsédantes, cette capacité naturelle de conjurer les peurs et
d'intégrer tout ce qui terrifie. A la condition de ne pas centrer sur ce qui fut subi qui
ne peut se représenter. La création que ce dispositif va déclencher sera forcément
nourrie de ce que l’enfant a vécu, à la condition qu’on ne le lui demande pas
expressément. Cela va lui permettre non seulement d’exorciser les violences subies mais
aussi de construire la dessus: il a été l'objet d'actes ou de spectacles trop violents?
Par le dessin, le , l'invention d'histoires, la production de rythmes, l'expression
corporelle, le travail de la voix, etc... Il va être le sujet, l'auteur
de sa propre invention, transférant ses terreurs dans son oeuvre.
C'est, entre autres, ce que nous ont enseigné deux années de séminaires et colloques que
j’avais organisés de 93 à 95 au Ministère de la Santé en tant que président du Collège
international de psychiatrie infanto-juvénile sur le thème : Conduites à tenir avec des enfants victimes de traumatismes graves dans leur réalité
(2)
Le travail respectueux au même titre qu'avec un grand brûlé, favorisera prudemment
l'expression (sans lui en dicter le contenu) sur des supports variés, dans la distance de
la fiction ou de la forme ludique ou artistique, ce qui est étonnamment plus facile que
prévu. Il n'y a pas à rechercher une transposition trop immédiate qui serait juste de l'expression directe qui, lorsqu'elle
soulage, ne le fait que transitoirement. Des contenus horrifiques ne manqueront pas de venir qui
amorcent un déplacement sur le contenu : personnages terrifiants et menaçants du monstre,
de l'ogre ou de la sorcière, ou bien cataclysmes naturels ; ou sur l’acte de produire :
violence du geste, des couleurs, de l'émission vocale. C’est alors que peu à peu, sans
l’y forcer, l’enfant pourra commencer à créer et à procéder à des transformations du
contenu premier.
Il n'est pas important que l’histoire inventée finisse bien, que les violences figurées
dans le dessin se résolvent, que les musiques s'apaisent, le simple fait pour l’enfant
d'être actif sans risque lui permet de se réintégrer et de manipuler ce qui l'a envahi
dans la réalité en faisant basculer celle-ci dans le symbolique qu'il n'est pas toujours opportun de dévoiler.
La construction formelle l’emporte sur la destruction exposée dans le contenu : Ne
confondons pas l'énoncé comme produit élaboré et l'acte d'énonciation.
Le travail avec lui sur ses productions imaginaires, sans dévoilement de leurs
significations inconscientes ni évocation insistante de la réalité vécue, met en place un
accompagnement de créations dans un parcours symbolique, façon de dépasser les épreuves
endurées.
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Dépasser
l'expérience de pédophilie
Voici un résumé de l'histoire d'un enfant de 10 ans et demi, d'origine cambodgienne.
Il est placé par mesure judiciaire dans un foyer avec ses trois frères cadets à cause
d'une carence d'éducation de parents réputés alcooliques et maltraitants.
On vient de s'apercevoir, parce que son deuxième frère l'a dit, que tous les quatre, et
surtout lui, ont été l'objet d'attouchements et d’actes sexuels de la part d'un oncle de
19 ans pendant une permission de week-end (en fait depuis longtemps)
Le gosse est sidéré. Lorsque je le vois, il est catatonique, et cela me rappelle les
malades adultes que j'ai pu rencontrer à la Salpêtrière dans les années 60. Il est tout à
fait impressionnant par l'étendue de son malheur, de sa douleur, qui entraîne son inhibition massive.
On sait que dans les gestes d’accueil et de bienvenue, on trouve la posture tête penchée
latéralement et le sourire à la bouche. Ce garçon se présente de façon impressionnante
ainsi (peut-être en référence avec des canons culturels de comportement quand on est mis
en présence d’un adulte inconnu), un peu de côté, avec une espèce de sourire stéréotypé,
complètement figé. Il me touche à peine la main du bout des doigts pour me dire bonjour.
On me signale qu’il ne dort pas et qu’il fait d’horribles cauchemars.
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Chocs
Je le reçois avec son éducateur qui me dit devant lui ce qu'il sait qui s'est passé.
C'est ce que j'appelle "le coup du billard" : s'adresser à quelqu'un pour les oreilles
d'un autre, la parole ricoche sur la bande comme une boule de billard. Il est important
que l'enfant sache que je sais (et qu'il sache que je sais qu'il sait que je sais). Je réagis en
l'occurrence en lui signifiant que ce qu'il a vécu est terrible et que je ne
l'interrogerai pas de moi-même à ce propos (beaucoup d'autres l'ont déjà fait) car il est probable que cela est une épreuve
pour lui d'en parler directement.
Je tiendrai mon engagement tout au long du suivi et nous ne parlerons de ce qu’il a
enduré qu’à la fin et sur son initiative.
On me communique les tests passés à l'entrée du foyer avant qu'on apprenne les violences
subies : dessin spontané, W.I.S.C.-R, figure de Rey, T.A.T., Rorschach, test du bonhomme.
L’examen psychologique est motivé alors par le fait qu’il cherche à toucher le sexe de
ses camarades ou de ses frères, qu’il mime des scènes sexuelles sur ces derniers, en
particulier de sodomie et, dit le rapport de l’institution, "se montre tour à tour voyeuriste ou exhibitionniste".
Je ne recopie ici que les traits principaux :
"Au
Rorschach, les thèmes principaux sont
la destruction, l'abandon et la mort, avec pour origine des violences physiques que
l'enfant décrit comme un spectateur impuissant. L'image du corps est sans cesse déformée
et mutilée, avec une confusion des sexes, une confusion entre l'animé et l'inanimé.
"Au
T.A.T., la mort la persécution et l’abandon restent très présents et rendent tout
objet extérieur potentiellement dangereux. Les limites entre dedans et dehors ne sont pas
fiables et la fonction corporelle est "cassée" avec de multiples trous. La reconnaissance de la différence des
sexes est parfois possible mais toujours confuse et instable.
"En conclusion, l'enfant souffre d'une dépression massive de type abandonnique qui touche
la perception de la réalité, avec un syndrome psychotique comme conséquence de cette
impossibilité à mentaliser.
"Sa personnalité est prépsychotique avec un risque de décompensation schizophrénique à
l'adolescence si une psychothérapie n'est pas mise en place au plus vite.
"Il convient donc de proposer à cet enfant une psychothérapie de type psychanalytique
d’une ou deux séances minimum par semaine.
"Compte tenu de la morbidité de l’imago maternelle et de l’hypothèse d’un vécu de sévices
sexuels, il paraît essentiel que cette thérapie soit effectuée par une femme. "
Son institution n’a pas cherché à savoir s’il y avait eu sévices sexuels ni donné suite à
cette indication … que je n’ai moi-même pas respectée, lorsque j’ai rencontré cet enfant
deux années plus tard, car je suis un homme et je ne lui ai pas proposé de cure classique psychanalytique
!
J'apprends en outre, lors de cette première consultation, que la mère est prostrée depuis
qu'elle a vu ses parents massacrés par les Khmers rouges.
D'ailleurs cet enfant interrogé par la police sur ce que son oncle lui a fait subir,
plutôt que de répondre, décrit comme en direct cette scène originelle à laquelle il n'a
bien sûr pas assisté. On pourrait dire en se référant aux travaux de M. Törok et N. Abraham
(3) que le traumatisme a fait resurgir le fantôme.
Une
sœur a marié sa mère sans que son mari sache qu'elle était malade. Elle a été
enceinte de l'enfant à l'âge de 16 ans. Lui et son frère auraient été victimes de
violence d'une tante autre que la "marieuse", sur la mère et sur eux.
On dit que tout petits, elle les a mis dans une poubelle...
C’est l’état de prostration de la mère à l’école même de ses enfants qui
a été jadis (il avait six ans et demi) à l’origine de l’intervention des pompiers à son
école et du placement des enfants chez une assistante maternelle. Quant au père, il est
décrit comme absent.
Devant la démission des parents qui se déchargent sur la nourrice et devant les mimes
sexuels (en particulier de sodomie) de l’enfant que je reçois, qui dort dans le lit de
ses parents ou dans celui de son oncle comme les autres enfants, une officialisation du placement est
demandée, et un signalement au juge effectué.
Cet enfant, avant le foyer, a été placé en nourrice dans une famille dont j'ai appris
ultérieurement qu'elle le battait.
Quant au directeur du foyer dans lequel il se trouve actuellement, il a quelques mois
plus tard été arrêté pour pédophilie qu'il aurait exercée depuis dix-sept années, non pas
sur lui mais sur des enfants plus grands (et la psychologue qui a participé à sa
dénonciation a vu son contrat non renouvelé comme il est usuel pour ceux qui révèlent les
scandales... Les lâches qui ont fermé les yeux prouvent ainsi qu'ils sont plus complices qu'ignorants.)
On dirait que le malheur s'acharne sur cet enfant.
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La phase des
dessins
Au début, l'enfant bourre de manière compulsive ses dessins d'éléments divers, de
personnages sans aucun lien entre eux, tracés au feutre noir, non organisés spatialement,
sans commentaires, ce que je respecte. Il cherche à combler le vide plutôt qu’à obéir à
un thème général, dans un chaos interne massif : pistolets, serpent, petite fille,
couteau, libellule, mouchoir, etc., tout à la même échelle. Sa parole est lente, atone.
Peu à peu les personnages se différencient en mauvais : diables, pitbulls, taureaux ; et
bons : Dieu, Tarzan. Je borne mon intervention à l'inciter à des interactions entre ces
personnages, ce qu'il ne fait pas d'abord. Et puis, la fois suivante il invente des
luttes entre le serpent, le monsieur pour qui il dessine un pistolet pour le tuer, l'eau
du pingouin qui crève de froid et à qui il fait un soleil pour le réchauffer. Le diable
est méchant, il veut tuer le Dieu. Et finalement Dieu gagne.
Il y a toutes sortes d'agressions par personnes interposées, du sang, des meurtres en
série qui mettent en scène de façon métaphorique et sans que luimême ne s'en aperçoive,
les agressions dont il a été l'objet et la revanche qu'il veut avoir par personnages interposés.
Parfois je demande ce qu'on peut faire pour le personnage, prêt à ne pas insister si rien
n'est proposé.
A
aucun moment je ne lui ai dit "tu", sauf à propos de lui comme auteur du dessin, à aucun
moment il ne m'a dit "je", à aucun moment il n'a fait le lien entre ce qu'il m'a décrit
et ses traumatismes.
Mais l'énonciation joue un rôle dans l'histoire : il dessine une cage autour du pitbull
qui agressait l'enfant, il fait lancer des flèches par le Tarzan sur le taureau qui avait
lui-même brisé sa cage mais qui a pu être rattrapé dans un deuxième temps, etc., et les bons ont gagné,
provisoirement.
On a travaillé dans la métaphore tout du long et il ne fallait surtout pas que je fasse
explicitement le rapport avec ce qu'il avait vécu.
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Sorciers et
sorcières
Après quelques inventions, on passe au travail avec des marionnettes à gaine qu'il
manipule derrière un castelet devant une stagiaire psychologue et moi-même dans ma pièce
de consultation.
J’insisterai au passage sur l’intérêt de cette indication : le corps de l’enfant objet d’offenses n’y est pas abordé en direct conformément aux principes de "la stratégie du détour" que j’ai exposée
ailleurs (dans Pour une psychiatrie de
l’ellipse). En revanche il apparaît mais de façon indirecte : si le corps du marionnettiste
est caché, c’est sa voix, son souffle, ses mouvements, son bras qui animent
la marionnette (4). Celle-ci n’existe que grâce à la conjonction du vivant et
de l’inanimé à qui le marionnettiste confère de l’âme, au sens étymologique
du terme animer. Elle permet en outre d’avoir plusieurs positions d’énonciation
: comme patient avant et après la représentation, comme marionnettiste depuis
le castelet, comme personnages en scène,…
Je rapporte ici les extraits essentiels de la scène :
Le roi (à la reine) : Pourquoi tu m'as pas dit que la sorcière était chez nous ?
La reine : Je savais pas
Le roi (au gendarme) : S'il vous plaît, s'il
vous plaît, monsieur le gendarme, on a une sorcière chez nous
Le gendarme : La sorcière est plus forte
que moi
La sorcière (au gendarme) : Ha ! Ha ! Ha ! J'aime bien manger les filles, les garçons
je les tue. Je vais t'embrasser et manger ta bouche
Le gendarme : Non ! Non ! Aidez-moi
(Bagarre entre le gendarme et la sorcière)
La sorcière : Ha ! Ha ! Ha !
(La sorcière le prend par la bouche mais le gendarme la terrasse)
Le gendarme : Je les ai débarrassés de la sorcière
[On pourrait analyser cette scène avec
l'outil sémiotique, ainsi que les autres que je relaterai plus loin, mais ce serait un
peu compliqué. Je soulignerai simplement que jusqu'à ce moment, l'histoire
correspond aux canons du récit : Le roi et la reine personnages traditionnels du
conte s’aperçoivent d’un problème à régler, de l’extérieur dangereux sous la
forme d’une sorcière est entré dans la
maison et la reine dont on peut penser
que c’était son rôle, l’ignorait. Il s’agit de
se débarrasser de cette sorcière et ils missionnent
le gendarme pour vaincre la
sorcière, ce qu'il réussit, bien que doutant
en avoir la pleine capacité. Le héros
a vaincu l'ennemie. Le problème premier
est résolu, le manque est liquidé, le
contrat est rempli. Le roi n'a plus qu'à
reconnaître la performance et le récompenser]
Le roi : Monsieur le gendarme, vous nous
avez débarrassés de la sorcière
Le gendarme : Bien sûr, j'ai eu un peu de
mal
[Le gendarme demande alors au roi
sa récompense, ce qui est inhabituel
mais pardonnable. En revanche, plus
étonnant est l'objet de sa demande]
Le gendarme (au roi) : Vous me donnez
votre femme en cadeau de mariage
[De même la réponse du roi]
Le roi : Oui, c'est pour vous, monsieur le
gendarme
(à la reine) : Marie-Claude, veux-tu épouser
le gendarme ?
La reine : Oui
Le roi : Vous pouvez embrasser la fiancée
[Si l'enfant a respecté les canons du récit,
il l'a subverti par une transgression de
l’inceste. Le roi pour sa part accepte la
proposition, le gendarme embrasse alors
gentiment la reine, ce qui différencie ce
baiser de celui, dévorateur et mortifère,
de la sorcière. Un bébé apparaît alors
sous forme d'un poupon qui fait rapidement
des progrès (ellipse temporelle)
puisqu'il va à l'école. Un jour le père et le
fils rentrent à la maison mais la reine-femme
du gendarme est malade]
Le gendarme : Qu'est-ce qui se passe,
tu es malade ? Tu as chaud à la tête ?
La reine : C'est les pouvoirs de la sorcière
Le gendarme : La sorcière c'est plus personne.
Tu n'es pas ma femme, tu es la
femme d'un roi mais toi tu (ne) veux que
moi car je suis un héros, il (le roi ?) veut
l'épouser mais moi je ne veux pas.
La reine : Moi je veux toi, bravo tu es un
héros.
Dans un conte traditionnel, le héros
épouse la fille du roi qui démissionne, le
héros se met ainsi à la place du roi mais
pas en épousant sa femme ! En outre,
tout ce qu'on croyait vrai est faux : le mariage du roi, la mort
de la sorcière, etc..
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Les identités
trompeuses
Séance
suivante
Personnages
:
C
: Cendrillon ;
A
: Anthony ;
P
: Papa de Cendrillon
A
: Bonjour Mme, Comment vous vous appelez ? Moi je m'appelle
Anthony.
C
: Et moi c'est Cendrillon. Mon père veut pas que tu restes à la
maison parce qu'il dit si tu restes à la maison il y aura des
problèmes.
A
: Comment tu es jolie, tu es bien habillée.
C
: Laisse-moi tranquille sinon j'appelle mon père.
A
: Je veux tout savoir, comment tu vis. Je suis amoureux.
C
: Moi aussi.
A
: Où on joue ? Bon ! Hum ! On va jouer à la maîtresse.
C
: Non c'est moi la maîtresse.
[Remarquer l'ambiguïté du terme]
A
: D'accord, mais on travaille quoi ?
C
: On travaille les maths.
[On assiste ici à une scène de badinage banal avec en outre
l'évocation d'un père interdicteur, ce qui est une amorce du
récit qui repose sur une transgression].
C
: Je veux voir mon père. Je veux voir mon papa car je n'aime pas
rester avec Antony.
L'enfant (derrière le castelet, commente) : Le papa de C. a une
boule de cristal. Il voit tout. Il l'oblige à dire ça. Son père
lui fait dire ça.
C
: Anthony est mal habillé.
A
: Tu me promets si je trouve ton père je resterais.
(Nouvelle intervention de l'enfant) : S'il le trouve, il tombe
amoureux. Antony ne sait pas encore que le Papa est méchant.
C
: Mon père est méchant. Il dit que les hommes ne sont pas mes
frères. Il dit que les hommes ne sont pas mes frères, ce sont
des camarades.
L'enfant : Ils n'ont pas le même sang, c'est son père qui a dit
ça.
P
: Où es-tu, Cendrillon ? Tu es maligne, tu sais que ton père est
méchant.
C
: Mon papa, ne me frappe pas, je te jure je n'ai pas parlé à
quelqu'un.
P
: Je te donne des ordres, va chercher le garçon.
(Affrontement entre le père et sa fille, le Père frappe sa
fille)
C
: Papa je vais appeler Maman.
P
: Va au lit, Cendrillon.
C
: Ne me frappe pas, papa
P
: Je ne suis pas son vrai père. Je suis un sorcier. J'ai tué son
père et j'ai pris son visage. Je veux qu'elle me croie que je
suis son père. Je veux me marier avec elle.
[Se faire passer pour son père pour se marier avec elle
constitue un curieux stratagème et je me permets depuis le
public d'interroger]
Dr Klein : Tu crois qu'un papa peut
se marier avec sa fille ?
(Mais l'enfant passe outre et continue la scène).
A
: Ah ! Bonjour Monsieur.
P
: Qu'est-ce que vous parlez avec ma fille ?
A
: Tu
me donnes ta fiancée.
P
: Je suis le Roi de France et je ne te donnerais jamais ma
fille.
A
: Menteur, menteur. C'est moi qui l'ai vue en premier.
[Argumentation discutable]
P
: Menteur, menteur
A
: Ah ! Je veux voir ma femme. Mon cœur bat
P
: Menteur menteur
(Ils se frappent)
A
: Je veux devenir fort. Dieu aide-moi.
[A possède le savoir sur l’identité véritable du père de
Cendrillon, il a le vouloir de le vaincre, et Dieu, Autorité
Suprême, lui en accorde le pouvoir. Il sera alors totalement
compétent pour accomplir la performance : Et en effet A prend le
père à la gorge et le balance devant le castelet]
A
: (à Cendrillon) Ah ! Ma fiancée !
C
: Je t'aime de tout mon cœur mon cœur qui bat, on va faire des
enfants.
A
: Ce n'est pas ton père. C'est un sorcier qui voulait te tuer.
En vrai il t'a menti [remarquer la formulation] Oh ! Je sais.
J'aime toi et tu dis à personne que j'ai tué quelqu'un. On va se
marier. Je t'aime de mon cœur qui bat.
(Ils s'embrassent)
A
: On va se promener. J'ai trouvé l'oiseau. On va le laisser
voler. C'est beau la vie.
C:
Oh ! Je suis heureuse avec toi.
On voit que le père "marionnettise" sa fille mais lui-même est
un sorcier déguisé, il est "possédé", ce qui pour l'enfant, est
une façon d'innocenter ceux qui commettent des actes criminels.
Mais le dévoilement du mal se paie d'un crime.
S'il y a du mensonge qui devient vrai, il faut qu'il y ait du
vrai (le meurtre du père sorcier par le garçon) qui doive rester
caché...
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Une
marionnette en cache une autre
La
séance suivante, les trois personnages manipulés sont la
sorcière (S),
la mère du chaperon rouge (M),
le chaperon rouge (CR)
C R et S sont en scène.
S
: Ha ! Ha ! Ha ! Pourquoi tu m'as dit que moi je suis une
sorcière ?
CR
: Tu as les dents cassées tu as une tête étrange
La S frappe le CR
CR
: Maman ! Maman !
La M arrive
CR
: J'ai vu une sorcière
M
: Tu as fait des cauchemars, ça t'apprendra de faire des
cauchemars tu es punie ! Au lit ! Ça existe pas. Il y a pas de
sorcière dans la maison [Rappel de la première scène entre le
roi et la reine]
CR
: Si ! C'est vrai !
Le CR s'endort (en fait, l'enfant allonge le guignol sur le bord
du castelet pour pouvoir changer de personnage)
S
: Ça t'apprendra je la rends malade à ta mère
CR
: Laisse ma mère tranquille
S
: Tu ne peux rien sur moi, je suis un esprit
(La S frappe le CR)
S
: Bientôt je te mangerai ta peau
(Le CR se bagarre avec la S et "s'endort")
M
: Chérie, où tu es ?
CR
: Dans la chambre j'ai peur des sorcières
M
: C'est juste un cauchemar [elle continue ses dénégations]
(Le CR, la M et la S sont en scène. Le CR dort)
La
S
(cachée derrière le rideau) : Ah! Ah! Ah !
M
: Ça sent la peau d'un bizarre, d'un extraterrestre, d'une
sorcière
(La S apparaît)
M
: Laisse ma fille tranquille laisse-la dormir, qui a donné la
permission de rentrer chez moi ?, Sorcière pourrie
La S (à la mère) : Je te rends
malade, tue-la
(Cependant que depuis le public – je rappelle que nous sommes
seuls dans la pièce de consultation avec une stagiaire
psychologue qui prend des notes - j'avale ma salive…, l'enfant
commente en voix off :)
La mère tue sa fille.
(Puis il se reprend comme on fait à demi éveillé pour
neutraliser un cauchemar et dit) : Le Chaperon Rouge
crache sur sa mère pour pas qu'elle est malade
M
: Je peux pas la tuer
L'enfant pendant l'action entre M et S dit :
Baston, 2e round [L'humour sert ici d'écran à la violence
précédente]
M
: Bim !
S.
: Ha ! Ha ! Ha !
(La mère gagne)
[A ce point du récit, on peut constater que la mère a tué la
sorcière, ce qui pourrait clore la narration, mais, dit l'enfant
derrière le castelet] : La mère se déguise en sorcière.
(Il enfile alors le guignol de la sorcière par-dessus le guignol
de la mère, passant ainsi à une apparence mensongère. Il
explique) :
Elle veut faire peur à sa fille(5)
Le
CR
: une sorcière, maman, t'es où ?
M déguisée en S : Je suis pas
encore morte ! Ha ! Ha ! Ha !
[Rappel de sa fausse mort de la première scène]
CR
: Maman je te crois pas, je vois ta tête.
Le CR retire alors le guignol de S dont la mère s'était revêtue.
M
: C'était pour rire
CR
: Merci maman on va se promener dans la forêt
M
: Je te crois tout ce que tu dis, les choses que c'est faux en
vrai, c'est vrai
[Remarquez la formulation qui marque l'accession au dévoilement
de la vérité]
M et CR s'embrassent
M
: C'est ma fille qui a raison [C'est elle qui sait mon identité
derrière mon travestissement effroyable]
Mère et fille saluent. La sorcière a disparu. Ici n'est pas le
lieu de faire une analyse sémiotique détaillée de toutes ces
paroles et actions, disons seulement que le chemin de faux au
vrai est long, passant par le mensonger et le caché enfin
dévoilé dans une découverte de la vraie identité d'un
personnage, digne de la fin des romans populaires du XIXe
siècle.
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Suite de la
thérapie
C'est
ainsi que l'enfant a pu faire en sorte que peu à peu les entités
diaboliques soient désignées, dévoilées, anéanties. Dans des
scènes ultérieures, c'est le rêve d'anéantissement de la
sorcière qui la tuera dans la réalité. Ensuite le mal sera
représenté par "un microbe comme monstre c’est le sida" qu'un
personnage transmettra à un autre, le plus souvent par le baiser
: "On m’a embrassé dans bouche", dit une marionnette. Le
responsable est une autre marionnette, un garçon nommé Jor le
Roi des Châteaux, qui avait une dent qui saignait d’où la
contagion. Mais Michaël le Roi des Colonels, frère de Jor,
embrasse la fille qui elle aussi a le sida et le crache, ce qui
la guérit. Cependant, celle-ci veut donner "le bisou de la mort
à Jor". "Pourquoi ? ". "Pour qu’il s’endort". D’autres fois
c’est le père magicien bénéfique qui guérit sa fille. Plus tard
l’enfant inventera dans ses dessins le personnage d’un requin
qui défend les filles et les garçons.
Le
travail avec lui sur ses productions imaginaires, sans
décryptage de leurs significations inconscientes ni évocation
insistante de la réalité vécue, a permis un déplacement sur les
personnages terrifiants des sorciers et amorcé des
transformations imaginaires possibles du contenu premier.
Ce
ne fut que pendant les deux derniers mois de sa thérapie que cet
enfant a pu me parler directement des traumatismes graves qu'il
avait subis, du scotch que l’oncle lui avait mis sur la bouche
pour qu’il ne crie pas, des liens dont il attachait son corps,
etc. (pour d'autres enfants suivis cette phase d’aveu ne fut pas
indispensable).
Il
est totalement sorti de son épreuve dont il a triomphé, aidé par
ses héros successifs comme modèles identificatoires…
Parallèlement
sa mère va mieux elle parle et se lave alors qu’avant elle
restait au lit immobile. Mais les parents ont toujours minimisé,
voire dénié les faits de l'oncle qu'ils ont "couvert".
Il
fait du karaté : "Plus tard, j’aurai les techniques pour
défendre les gens qui se font tuer dans la rue, ceux qui
rackettent et qui violent la femme. Je vais garder un nunchaku,
ça tape fort, ça fait mal. Je tue les pédés et les pédophiles".
Il associe sur les Khmers rouges qui tuent les femmes et les
enfants. Il veut s’occuper des animaux, les soigner, les guérir,
leur donner à manger et "laisser en liberté tous ceux-là qui
sont sauvages".
Ce
n’est pas dépasser l’expérience de pédophilie que ce garçon a
accompli mais la surpasser. "J’ai eu beaucoup de malheurs mais
je m’en sors bien. C’est une vie de violence". |
Surpasser la
pédophilie
Relever
le défi suprême de parvenir à étayer l'édification d'une
personnalité riche sur fond de malheur en métabolisant les
événements traumatiques dans une symbolisation libératoire
d'abord, évolutive ensuite, c'est alors que nous pourrons
prétendre avoir vaincu le mal
en le positivant comme matériau pour la reprise de la
construction optimale de soi-même.
L’enfant
passe du statut d’objet de sévices à celui de sujet d’une œuvre
d’imagination. Les violences sont déplacées dans la production
d’une création personnelle faisant processus de transformation
de la réalité vécue. L’enfant participe ainsi à sa propre
reconstruction sans pour autant rappeler ce qu’il a subi.
L’enfant
objet de traumatismes est condamné à cette mutation alchimique,
si l'on veut qu'il ne soit plus réduit à être le rêve de sa
propre mort (comme l'écrit Bernard Noël, "Nous sommes tous rêvés
par notre mort, en attendant que son réveil nous tue" (6),
si l'on veut qu'il
devienne enfin sujet le plus libre possible de sa destinée vive.
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Références
(1)
R. Roussillon, Le processus de symbolisation et ses étapes, in
B. Chouvier (ed), Matière à symbolisation, CH 1027 Lonay,
Delachaux et Niestlé, 2000
(2) entre autres F. Sironi, exposé dans le cycle organisé par le
CIPIJ, 1994 ; Bourreaux et victimes, psychologie de la torture,
Paris, Odile Jacob, 1999
(3) N. Abraham, M. Törok, L'écorce et le noyau, Paris, Aubier
Montaigne, 1978 ; rééd. Paris,
Flammarion, 1996
(4) Klein J.-P., Darrault-Harris I., Pour une psychiatrie de
l’ellipse ou : Les aventures du sujet en
création, Limoges, PULIM, 2007 (postface de Paul Ricoeur) ;
"L’âme de la marionnette, Des psychothérapies animées", Revue
Art et Thérapie, 44/45, 1992
(5) Dans toute ma carrière qui comprend, en particulier pour ce
qui concerne seulement des enfants, des centaines de suivis, ce
fut la première fois qu'un enfant fit cette proposition
étonnante de double guignol, de métaguignol pourrait-on dire, de
construction en abyme. Il se trouve qu'un autre enfant, soigné
pour les mêmes raisons : abus sexuels graves, fit la même mise
en scène dix jours plus tard, le gentil se revêtant du guignol
du méchant pour faire peur. Il n'avait été cru que par sa mère
car le père refusa de réaliser qu'un cousin qu'ils avaient élevé
avait violé leur fils (sodomie). Il était aussi suivi en
représentations de marionnettes, avait inventé la sorcière Bronn
Bronn qui voulait envoûter toute la famille et fuyait lorsque
depuis le public je prononçais la formule magique que l’enfant
me soufflait et qui faisait apparaître la bonne Sorcière
Camomille. Celle-ci embrassant les méchants, dont la marionnette
père, les transformait en gentils.
(6) B. Noël, La chute des temps, Paris, Flammarion, 1993.
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Résumé
Au décours de violences sexuelles faites à enfants ou adolescents, les
deux réactions habituelles mises en œuvre peuvent se révéler
insatisfaisantes :
1 - Se fixer sur l'événement et "en parler". L'évocation insistante de
l'horreur peut tourner vite à son invocation, la parole sur l'acte
équivalant presque à l'acte lui-même, réitérant le traumatisme et
perpétuant l’obsession mortifère.
2 - Essayer, illusoirement, d'occulter l'événement, de proscrire tout ce
qui pourrait le rappeler, à la limite faire comme s'il n'avait jamais eu
lieu.
Comment réagir sans tomber dans la compassion émotionnelle, le
psychologisme, ou une réaction limitée à la condamnation des
responsables ?
L’auteur préconise un abord indirect permettant à la victime de passer
du statut d’objet de sévices à celui de sujet d’une œuvre d’imagination.
Les violences sont déplacées dans la production d’une création
personnelle faisant processus de transformation de la réalité vécue.
L’enfant participe ainsi à sa propre reconstruction sans pour autant
rappeler ce qu’il a subi.
Un exemple est présenté et commenté d’art-thérapie (invention de scènes
de marionnettes) avec un enfant victime de viol.
Mots clés :
art-thérapie,
pédophilie,
psychothérapie d’enfants abusés,
marionnettes en thérapie.
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