Récemment
on découvrit que dans une région de France il y avait le pourcentage le
plus important des mères adolescentes de l’ensemble du pays. Ceci a
suscité une série de réflexions et d’interrogations afin de tenter de
mieux maîtriser ce phénomène.
Quelle est la
solution que les pouvoirs publics ont trouvée pour mettre fin à cet état
de choses après avoir bien réfléchi ? Ils ont dit qu’il fallait faire
comprendre à ces jeunes personnes qu’il fallait que le sexe soit le
résultat de l’amour. Ils ont prétendu que si ces jeunes filles
comprenaient que le sexe n’est pas la banalité qu’elles croient qu’il
est, que si elles comprenaient l’importance de ce type de relation que
l’on peut entretenir avec un autre être humain ce type d’accidents
désagréables n’arriverait point.
Et pourtant, il n’est
pas très difficile d’imaginer que c’est l’inverse qu’on devrait faire
comprendre à ces jeunes personnes. Car il est bien probable que si ces
jeunes femmes deviennent mères si tôt c’est plutôt parce qu’elles
confondent le sexe et l’amour, parce qu’elles n’ont pas su isoler une
passion érotique d’une relation personnelle plus complexe et donc
prendre des précautions et une attitude plus rationnelle.
Mais dans
cette affaire, ce qui semble le plus intéressant et aussi le plus
inquiétant, plus inquiétant encore que le nombre des grossesses des
jeunes femmes, c’est la réponse des pouvoirs publics.
En effet, comment
cela se fait qu’ils aient pu penser que c’est en rattachant la sexualité
à l’amour qu’on allait finir avec ce phénomène si fâcheux ?
Pour ceci il
faut tenter de comprendre les liens complexes que notre société a établi
depuis quelques décennies entre le sexe, l’amour et le couple. Car cette
réponse des pouvoirs publics face à ces grossesses précoces n’est qu’un
aspect de la manière dont notre société problématise ces rapports depuis
les années 1970.
Un des traits les
plus marquants, dit-on, de la révolution des moeurs est que les couples
ne sont plus fondés sur les contraintes du mariage, ses corsets en
dentelles et ses vertus hypocrites. Ils n’ont désormais qu’un seul
instituteur : l’Amour. L’ensemble des transformations juridiques opérées
depuis la fin des années 1960 : légalisation de la contraception et de
l’avortement, égalité des enfants légitimes et naturels, divorce pour
consentement mutuel, dépénalisation de l’homosexualité et mise en place
d’un cadre conjugal pour ces couples, auraient contribué à la
légitimation de l’amour comme seul maître de nos relations de couple.
Roméo et Juliette
représentent toute l’horreur d’un temps où les entraves externes
empêchaient que l’amour donne ses fruits innocents – passé avec lequel
nous aurions heureusement rompu. Lorsque nous pensons à notre passé nous
ne pouvons qu’avoir une peine immense de ces pauvres gens qui devaient
réprimer leurs pulsions et leurs sentiments au bénéfice des convenances.
Nous voyons de nos jours ceci comme une civilisation productrice de
souffrances et des maladies et pensons aux patientes de Freud comme
portant dans leurs corps et dans leur psychisme le poids d’une culture
amoureuse et sexuelle qui demandait des sacrifices inhumains.
Depuis quelques
années cependant, législateurs, intellectuels et braves gens
s’inquiètent : ce règne des affinités électives, loin d’avoir permis la
fondation d’unions plus stables et plus étroites, s’accompagne d’une
extrême divortialité (presque la moitié des couples), avec les problèmes
que cela pose lorsqu’ils ont des enfants en bas âge : résidences
alternées impossibles, familles monoparentales, amorces d’exclusion
sociale, contentieux interminables... Au mieux, on arrive à survivre
comme couple parental, avec les limitations que cela implique pour la
liberté de chacun.
Il est certain que si
l’idéal de la vie de couple persiste, il n’est plus garant d’aucune
continuité ni d’aucune stabilité. Les pouvoirs publics, méfiants à
l’égard de ce qu’on appelle la «contractualisation de la vie privée» (en
témoigne la longue résistance à la réforme du divorce) sont tentés de
réintroduire de l’institution, du non-négociable, de la contrainte. Mais
ils le font désormais surtout par le biais de la filiation, en
recentrant la construction d’unités familiales autour des femmes et en
tendant à faire payer (littéralement) aux hommes l’instabilité des
couples. Ainsi, dans cette culture qui glorifie tant l’amour jamais le
rapport d’alliance a été à tel point dégradé.
Le couple a de moins en moins de valeur tandis que les liens de sang,
c'est-à-dire, de filiation, semblent être devenus les seules choses
sûres et productrices de relations stables. Est-ce à dire que nous
sommes condamnés à l’alternative que Balzac avait posée dans ses
Mémoires de deux jeunes mariées : mourir d’ennui ou mourir d’amour ?
Il se peut qu’on
s’égare en posant ainsi le problème, comme s’il s’agissait de trouver
enfin le bon fondement pour l’organisation juridique des couples.
Peutêtre le problème est-il ailleurs, en amont, et plus précisément dans
la manière dont a institutionnalisé la sexualité, et dans le malentendu
inévitable qu’elle implique sur le sens du mot «amour» lui-même.
Un philosophe du 19è
siècle, qu’on ne lit décidément pas assez, Charles Fourier, avait
beaucoup réfléchi à cette question. Il pensait, en substance, que notre
civilisation était victime d’une confusion entre la sexualité et
l’amour. Il regrettait qu’un sentiment si raffiné soit galvaudé et
perverti par la déconsidération et le mépris dont les plaisirs sexuels
étaient l’objet. Ceux ci, tenus pour dégoûtants par notre civilisation
dès qu’ils se présentent à l’état brut, sont forcés à se sublimer et à
se racheter par le sentiment amoureux, qui devient ainsi la monnaie
d’échange de cet obscur trafic. Pure justification de nos pulsions
sexuelles, l’amour n’a jamais la possibilité de s’affirmer pour
lui-même, de se complexifier et de stabiliser, de croître au lieu de
diminuer avec le temps. «Nos savants, écrit Fourier dans Le nouveau
monde amoureux, ont traité l’amour matériel comme un torrent dont on
essayerait de barrer le lit sous prétexte qu’il est dévastateur.» Le
résultat est que cette entrave produit beaucoup plus de ravages que ceux
qu’on voulait éviter, puisque la sexualité est devenue à la fois
omniprésente et cachée, et qu’on a «réduit le sentimental en vil esclave
qui n’intervient que pour servir de masque».
Vous serez peut-être
tentés de rétorquer que ces astucieuses remarques ne sont plus valables
aujourd’hui, notre révolution des moeurs ayant précisément «libéré la
sexualité». Voilà bien l’erreur qui obstrue notre approche des questions
familiales. Car nos politiques sexuelles sont bien plus en continuité
avec celles du temps de Fourier que nous ne l’imaginons. Au fond, la
libération de la sexualité a signifié surtout un changement dans les
termes du rachat. Si elle se monnayait jadis contre le mariage, elle le
fait aujourd’hui contre un sentimentalisme pauvre et éphémère que nous
prenons pour notre « vérité » et notre «authenticité». On cherche à
protéger la société des ravages imaginaires qu’une sexualité sans âme
produirait. On valorise celle qui est susceptible de produire du lien
social, d’ouvrir à un projet concubinaire, de nous révéler notre moi
profond. Mieux, voulant en finir avec la hiérarchie entre les enfants
«légitimes» et «naturels» ou «adultérins», on a admis que tous les
enfants naissent non des unions légales mais du coït, confondant ainsi
le projet parental avec une attirance sexuelle qui en ressort comme plus
énigmatique, plus profonde, plus spirituelle.
On nous laisse penser que tout le reste est dangereux, proche du crime,
hanté par toutes sortes de dominations et d’oppressions.
C’est ainsi que notre
société considère que les formes de sexualité non ouvertes à la création
des liens de couple ou de famille telles que la prostitution ou la
pornographie impliquent une dégradation des personnes en cause. On
prétend que les personnes qui se prostituent ne peuvent pas choisir ce
qu’elles choisissent, qu’elles sont esclaves, dominées, qu’elles sont
victimes d’une fausse liberté. C’est pour cette raison que la
prostitution n’a pas pu être considérée comme un métier reconnu et que
l’on tente petit à petit de chercher à condamner les clients. C’est
aussi de la même façon qui est perçue la pornographie. Ces images sont
censées pousser au crime car la sexualité qui n’est pas sublimée par
autre chose qu’elle-même ne peut que chercher à chaque fois plus de
violence pour trouver la même excitation, et donc la démesure et la
transgression meurtrière serait son seul destin. C’est pour cette raison
que le fait de diffuser un message pornographique susceptible d’être
perçu par un mineur est considéré un délit très grave. C’est aussi pour
cette raison que des courants qui se prétendent féministes cherchent à
interdire la pornographie de la même manière aux adultes afin de
protéger la dignité et la sécurité des femmes. Notre société qui a mis
le sexe à la place de l’âme, qui en a fait le lieu de notre identité, de
notre authenticité, de notre vérité, ne peut pas ne pas tomber dans des
terribles confusions entre le sexe et l’amour. Le sentiment sexuel pur
ou séparé ne peut pas être vécu d’une autre manière que dans la
culpabilité ou dans l’idée que l’on est en train de traiter l’autre
comme un objet à qui l’on ôte toute sa dignité.
Ce faisant, on
a rendu ces relations amoureuses aussi instables et incertaines que
l’attirance sexuelle même dont on se méfie tant. On n’a donné aucune
chance à l’amour. On ne sait toujours pas ce qu’il peut. On le confond
avec une passion niaise, confuse, et pour tout dire trouble. Si on avait
réussi à séparer le sexe des sentiments, comme on l’a fait avec la
procréation, nous aurions peut-être non seulement une sexualité plus
joyeuse, mais aussi des couples fondés sur quelque chose de plus que les
sentiments : le projet merveilleux et improbable de construire ensemble
«une vie».
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