Sexologos  n° 27

NMars   2007 

Claude ESTURGIE

Publications
 

Devenir post-sexuel ?

 

  "La civilisation, pour sa part, ne tend évidemment pas moins à restreindre la vie sexuelle qu’à accroître la sphère culturelle… Mais toutes les civilisations ne vont pas aussi loin dans cette voie ; la structure économique de la société exerce également son influence sur la part de liberté sexuelle qui peut subsister.
Nous savons bien que sur ce point la civilisation se plie aux nécessités économiques puisque elle doit soustraire à la sexualité, pour l’utiliser à ses fins un fort appoint d’énergie psychique … La crainte de l’insurrection des opprimés incite à de plus fortes mesures de précautions. Notre civilisation européenne et occidentale a atteint, comme elle nous le montre, un point culminant de cette évolution».


Cette analyse de FREUD date de 1930 (Malaise dans la civilisation) C’est environ à la même époque (1936) qu’un de ses disciples dissident (Wilhelm REICH) appelait à une Révolution sexuelle complétant la révolution marxiste prolétarienne.


Dans cette période qu’il est convenu d’englober sous le nom général des «années 30», la mode féminine, marqueur le plus immédiat d’une société, témoigne de ce qui ne sera qu’une révolte : fin des corsets et des guêpières, le corps de la femme se libère, les cheveux raccourcissent en même temps que les jupes, le chansonnier DRANEM en fait un refrain, Victor MARGUERITTE a publié en 1922 un roman à succès “La Garçonne” dont l’héroïne décide de vivre sa libido sans contrainte. Les précautions dont s’entoure la société, celles dont parlait FREUD, ont déjà perdu le pouvoir de coercition qu’elles avaient au temps de sa jeunesse viennoise ; un seuil de rupture est atteint pour la survie d’une civilisation dont l’implosion ne va pas tarder.


La deuxième guerre mondiale en ébranle gravement les bases.


L’après-guerre, qui, en France, tond les femmes sur les places publiques sous le facile alibi qu’elles avaient vécu leur sexualité suivant les opportunités que les évènements leur imposaient, n’a cherché dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres qu’à rétablir l’ordre ancien. Christian DIOR ouvre sa maison de couture en 1946 et lance en 1947 la mode «New Look» qui nous ramène à une image nostalgique mais quasi victorienne de la femme. Dans les années 50, en Europe comme aux U.S.A., le rapport Kinsey fait scandale. Il faut attendre les années 70, les travaux de Masters et Johnson, la généralisation de la contraception hormonale, la création de sociétés de Sexologie un peu partout en Amérique et en Europe pour que l’étau commence à se desserrer.


A partir de 1983 , l’apparition de l’épidémie de S.I.D.A., prévalente au départ chez les homosexuels, réveille des peurs moyenâgeuses, certains n’hésitant pas à évoquer une punition divine pour les “sodomites” !
Cette épidémie a vite fait de dissiper le mirage d’une soi disant libération et démontre combien dans le secret des consciences, sans avoir besoin de convoquer l’inconscient, persistent les tabous, la honte du sexe, la culpabilité du désir. La pensée de Michel Foucault remet en cause en 1977 le jeu des catégories dans lesquelles se réfléchissaient les luttes de libération sexuelle, il s’attache à mettre en lumière des “dispositifs de pouvoir” qui ne procèdent ni par répression ni par idéologie, donc en rupture avec une alternative que tout le monde avait plus ou moins acceptée, mais consistent, en une multiplicité diffuse, hétérogène de micro dispositifs de pouvoir. Pour le philosophe ces dispositifs ne se contentent plus d’être normalisant, ils tendent à être constituant de la sexualité.


Gilles Deleuze et Félix Guattari nuancent cette notion et y substituent celle d’agencement de désir dont les dispositifs de pouvoir ne seraient qu’une composante.
L’agencement de désir est un concept plus vaste qui englobe l’organisation de la société à un moment donné, les phénomènes de territorialisation et de déterritorialisation qui la concernent, la relation entre les sexes. Gilles Deleuze “la sexualité” comme agencement de désir historiquement variable et déterminable, avec ses pointes de territorialisation, de flux et de combinaisons va être rabattue sur une instance molaire, le «sexe», et même si les procédés de ce rabattement ne sont pas répressifs, l’effet est répressif, pour autant que les agencements sont cassés, pas seulement dans leur potentialités, mais dans leur micro réalité. Alors ils ne peuvent plus exister que comme fantasmes, qui les changent et les détournent complètement, ou comme choses honteuses…etc». Ces lignes de Gilles Deleuze s’appliquent parfaitement à l’évolution de la société et de la sexualité au cours de ces dernières décennies.
Beaucoup plus qu’une attitude répressive, fût-elle disséminée à l’infini, c’est un comportement stratégique qui peut définir l’agencement de désir d’une société post-moderne mettant en jeu de nouveaux rapports à l’individu (création de faux besoins), au territoire (mondialisation= déterritorialisation) à l’usage des biens (le marché), à l’usage des plaisirs (la sexualité).
Au « Il est interdit d’interdire » de Mai 68, la société répond : «C’est si bon que c’est presque un péché», une marque de sous-vêtements féminin propose ses “ leçons d’amour ” non dans un parc, mais sur les panneaux du mobilier urbain, ni café, ni bière, ni automobiles ne savent plus se vendre sans allusion sexuelle…
Le plus beau roman sado-masochiste qui ait jamais été écrit, la merveilleuse, secrète, «Histoire d’O», destinée à une élite parfaitement représentée par Jean Paulhan pour qui elle avait été conçue, livre qui aurait pu être réservé à ce que, en d’autres temps, on appelait «l’enfer des bibliothèques» devient un best-seller donné en pâture à un grand public qui n’y voit, dans un bref glissement alphabétique, qu’«histoire de Q». L’époque où Baudelaire était condamné pour les métaphores érotiques des Fleurs du Mal serait-elle définitivement révolue ? Est-ce enfin la libération sexuelle tant attendue ?
La société a seulement développé de nouvelles stratégies grâce aux quelles le fil de soie du désir devient celui d’une toile d’araignée gigantesque dans la quelle nous nous débattons, Il ne s’agit pas de reprendre l’antienne du consumérisme sexuel, du tourisme sexuel de masse façon triste à la Houellebecq, d’une « société du spectacle » dénoncée en vain il y a déjà longtemps par Guy Debord, mais d’essayer de comprendre comment la post-modernité a mis en place des stratégies qui, sous couvert de libéralisation, voire de promotion de la sexualité, en détourne les énergies à son profit. La médiatisation de l’érotisme a un effet «boomerang» qu’il s’agisse de médias imprimés et, plus encore, visuels : le pouvoir de l’image dans notre époque où Internet et la télévision règnent en maître sur le regard crée la dépendance et l’aliénation. Combien d’hommes sont surpris par leur femme en train de se masturber devant l’écran de leur ordinateur ou de leur télé ?
Comment cette jouissance en trompe l’oeil, si j’ose dire, pourrait-elle être un épanouissement ? Combien de femmes se sentent coupables de ne pas éprouver l’extase
peinte sur le visage de la vedette féminine dans l’inévitable séquence érotique sans laquelle il ne saurait y avoir un film ?

L’injonction de jouissance a remplacé l’interdit : faut-il rappeler que n’est interdit que ce qui est possible et que sa transgression a toujours été et le moteur essentiel du désir «la sexualité n’est donc pas seulement cette chose étouffée qu’il faudrait libérer ; elle est déjà présente dans les mécanismes même de sa répression » (Iacub et Maniglier, p. 53).
La pléthorique littérature psycho-sexo-etc…, les magazines féminins ou généralistes aux quels il nous est presque tous arrivé de collaborer abondent en recettes qui ne font qu’entretenir le malaise. Mais la société n’a plus rien à se reprocher : «De quoi vous plaignez vous ? Voyez combien dans ce domaine aussi je me montre ouverte à tous et à tout, généreuse, libérale» ainsi les jeux érotiques font partie des nouveaux jeux du cirque de notre post-modernité : peu de victimes physiques, mais tant de victimes psychologiques. Je ne pense pas qu’aux hétérosexuels car nous savons ce que le phénomène gay ou queer peut cacher de souffrance derrière ses provocations. Une autre stratégie s’insinue au sein même de la sexologie. L’arrivée de médicaments d’une remarquable efficacité sur le mécanisme de l’érection a permis d’immenses progrès dans la connaissance de sa physiologie et de sa physiopathologie et d’apporter à la détresse de nos patients autre chose qu’un discours psychologisant dissimulant mal notre ignorance. Mais c’est un macro dispositif de pouvoir que la société met en place par l’intermédiaire d’une de ses plus puissantes industries, nous commençons seulement à en entrevoir certains effets pervers.

Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce contexte que la sexologie se croit obligée de changer de nom, pour se rebaptiser médecine sexuelle : cela fait plus sérieux, plus respectable, n’est-ce pas ? Qu’est-ce en effet ou qu’était-ce qu’un sexologue ? Alors que le cardiologue s’occupe du coeur, que le gastro-entérologue s’intéresse à l’appareil digestif, le sexologue est celui qui connaît le sexe et le sexe ce n’est pas seulement l’appareil génital de l’homme et de la femme dans sa fonctionnalité reproductrice, c’est pourquoi le sexologue est pris dans la représentation qu’en ont ses patients potentiels. Il y a une image du sexologue comme expert en sciencia mais aussi en ars sexualis répandue dans le public, entretenue par la presse, les conversations, les fantasmes, image ambiguë qu’il y a lieu de connaître afin d’en éviter les malentendus et les pièges. La spécificité du sexologue c’est que le discours qu’on lui adresse, comme celui qu’on adresse au psychiatre d’ailleurs, sert de véhicule au désir, lequel, bien que cherchant toujours à se réaliser dans le corps, a besoin de la parole dans son attente d’être reconnu. C’est sans doute pourquoi les premiers à s’intéresser à la sexologie furent des psychiatres ou des psychanalystes. La découverte de l’efficacité des intra caverneuses et plus encore des molécules actives per os a éveillé de plus en plus l’intérêt des urologues, si l‘on découvre un jour la pilule rose miracle qui donnera à la femme excitation et plaisir attendons nous à voir les gynécologues, jusqu’ici plutôt indifférents à quelques exception près, se découvrir des vocations soudaines de sexologue.

La notion de médecine amène très logiquement à la notion de santé, à laquelle dans aucun domaine nous ne pouvons être insensibles, mais gardons nous de confondre le droit légitime de chacun à la santé, y compris sexuelle ou psychique, avec un menaçant devoir de santé et n’oublions jamais son caractère variable, homéostasie fragile constamment remise en question, ni l’absence de frontière définie entre le normal et le pathologique comme y insistait naguère Georges Canguilhem.

Une médicalisation trop radicale de la sexualité est un dispositif de pouvoir qui porte en lui le germe normatif. On ne peut sans risque réduire la sexualité à une fonction physiologique.
Écoutons ce que disait déjà Lucien Israël aux Entretiens de Bichat en 1974 : « La confusion entre génitalité et sexualité traduit une prise de position non seulement mécaniciste, mais encore économique et même d’économie politique car le «bon» fonctionnement sexuel assurerait un équilibre garantissant le bon, voire le meilleur rendement des autres fonctions et notamment de la productivité du sujet dans son milieu familial ,professionnel et social.» Il n’y a rien à changer à ces propos vieux de trente ans si ce n’est de les mettre au futur au lieu du conditionnel. Citons encore le même auteur en 1961- ; « Dans la relation malade médecin, il n’y a pas seulement un échange symbiotique entre deux sujets d’espèces différentes, il y a relation et interpénétration entre deux sujets de la même espèce … Il est certain que ce « quelque chose» d’impalpable mais présent introduit une note gênante, voire inquiétante et l’on comprend fort bien que de nombreux médecins désireraient éliminer cet élément humain, trop humain…
cette scission est concevable : elle mènerait à deux types de médecine, l’une mécanique, visant à l’échange standard, au rodage de soupapes, au graissage vidange, l’autre philosophique, menacée de dangereuses accointances avec la littérature et la méta physique»
Nous sommes tous d’accord, me semble t’il, pour éviter qu’une telle scission s’opère entre médecine sexuelle et sexologie, pour que le sexologue ne devienne pas seulement un génitologue.

La première médicalisation de la sexualité est due, ne l’oublions pas, à l’apparition de la pilule.
Au départ elle a enfin apporté à la femme l’euphorie de la liberté, mais l’homme a découvert que la femme était en droit de lui demander autre chose que de ne pas lui faire d’enfant, ce qui a entraîné souvent des réactions de fuite pouvant se transformer en … débandade : ce n’est pas seulement qu’il redoutait que sa femme prenne des amants mais surtout qu’elle lui demande de devenir lui-même son amant. Tout cela est bien connu, dit et redit. Ce qui l’est moins c’est l’impact négatif que ce type de contraception peut avoir sur la femme et je ne parle pas d’un effet organique iatrogène toujours possible. Nous assistons à la demande croissante de femmes qui constatent une différence dans l’intensité de leur plaisir orgastique ou d’une inhibition de leur désir. La plupart de ces femmes ont eu une phase d’épanouissement sexuel pendant la période d’énamoration, dans cet état de grâce où tout est magnifié par la surévaluation narcissique de l’objet.
Mais après quelques années de vie commune avec souvent une ou deux grossesses, la femme, qui a réalisé son désir d’enfant, libérée par la contraception, attend autre chose de son partenaire qu’une sexualité routinière où elle n’est plus que le réceptacle des émissions séminales masculines, ramenée à la position d’objet qui lui est ainsi assignée. Si l’homme, en toute bonne conscience, se contente d’une sexualité de décharge pulsionnelle, il ne peut en être de même pour la femme. Ces faits doivent nous amener à réfléchir aux répercussions négatives de découvertes qui nous éblouissent par leur efficacité. La possibilité pour un homme d’obtenir des érections à la demande n’ira pas sans conséquences dont il est encore prématuré de tenter l’inventaire. On peut déjà malgré tout en imaginer quelques unes. Comment en prévoir l’impact psychique sur certains sujets névrosés ou fragiles. Le Sildénafil et les molécules qui en découlent répondent à la volonté de performance de beaucoup d’hommes, il est difficile d’en doser les effets aussi bien dans les couples dits normaux que dans des comportements plus marginaux, voire pervers. Prendront-ils leur pilule miracle avant d’entrer dans un sauna ou un club libertin comme les jeunes prennent leur ecstasy avant d’aller en boite ? En dehors même de ces «performants» hétéro ou homosexuels, la meilleure indication est évidemment la presbysexualité mais là encore sommes nous certains de favoriser l’équilibre des couples vieillissants ? Que faire d’une érection si, chez l’un ou l’autre, le désir n’est plus là ? D.A.L.A. par exemple. Prescrire de la testostérone ? … si le cancer de la prostate ne menace pas déjà : Saint PSA priez pour eux !
On ne peut que redouter une dérive inflationniste comme on en connaît avec les psychotropes et le dopage des sportifs, dans ces deux cas également ce sont pourtant des médecins qui prescrivent… La seule garantie est le prix élevé et le non remboursement. Surtout messieurs des laboratoires ne baissez pas vos tarifs !


Tout ceci n’est qu’un survol rapide des mécanismes de pouvoir qui se sont mis en place, malgré des apparences très permissives, contre notre sexualité. Que faire ? En quoi pourra consister cette «post-sexualité» que Marcela Iacub appelle de ses voeux ? Pour ma part je souhaiterais que la sexualité devienne «performative» au lieu de vouloir être performante. L’adjectif «performatif», dérivé du verbe anglais «to perform» qui signifie mettre en acte. La notion de performativité a été développée par les «constructionnistes» américains en particulier Judith Butler. Il y aurait beaucoup à dire sur les théories de Madame Butler mais ce n’est pas maintenant mon propos, ce que je voudrais signifier par sexualité performative c’est une sexualité par laquelle le sujet serait toujours dans l’accomplissement de lui-même ,que la sexualité ne soit plus ravalée à la satisfaction d’un besoin ou à la recherche compétitive d’un «sexploit», qu’elle transcende les emplois du temps au lieu de s’évertuer à y trouver une place, quelle revienne au privé et à l’intime, qu’elle réinsuffle dans chaque instant de la vie humaine la créativité pulsionnelle, le sens de l’altérité et l’amour.

Pour conclure, n’oublions pas que la sexualité ne sera jamais ni une fonction physiologique comme les autres, ni un bien de consommation, mais qu’elle est, si l’on en croit l’étymologie, POÉSIE, du grec «poïein» faire, créer …

 



Docteur Claude ESTURGIE
Président de l’Académie des
Sciences Sexologiques - Talence.

 

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