En préambule, je rappellerai que la sexualité humaine
ne se résume ni à une fonction: la fonction sexuelle, ni à un agir : l’acte
sexuel; elle se situe d’abord dans un éprouvé qui nous porte dans le sensible et le subtil, et nous met face à l’inobservable et au difficilement quantifiable. L’humain est acteur de sa sexualité parce qu’il l’élabore. Cette élaboration pour chacun de nous se fait d’abord dans une réalité historique singulière, celle qui, dans le meilleur des cas, nous fera "sujet". Mais aussi, et peut-être surtout, dans une réalité historique culturelle, celle qui imprime à notre sexualité ses us et ses codes. Ainsi la sexualité se pose comme une expérience individuelle des plus intimes sise au coeur d’une culture qui tient du collectif.
Parce qu’elle se place à cet endroit même du lien entre le sujet et le groupe, la sexualité a toujours fait l’objet
de prescriptions et de tabous comme pour mieux
contenir la nature éventuellement subversive et asociale
du sexuel. C’est bien à partir de cette préhistoire-là que l’homme a dû apprendre à gérer tant collectivement qu’individuellement sa sexualité, cette
domestication devenant le point de passage obligé de la socialisation de l’humain et conséquemment de son avènement en tant qu’individu du groupe. Ainsi, nous partageons tous une sexualité dénaturalisée, cérébralisée, empreinte de culturel qui au fil des millénaires est devenu le lieu de croyances qui toujours se fabriquent, façonnent nos comportements et nourrissent nos phantasmes. Notre sexualité fonctionne plus à la représentation qu’à la réalité biologique dont elle ne saurait, pour autant, totalement s’échapper. Mais parce que l’humain l’a extirpée du naturel, nous avons hérité d’une sexualité ornée de symbolique.
Ce détour n’est pas tant une digression par rapport àla question qui nous
est posée: "les hommes ont-ils changés ?" qu’un regard bien en amont. Il a bien fallu que quelque chose change un jour, dans l’ordre du naturel pour qu’advienne l’Homme dans sa dimension sociale et culturelle. Ce quelque chose, Freud l’a conceptualisé sous la forme d’un parricide originel et d’un renoncement à l’inceste qui devient tabou universel; le sexuel est au coeur de l’humanisation en même tant qu’il en est un des éléments garants.
Mais
venons-en à la question du masculin dans un contexte
beaucoup plus contemporain. Les hommes ont-ils
changé depuis Masters et Johnson ? Voilà donc
un repère chronologique englobant ces cinquante dernières années mais aussi un repère géographique
désignant, disons une aire occidentale.
Je rappellerai rapidement que William Masters commence dès 1954, comme gynécologue obstétricien àl’hôpital de Saint-Louis
dans le Missouri, l’étude de la sexualité humaine, prolongeant ainsi le travail ébauché par Kinsey à la fin des années 40. Rejoint dès 1957 par Virginia Johnson , le couple s’attache à comprendre
et analyser la physiologie sexuelle dans l’espèce
humaine à partir de l’observation de centaines de
couples volontaires. Après 11 années de recherche et
l’observation de plus de 10 000 cycles sexuels, les résultats de ces deux chercheurs vont conduire à la remise en cause d’idées reçues dont certaines héritées du freudisme. Il en est ainsi de l’affirmation de la spécificité de la réponse sexuelle de la femme et du rôle particulier dans l’excitation sexuelle et l’expression orgasmique, du clitoris qui perd ainsi l’image d’homologue dévalué et dysqualifié du pénis masculin.
Certes la plupart des femmes et bon nombre d’amants connaissaient le secret, mais le constat de ce couple, sorte de Tirésias moderne, dont la parole à valeur scientifique, ne fait-elle pas une encoche dans ce qu’il est convenu de nommer "la primauté du Phallus"
et par voie conséquente n’a-il pas généré alors ce que nous pourrions désigner par la frilosité du pénis. C’est à voir, mais j’entends certains se dire que Phallus et pénis ne sont pas de même nature; je rappellerai alors la dimension symbolique de la sexualité humaine.
Poser
la question du changement chez l’homme nous met
devant un incontournable: on ne peut pas comprendre
l’un si l’on ne prend pas en compte l’autre.
On ne peut pas interroger le masculin si dans le même temps, on ignore le féminin. Je vais donc vous parler d’elles, les femmes. En indiquant dans notre questionnement : "depuis Masters et Johnson", je parlais plus haut d’un repère chronologique .
Précisons. Il faudra attendre en France, 1966 et 1970 pour la parution de leurs ouvrages majeurs: "Les réactions sexuelles" et" Mésententes sexuelles". Période toute aussi majeure pour nos sociétés occidentales, dans l’évolution des moeurs que les années 60-70.
Voici quelques rappels historiques:
1960: la pilule contraceptive est mise en vente au États-Unis. En France, la mixité
entre dans les écoles
1967: En France vote de la "loi NEUWIRTH" qui
autorise la fabrication et l’importation de contraceptifs,
leur vente exclusive en pharmacie sur ordonnance
médicale, avec autorisation pour les mineures.
1970: Création de l’association "Laissez les vivre"
par le Dr. Jérôme LEJEUNE qui va initier de nombreuses actions et campagnes contre l’avortement.
1971: Manifeste publié en Avril par le "Nouvel
Observateur", signé par 343 personnalités féminines qui déclarent avoir avorté et réclament l’avortement libre. Création de l’association "Choisir" autour
de l’avocate Gisèle Halimi, qui lutte pour l’abrogation de la loi de 1920 qui fait de l’avortement un crime. En Novembre de cette même année a lieu le Marché international pour l’abolition des lois contre l’avortement à Paris.
1973: Loi portant création du Conseil supérieur de l’information sexuelle, de la régulation des naissances et de l’éducation familiale.
1974: Après une longue procédure législative et des débats houleux, violents et sexistes, le projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse est présenté en conseil des ministres en Novembre et adopté le 20 Décembre par l’Assemblée Nationale et le Sénat.
1975: Promulgation, le 17 Janvier, de la loi autorisant l’IVG dite "Loi Veil", adoptée pour une période de 5 ans. Dix ans plus tard, à la date anniversaire de la promulgation, alors que Mme Veil, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville déclare dans "Le Monde" que "l’avortement ne représente
plus en France un enjeu politique", le même jour, la
Conférence des Evêques de France réitère son opposition à l’IVG qualifiée de "déni d’humanité".
Dans la mouvance de 1968, à la charnière des années 70, éclôt un changement: celui des femmes. Les femmes ensemble parlent et revendiquent le droit des femmes. Ce mouvement de libération pose en question centrale, celle de la contraception, de l’avortement et de l’éducation sexuelle, bref la question de la sexualité. Le sexuel est une fois de plus, appelé à être au coeur du changement.
Révolution
sexuelle, évolution des moeurs, libération des
femmes, guerre des sexes autant d’expressions qui
nous portent au centre d’une problématique, celle de l’interaction homme-femme, du rapport de sexe, avec comme point d’achoppement le
modèle et l’idéologie patriarcale de nos sociétés. Làencore il
faudrait remonter loin à nos origines, à une époque où la charrue va remplacer la houe, où le travail des champs et les outils de production vont nécessiter la force des hommes, où naquit une conception instrumentale des femmes réduites à leurs rôles de génitrice et de servante du groupe familial, une époque où les divinités masculines vont remplacer les divinités féminines, ces Déesses Mères qui les auront précédées. C’est maintenant l’homme qui entaille de sa charrue la Terre-Mère et l’ensemence. Les symboles
se mettent en place, les rôles sont distribués.
Ce sont toujours ces rôles, à quelques nuances près, que met en cause le mouvement des femmes des années 70, combattant la position dominante de l’homme et dénonçant l’androcentrisme de toutes les structures sociétales pour acquérir une liberté d’être.
Comme s’il avait fallu quelques millénaires de plus, pour que les femmes se revendiquent des Hommes comme les autres. La promulgation des idées féministes dans le corps social conduit à une inversion qui induit un questionnement identitaire relatif aux traits constitutifs de la masculinité. La virilité devient suspecte,
la masculinité machiste. La femme s’appropriant
son corps, sa sexualité libérée de la crainte de grossesses non
désirées, un nouvel ordre sexuel émerge où la légitimité des aspirations et attentes sexuelles des femmes va s’affirmer, interpellant parfois, les capacités
de leur partenaire à y répondre.
Les
femmes ont changé, oui et les hommes l’ont su,
les obligeant à se redéfinir comme individus tant
dans leur rôle personnel et familial qu’économique et
sociétal. Le changement des hommes, car il serait inexact de prétendre qu’il n’y en pas eu, s’inscrit dans ce registre là, celui de la réaction, du faire au mieux avec, du réaménagement. Le corollaire serait une masculinité en crise qui se traduirait par une angoisse liée au sentiment de perte des privilèges et du monopole hérités des siècles passés. Sentiment de malaise donc qui serait renforcé par l’évolution de nos sociétés vers des sociétés de consommation et de services où il est tout aussi difficile d’évaluer ce qui est produit que de transmettre les valeurs d’un savoir faire, sociétés qui ne valorisent plus les traits d’une masculinité traditionnelle (force physique, fraternité, puissance, stabilité, rigidité).
La conjugaison de ces deux mouvements, l’émancipation des femmes d’une part et l’évolution de nos sociétés occidentales d’autre part, conduit à un réaménagement des rôles et des places autour de deux axes qui seront restés majeurs depuis la nuit des temps: la reproduction et la production.
J’ajouterai un troisième mouvement à ce nouvel agencement sociétal, historiquement contemporain du
combat des femmes, celui du combat des homosexuel(le)s. Depuis
les émeutes du Stonewall à New-York en 1969,
jusqu’à l’adoption du PACS au Parlement français en 1999, en
passant par la dépénalisation des rapports
homosexuels en France dans les années 1980, ce sont, dans l’aire occidentale, 30 années de lutte des gays et des lesbiennes pour une reconnaissance de leurs désirs et de leurs droits, pour une visibilité sociale légitime. Les débats ne sont pas clos puisqu’ils s’ouvrent depuis quelques années, sur
l’homoparentalité et le droit à l’adoption pour les couples de même sexe. Ce troisième terme qui me paraît incontournable dans l’évolution de ces 50 dernières
années, semble brouiller un peu plus les cartes de
l’identité sexuelle et du genre et générer une confusion entre l’identité liée au sexe dans le sens homme-femme, et l’identité liée à la sexualité et à la vie sexuelle.
Question: un homosexuel peut-il être un homme, un
vrai? Question angoissante faut-il croire chez certains,
pour nourrir bien des homophobies.
Bien des choses ont donc changé ces dernières décennies, c’est une évidence dans le domaine des moeurs et l’évolution continue, mais dans quel sens? Il était impossible que les hommes soient épargnés par de tels changements et d’ailleurs aurait-il été souhaitable qu’ils le soient? Il me semble pouvoir repérer des évolutions entre les différentes générations d’hommes, ceux qui ont vécus les luttes féministes et les jeunes hommes des deuxièmes voire troisièmes générations post-féministes, les hommes d’après. Ces derniers m’apparaissent adopter plus facilement, plus paisiblement une posture d’alter ego avec les jeunes femmes de leur génération, être moins fixés sur des normativités et des conventions refuges, être plus dans l’écoute de l’autre, féminin en particulier et dans la tolérance.
Peut-on parler chez eux d’une masculinité apaisée qui se forgerait moins dans le contre et plus dans l’avec? A suivre...
Mais
ne soyons pas naïfs, tout changement nourrit ses
résistances qui ici se déclinent comme autant de crispations identitaires.
Ces résistances commencent, me semble-il, avec
l’émergence depuis quelques années, des mouvements
"masculinistes" ou "hoministes"
qui, dans le meilleur des cas, se posent comme les défenseurs d’une
vision égalitariste sur les questions de genre, avec un point de vue masculin, mais qui, dans une version plus crispée, englobent un ensemble de théories, discours ou mouvements sexistes visant à défendre les positions dominantes du masculin, au détriment du droit des femmes. D’une autre nature encore, sont les comportements dans lesquels l’affirmation d’une virilité ferait la confusion entre force et violence. Je ne vise pas en premier lieu ces phénomènes individuels mais plus souvent de bandes qui conduisent certains adolescents et jeunes adultes à inscrire leur virilité dans des actes de délinquance,
de violence parfois meurtrière, en particulier
à l’encontre de jeunes filles. Ces conduites pour spectaculaires qu’elles soient restent heureusement marginales.
Mais je pense avant tout, à cette violence plus sournoise,
plus cachée parce que plus domestique dont les femmes sont encore les victimes grandement majoritaires. L’Observatoire Nationale de la Délinquance, dans son rapport 2006 concernant les violences conjugales en France, avance les chiffres suivants rapportés à une année:
-325 viols conjugaux; 34 848 violences non mortelles; 103 tentatives d’homicide et enfin ce chiffre effrayant de 160 femmes tuées par an!
Enfin un des grand pôle de résistance du pouvoir masculin reste la pérennisation des inégalités traditionnelles hommes-femmes dans notre société qui maintient de fait une stagnation de la situation des femmes et ce d’autant plus que le milieu dans lequel elles évoluent
sera moins favorisé.
Inégalités dans l’espace privé où les femmes assurent l’essentiel du travail domestique: tâches ménagères, prise en charge et éducation des enfants, organisation de l’espace-temps familial. Nous sommes encore loin d’une "parité domestique"!
Inégalité dans l’espace public où les hommes continuent à monopoliser l’essentiel des positions de pouvoir. Malgré les débats sur la parité politique qui font toujours l’actualité et en dépit de la loi de Juin 2000 sur cette même parité, l’Assemblée Nationale compte aujourd’hui 12% de femmes et le Sénat un peu moins de 17%; deux chiffres qui font sens.
A
ce terme de ma réflexion, la seule réponse que je puisse apporter à la question : "les hommes ont ils changé?" ne peut être que nuancée. Et si, de surcroît, j’élargis le champ de la réflexion au-delà de l’occidentalocentrisme
auquel je me suis tenu, je risque fort
d’être un peu plus dubitatif.
Quand les jeunes filles de nos cités n’auront plus àraser les
murs,
Quand les 70 000 adolescentes de France parfois âgées de 10 à 12 ans ne seront plus concernées par des mariages forcés (chiffres de 2004),
Quand plus aucune femme ne craindra le retour de son compagnon
Quand le terme "salope" ne sera plus l’aiguillon d’une libido prédatrice ou le terme "pédé" une injure,
Quand il n’y aura plus à craindre qu’une jeune Sohanne soit brûlée vive,
Quand "lapidation" n’aura plus de sens faute d’usage
Quand les filles du Mali ou du Burkina-Faso ou certaines en Europe ou en Amérique du Nord, seront
sûres de trouver sous leurs doigts encore hésitants, leur clitoris pour en jouir,
Quand, lors d’un éventuel passage à Kaboul, je verrai les grands yeux de toutes les femmes afghanes,
Alors à la question posée, peut être, répondrai-je "oui".
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