Je vais faire un exposé clinique : n’oublions pas que nous sommes à la Société Française de Sexologie Clinique. A la suite de tels exposés certains se posent des questions : quelle valeur cela a-t-il puisqu’on part d’exemples peu nombreux et qu’il n’y a pas de cohortes statistiques, en fin de compte à quoi cela peut-il servir ? Cela ne sert à rien si on pense que l’homme n’est que le résultat de l ‘action de certaines molécules ou de comportements se rapportant à des causes.
Dans l’optique clinicienne on s’interroge sur les motivations, sur le sens. L’approche thérapeutique du
symptôme ne consiste pas alors à le corriger sans le traiter. Le
symptôme n’est plus considéré que dans son aspect tangible, objectif. La part subjective
est réhabilitée car elle définit l’inscription du symptôme
dans l’histoire personnelle et l’efficacité thérapeutique ne repose plus alors sur des critères normatifs et adaptatifs.
Nous entendons souvent les expressions acting out ou passage à l’acte qui sont utilisées indifféremment avec la plupart du temps un jugement de valeur : c’est bien, c’est mal, il faut punir… Cette vision purement comportementale n’est pas suffisante si on veut comprendre et aider les personnes.
Or la clinique psychanalytique nous montre que ces deux expressions de l’agir sont différentes. Pour cela nous allons partir de la clinique dans le sens où cette dernière interroge la théorie et nous nous arrêterons à la question du rapport du sujet à l’objet a dans l’acting out et le passage à l’acte
Les réflexions seront étayées par deux exemples cliniques : celui de la jeune homosexuelle décrit par Freud dans « Névrose, psychose et perversion » et celui de Hans Ependorfer plus connu sous « l’homme de cuir » ( éditions libres Hallier Paris 1980).
Les confidences très précises de ce dernier paraissent constituer un document qui mérite que l’on s’y arrête pour tenter de répondre à mes propos.
Ce dernier tua en 1959 dans un état second une femme assez âgée qu’il aimait en déchiquetant son visage et en lui décrochant la langue de sa gorge, avec violence et acharnement et de manière « inexpliquée ».
Ce fait divers n’est pas une étude clinique issue d’une psychanalyse. Mais les propos de Hans Ependorfer, recueillis après le crime et onze ans plus tard, peuvent nous aider à formuler des hypothèses non pas sur les causes de son crime mais sur le sens de son geste.
On pourrait déjà s’arrêter sur sa manière de présenter la situation plus tard : « ses blessures, dit-il, étaient complètement dingues, son crâne n’avait rien, elle s’est étouffée avec son sang et sa langue s’est décrochée de sa gorge ».
Il en parle comme si tout cela lui était étranger. Du reste il ajoute n’avoir aucune idée de la manière dont cela a pu se passer, par contre il se souvient d’une hallucination qui survint à ce moment : «ce visage était brusquement devenu le visage de ma mère, alors je frappais ce visage»… après il est allé se laver et dormir.
Arrêté et mis en prison pour 10 ans, il est maintenant rédacteur en chef d’une revue.
D’autres propos tenus à un journaliste 10 ans plus tard nous éclairent sur sa relation à sa mère. D’abord élevé par sa grand-mère, il fut à la mort de cette dernière élevé par sa mère qui vivait seule et qui avait tenté en vain d’avorter quand elle l’attendait. Il lui nourrissait, disait-il, un fort attachement passionné et inquiet. Cependant il dormait avec un couteau sous son l’oreiller de peur qu’elle ne cherche à le tuer, il craignait aussi qu’elle l’empoisonne. On peut donc noter l’absence de médiation paternelle dans cette relation.
Lors du meurtre il hallucina le visage de sa mère, tandis que plus tard, à l’occasion de fantasmes masturbatoires, il évoquera la caresse de la femme assassinée en association avec le visage de sa mère.
Comment ont pu être vécues les avances de cette femme ?
L’hypothèse la plus évidente semble être : comme un acte incestueux. Il semble en effet qu’il ait identifié cette femme à sa mère, dès lors on comprend mieux ce qui se jouait pour lui au moment des faits. « L’inceste est la jouissance d’un objet interdit, l’objet cause du désir selon la loi est un objet perdu. La loi ne consiste même en rien d’autre qu’en cette perte fondatrice de la castration symbolique » nous disent Freud et Lacan. Ce passage à l’acte… la défiguration de cette femme ne serait-elle pas alors une tentative de faire advenir cette castration symbolique ?
Il décrit sa relation à l’objet de son désir sur le mode de la jouissance et nous l’avons vu sans médiation du tiers qui rappelle la loi que Lacan énonce en ces termes « toute jouissance est impossible où le tout n’existe pas ou tu ne peux jouir de ta mère ».
Évoquer sa relation à l’autre en ces termes est le placer du point de vue de sa structure dans le registre de la psychose ; une perte structurante n’a pas eu lieu : « l’objet, assure Lacan, le psychotique le tient dans sa poche, il l’a à sa disposition, c’est ce qu’il appelle ses voix. Il est encombré d’objets qui lui procurent une jouissance morbide ».
Que sa souffrance soit liée à une séparation qui ne s’est pas opérée, il s’agit de ce que Hans Ependorfer dit avoir éprouvé : « à ce moment là quelque chose a explosé comme un barrage qui aurait cédé. Je me suis à cet instant définitivement séparé de ma mère, j’ai laissé libre cours à ma haine, à la vengeance, aux sentiments bafoués d’un enfant envers sa mère, tous ces souhaits, toutes ces espérances, toutes ces déceptions, je les ai enfoncées dans ce visage en martelant, déchirant, lacérant, poignardant, je me sentais libéré, vraiment libéré ».
Dès qu’il rentrera chez lui après le meurtre, sa mère était devenue une étrangère, dira-t-il. Tout indique que le passage à l’acte a produit un sentiment de séparation à l’égard de l’objet d’une morbide jouissance incestueuse. Douze ans plus tard il estime n’avoir plus rien de commun avec elle, il ne ressent plus de haine à son égard mais plutôt une « étrange indifférence », il considère que seul leur nom les réunit encore.
Nous avons vu ainsi que le passage à l’acte pour Hans Ependorfer fût une tentative de faire advenir la castration symbolique, de faire advenir l’Autre et de se séparer de l’objet.
Tout passage à l’acte se caractérise par le fait de faire surgir l’objet du désir (objet a ) c’est une identification du sujet à celui-ci, mais la finalité recherchée pour le psychotique est de se séparer de cet objet, d’introduire une coupure signifiante dans cette relation, de créer du manque là où il n’y en a pas.
Maintenant nous allons prendre l’exemple de la jeune homosexuelle afin de s’interroger sur l’acting out et le passage à l’acte dans la névrose. Puis nous poserons la question de l’acting out dans la psychose.
Chez le névrosé l’objet qui cause le désir est un objet perdu, l’objet petit a. Il s’en suit un manque lié à cette perte, creusant ainsi la béance d’un vide où se loge la cause du désir et la source de la jouissance. Le sujet situe le plus essentiel de son être en ce manque spécifique qui toujours revient et qui oriente la poussée constante de la pulsion. C’est ce que nous donne à voir la jeune homosexuelle décrite par Freud dans sa propension à se montrer avec la dame de réputation douteuse.
Que montre-t-elle lorsque donnant le bras de la dame à la réputation douteuse elle croise son père ? L’objet de son désir nous dit Freud qui est « d’avoir un enfant de son père », mais Lacan nous dit que ce désir n’a rien à voir avec « un besoin maternel mais il vient comme un ersatz de l’objet manquant ». Autrement dit ce que la jeune homosexuelle exprime dans l’acting out c’est à combler ce manque, c’est ce qui lui permet ayant échouée dans la réalisation de son désir de la réaliser autrement et de la même façon : elle se fait amant, c’est à dire qu’elle va se situer dans la position phallique comme celle qui l’a et pour bien le montrer, elle le donne (à voir).
En se mettant dans cette position phallique par rapport à la dame dans le registre de l’avoir elle montre à l’Autre (le père) ce qu’elle désir…, et ce qu’elle désire c’est ce qui lui manque, c’est à dire le phallus, et elle le montre à cet autre pour qu’il le prenne et le lui rende pour boucher la béance.
Si elle se positionne dans la dialectique du désir dans l’avoir, elle se situe du point de vue de la structure dans le registre de la névrose. L’Autre existe pour elle, la castration a été d’une certaine manière opérante puisqu’elle ne se situe pas dans le registre de l’être. Apparemment une première étape dans la séparation avec l’objet semble avoir été effectuée car « pour l’avoir, nous dit Lacan, il faut d’abord qu’il ait été posé qu’on ne peut pas l’avoir ».
Ses difficultés seraient repérables à l’étape suivant, c’est à dire au niveau de la symbolisation, de la loi qui devrait lui permettre de faire le deuil de l’objet incestueux (le père), de se positionner en tant que femme et d’investir d’autres objets non incestueux.
En rivalisant avec le père, en lui montrant qu’elle l’a, elle refuse en quelque sorte le manque et récuse la castration symbolique, or la condition pour qu’une fille se positionne plus tard comme femme nous dit Lacan est de « se soustraire à la position d’objet du désir de la mère et rencontrer la dialectique de l’avoir sur le mode de ne pas l’avoir pas » et cela grâce à la position d’un père castrateur au regard de la relation mère-fille.
Qu’en est-il de cette place du père de la jeune homosexuelle ? Freud dit qu’un père castrateur est celui qui dit « non ». Le lui a-t-il signifié ? Apparemment pas, puisqu’elle continue à lui montrer l’objet de son désir dans cet acting out.
L’acting out est une adresse à l’Autre, dans la monstration, c’est à dire qu’il est à entendre dans le champ du transfert. C’est une monstration imaginaire de l’objet du désir (présentification imaginaire).
Après cette monstration de l’objet de son désir dans cet acting out (objet manquant, adressé à l’autre), le père ne lui donne pas la réponse qu’elle souhaitait et il ne dit pas non au sens d’une castration. Après un regard du père alors qu’elle était en compagnie de la dame, il y a passage à l’acte : elle se jette du parapet d’un pont.
Dans ce passage à l’acte, Freud dit qu’elle réalise son désir : « elle met bas » (niederkommen = tomber = accoucher). Elle fait donc une tentative en dehors de l’Autre pour retrouver cet objet perdu. En ce sens on peut saisir une différence entre le passage à l’acte du psychotique et celui du névrosé. Dans les deux cas il s’agit du surgissement de l’objet a en dehors de l’autre (par une « identification » à cet objet) . Tous les deux mettant en jeu la question de la castration, mais la finalité recherchée est différente. Si pour le psychotique il s’agit de se séparer de l’objet, d’établir du manque donc de faire advenir la castration, pour le névrosé, qui connaît le manque et qui a rencontré la castration, sa tentative est de combler le manque.
Pour le névrosé la fonction de l’acting out est de montrer l’objet à l’Autre en espérant que cet Autre lui donne cet objet pour combler le manque laissé par la perte de cet objet.
Qu’en est-il de l’acting out chez le psychotique ? Si on se place dans une dialectique casuistique, on serait tenté de dire que la fonction est la même, c’est à dire montrer à l’Autre, mais la finalité est différente : si pour le névrosé c’est un appel à l’Autre à combler le manque, pour le psychotique ce serait un appel à l’Autre à arrêter le manque du manque, à la castration.
Ceci renvoie à la question de savoir si l’Autre existe chez le psychotique et donc de savoir si on peut parler d’acting out chez le psychotique.
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Chez le pervers, peut-on parler d’acting out ou de passage à l’acte ? Chez le pervers il y a bien eu castration, mais celle-ci est déniée, il y a déni de la perte, ce qui donne une perte de la subjectivité du je : pour le pervers c’est l’autre qui désir, ce n’est pas lui qui désir, ainsi il dira « cet objet, cette femme est désirable », il ne dira pas « je désir cet objet, je désir cette femme ». Pour le pervers c’est l’autre qui cherche à faire advenir, à retrouver l’objet perdu.
Dans son agir répétitif le pervers n’est pas dans l’acting out ou dans le passage à l’acte, il est dans le symptôme, c’est la réponse qu’il se donne à sa question sur la castration, sur la perte : « il n’y a pas de castration, il n’y a pas de perte, et je cherche à le vérifier ».
Ceci ne veut pas dire qu’il n’a jamais apparition de l’objet a, ou plutôt de la perte dans l’acte pervers. Je vais prendre l’exemple d’un curé pervers qui fréquentait les prostituées. Le sommet de son plaisir consistait post-coïtum à dire à la partenaire : « eh bien, tu sais avec qui tu viens de faire l’amour ? … avec un prêtre ». Il se satisfaisait de ce qu’il pensait lire dans l’œil de sa partenaire, c’est à dire une sorte de stupéfaction horrifiée devant l’immensité du péché commis. Jusqu’au jour où l’illusion ne pût être soutenue car la partenaire lui dit : « ben mon pauvre type… ». Il est alors renvoyé à lui-même, cela le laisse seul à quelque chose qui ne peut être entendue que comme quelque chose de son propre manque. Il n’y a plus illusion de la non-perte. Il perd l’illusion de la non perte, le déni n’est plus efficace, il est confronté à la perte. Il y a eu monstration au pervers de la perte qu’il déniait et il la voit. Son univers s’effondre. Il vacille alors dans l’effondrement dépressif, ce qui lui permet de se rendre auprès d’un analyste.
Dans l’agir qui permet dans la névrose la monstration de l’objet a par l’acting out ou le surgissement de cet objet par le passage à l’acte, l’action est faite par le névrosé pour combler le manque.
Dans l’agir qui permet dans la psychose le surgissement de l’objet a par le passage à l’acte, l’action est faite par le psychotique pour arrêter le manque du manque.
Dans l’agir qui permet dans la perversion de voir la perte jusque lors déniée, l’action de cette monstration n’est pas faite par le pervers, mais par l’autre.
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