Sexologos  n° 23

Novembre   2005 

Daniel SIBONY

Publications

 

Les Avatars de l'amour 

 

 

Un avatar, c'est une métamorphose, une transformation, entre deux formes de la vie. Et chacun sait que l'amour, qui rapproche sexuellement et met aux prises deux êtres, connaît des avatars, des métamorphoses surprenantes, dont la principale, bien connue des thérapeutes, c'est le symptôme.

Car un symptôme est une sorte de "mot" d'amour malheureux, un mot souvent assez gros, qui peut être très compliqué. La plupart des symptômes contiennent - et retiennent - un élan d'amour bloqué, arrêté, ou enlisé. La plupart des symptômes dont parlent et souffrent nos patients, sont une manière de faire avec l'amour qui empêche de le faire exister ou de le faire, tout simplement. Il se peut même que tout symptôme questionne, outre la possibilité de vivre, celle d'aimer et d'œuvrer. Il arrive que certains constatent, à un âge conséquent, qu'ils n'ont pas eu une "vraie" histoire d'amour; mais ils se doutent que s'ils l'ont contournée, s'ils ont évité de s'y exposer, c'est que la moindre atteinte aurait été fatale pour eux, ou destructrice, dans l'état de mise à nu où ils auraient pu se trouver tant il est vrai que le symptôme qui les couvre est resté implacable. C'est là un cas banal, mais un cas encore plus banal est celui où l'on parle de l'amour qui s'éteint par une sorte de fatigue, de routine, d'usure du désir. Je pense, avec l'approche que je vous propose pour le symptôme, que s'il y a effet d'usure ou de fatigue, ce n'est pas dû à la répétition de l'amour: ce qui se répète et qui épuise, c'est de buter de la même façon sur le symptôme de l'autre, sachant que celui qu'on a ne s'y ajuste pas vraiment. Bien sûr on peut aller jusqu'à aimer l'autre au-delà de son symptôme; l'amour narcissique peut aller jusqu'à absorber l'autre, symptôme compris. On troque alors l'usure contre la dévoration. On peut aussi, bien sûr, faire sa place au symptôme de l'autre en l'interprétant, en le posant comme événement indépassable d'une histoire plus lointaine, donc en basculant dans un amour englobant où le désir laisse quelques plumes. En règle plus générale, on bute sur le symptôme de l'autre en tant que c'est la façon qu'a l'autre de "fixer" son rapport à l'amour. Et quand ça bute régulièrement et que l'amour finit par s'user, c'est comme si l'un des partenaires découvrait que l'autre aimait un tiers plus que lui, plus que le lien qui lie le couple, et ce tiers c'est le symptôme. Cette idée n'est qu'à moitié "pessimiste", car elle montre que même sous la forme de symptômes, l'amour et le désir ont quelque chose d'increvable, et qu'il "suffit", pour les vivre, de les déloger quelque peu de l'impasse où les a mis une économie pulsionnelle un peu "juste". Et il faut bien les libérer car ce qu'on attend de l'amour - une régénération de soi - nul symptôme ne le fournit. Du reste, il arrive souvent qu'on aime l'autre non pas pour ce qu'il est, ou ce que nous sommes, mais parce qu'il est l'occasion de revivre l'état de l'énamoration où justement l'amour semble à nouveau libéré et s'offrir à être encore revécu. Dans ces cas, on aime l'autre par "reconnaissance" - sous le signe de l'amour qui dépasse l'un et l'autre. 


Qu'est-ce qu'on attend de l'amour? On est très loin de ce que Platon dit là-dessus: pour lui on attend de l'aimé qu'il nous complète. Je dirai presque le contraire: on attend de l'aimé qu'il nous décomplète: qu'il nous donne notre manque-à-être sous une forme vivante. On l'aime, non parce qu'il obture notre manque et l'apaise, mais parce qu'il nous le révèle comme un appel de vie, comme vivant et vivable. On l'aime parce qu'il nous donne - nous redonne - la faille fondatrice, ontologique, entre l'être et ce-qu'on est, la faille qui ouvre le narcissisme, celle qui fait communiquer notre présence au monde avec l'être qui la porte et la traverse, avec "autre chose" qui n'est pas toujours "le divin", ou pas encore, mais qui est déjà l'au-delà de ce que nous sommes avec nos cadres, nos limites, nos contours narcissiques inscrits ou fantasmés. C'est vrai pour le couple de passage (si le passage est consistant) et pour le couple engagé, installé, "marié". Soit dit en passant le mariage se rompt parce qu'il est devenu facile à rompre, mais son enjeu reste précis: aller chercher, grâce au lien qu'il inscrit, un supplément de symbolique, c’est-à-dire d'une certaine transmission de l'amour. Outre que ceux qui se séparent basculent rarement dans la vie monacale, (en somme ils refont couple ou se remarient d'une façon ou d'une autre), il est possible qu'après un certain épuisement, du mariage (sous l'entrechoc des symptômes) et du divorce (sous l'effet du symptôme dépressif) il est possible que l'on assiste à un regain: le désir de lien et l'amour du symbolique peuvent à nouveau se présenter, sous le signe de la promesse - qui est plus faite pour être vécu que "tenue".

Mais pour revenir à ce qu'on attend de l'amour, quand l'écran des symptômes cesse d'être étanche, on peut être plus précis. Dans la rencontre de l'amour, qui n'est pas le rendez-vous mais l'ensemble de ce qui va se donner lieu, les deux partenaires viennent chacun avec sa coupure entre corps-visible et corps-mémoire, ou corps charnel et corps inconscient; chacun est un entre-deux-corps. Imaginons qu'il y ait rencontre, et qu'elle soit au-delà de la séduction (la séduction est incontournable, mais si on y reste, ce n'est plus de l'amour, c'en est une fétichisation; de même pour la séduction charnelle, qui existe, qui est même assez fréquente: des gens font l'amour dans l'espoir de le faire apparaître). On a quatre termes, quatre instances, chacune étant un entre-deux. La rencontre produit un effet de croisement singulier: votre corps-charnel répond au corps-mémoire de l'autre, et votre corps-mémoire à son corps-charnel. Tous les grands textes en témoignent, et l'expérience aussi: la chair vibre appelée par des mots ou des signes abstraits, et la pensée s'émeut à l'appel de la chair de l'autre. Ce croisement, qui est le propre de l'amour, et dont le rapport sexuel semble être la quintessence, se produit quel que soit le temps, l'époque, depuis les temps pré-bibliques ou médiévaux jusqu'à la post-modernité. Les deux "entre-deux" tentent de s'ajuster, de s'accorder, avec le risque bien sûr que ce soit les symptômes qui s'ajustent trop bien. Ce qui est sûr, c'est que chacun, recevant du choc avec l'autre son manque-à-être, son ouverture à l'être, il se forme un triangle: dans le cas de la rencontre homme-femme (c'est quand même ce couple qui a transmis l'humanité, et on peut donc sans abuser lui donner la priorité, la souveraineté), il se forme un triangle où les deux termes, les deux pôles se complètent d'un troisième que j'appellerai, pour aller vite, l'être. Ainsi les deux amours de l'un et l'autre s'accrochent à un troisième terme qu'on peut appeler amour de l'être. C'est lui qui permet de "passer" (par-dessus) les symptômes. Et sans cet amour de l'être, c'est la prédation des jouissances où la plus tenace l'emporte.

Ce passage par autre chose, que j'appelle l'être, et qui est au minimum l'univers des possibles, semble essentiel dans l'amour. Lui seul peut expliquer que certains couples perdurent dans le mariage, avec un amour indéniable, sans que les rapports sexuels soient fréquents ou marquants; et pourtant, sans aucune résignation (seul le témoin extérieur la voit par ce qu'il la projette sur eux), ils se construisent quelque chose sous le signe de l'amour de l'être, sachant qu'à tout moment le croisement est possible entre corps-mémoire et corps-visible, de l'un et l'autre.

Cet accrochage ou ce croisement qui fondent aussi ce qu'on nomme le coup de foudre, on le trouve déjà dans certains couples bibliques qui furent évoqués ici. Relisez la rencontre d'Isaac et de Rebecca, c'est un coup de foudre par transfert ou transport: le père d'Isaac envoie son serviteur prendre femme pour son fils dans le pays de ses origines. (L'amour de l'être c'est aussi cela : compter avec les origines, pour ressaisir de façon vivable la perte d'origine, la perte originelle. Un des avatars de l'amour c'est le deuil, plus ou moins réussi, de cette perte.) Et le serviteur arrive au pays et organise une scène à la Breton: me voilà à la source où les jeunes filles viennent puiser l'eau, et celle qui répondra à ma demande: "Oui, je te donnerai à boire et à tes chameaux aussi je donnerai à boire", je saurai que c'est celle-là que tu as destiné à ton serviteur. (Il parle à l'être divin.) Et il attend, et les choses se passent comme il l'a espéré. On dirait Breton au café, qui se dit: Si la femme à l'autre table se lève quand j'ai fini ma lettre d'amour, alors c'est à elle que je l'écrivais… Agencement humoristique de l'étincelle, du coup de foudre, mais dans la Bible c'était par procuration. Entre nous, si elle doit penser faire boire les chameaux, c'est qu'elle doit déjà les avoir remarqués, comme véhicule essentiel pour partir ailleurs, pour franchir le désert. C'est donc qu'elle est prête à l'aventure. Et quand elle arrive vers Isaac, c'est le coup de foudre, et le Texte mentionne: Isaac la mena dans la tente de sa mère et il s'est consolé avec elle de la mort de sa mère. Voilà, c'était parti sur le mode incestuel avec la mère et ça se poursuit avec la femme sur un mode consolant, de retour à la vie.

Le croisement dont je parle dépasse la question de la symétrie entre les sexes. Du reste c'est ainsi que j'interprète la scène où Eve sort d'un os d'Adam: façon de rééquilibrer le fait évident que l'homme sort du ventre de la femme. Façon de rétablir non pas une symétrie mais un certaine équilibrage. La symétrie c'est l'équilibrage des pauvres… d'esprit. Il faut que ce soit pareil de chaque côté. Or ce qui donne le mouvement et l'émotion c'est non seulement la différence irréductible mais le jeu des entre-deux, leurs croisements variés; la capacité des deux à transiter par le tiers que j'appelle l'amour de l'être.

Certes, le fait que ça ne tombe pas juste, sauf ajustage des symptômes, est une source de gémissements et de sagas tristes, scandées par ce refrain: les histoires d'amour se terminent toujours très mal. Avec notre approche, on le comprend très bien : la rencontre commence, le croisement s'amorce, se poursuit, mais un moment ou l'autre, chacun envoie sa petite fusée chercheuse qui continue à poursuivre sa jouissance symptomatique. Et lorsqu'elle atteint sa cible, le symptôme du sujet, alors celui-ci entre en compulsion; autant dire qu'il entre en religion, et l'autre ne peut pas l'en faire sortir. Ils peuvent toujours satisfaire la pulsion de temps à autre, mais ce qui l'emporte c'est la compulsion qui finit par casser l'amour.

Les pièces de Shakespeare sur l'amour - car il n'y a pas que la Bible et les romans - se terminent souvent très mal. Voyez celle où Cléopâtre annonce dès le début la couleur : je veux savoir jusqu'où je peux être aimée… C'est un programme compulsif increvable, car toute limite une fois atteinte doit être repoussée, toute réponse obtenue doit être récusée. Mais dans le trajet, la femme bute sur ce paradoxe, si courant : l'homme doit être son instrument, mais il doit être, en même temps, un homme, c’est-à-dire différent d'elle et qui échappe à ses programmes. Elle doit le façonner mais il doit y résister. C'est presque un double-bind.

Certes, cela questionne le devenir homme, mais la femme aussi bute violemment sur la question du devenir femme. J'ai appelé ce voyage ou ce problème: l'entre-deux-femmes. J'ai introduit cette notion (en 1978), dans La haine du désir, en vue de reformuler le problème de l'hystérie qui me semblait mal posé: le problème d'une femme, ce n'est pas l'homme ou le pénis, c'est l'autre-femme en tant que supposée détenir les attributs du féminin et à qui il faut les prendre, les arracher, puisqu'elle (ou la mère) refuse de les transmettre. Les lui prendre, avec l'angoisse d'échouer ou la culpabilité de réussir.

Cela ne veut pas dire que l'envie du pénis soit négligeable, mais elle prend dans notre approche une autre forme. Dans le rapport sexuel homme-femme, chacun des deux a un sexe biologique; il y a le sexe de la femme avec toute sa complexité, le sexe de l'homme, le pénis, qui n'est pas vraiment simple; mais en plus de ces deux, il y a un objet supplémentaire qui fait le joint. Il se trouve que c'est l'homme qui le porte, le long de son pénis. Il fallait bien que l'un des deux porte l'emblème de ce passage par le tiers. L'homme le porte, vu que la femme a d'autres choses à porter… Dans l'érection, essentielle au rapport sexuel, le désir de l'un ou l'autre, mais plutôt des deux, allume le joint; et ce joint appartient aux deux. L'homme le porte dans le rapport, mais après le rapport, il en est plutôt encombré. Bien souvent on confond son pénis avec sa capacité de jointure, qui est celle des deux (car si la femme n'en veut pas, le joint ne veut pas s'allumer, ou il s'éteint à tout bout de champ); de même si elle le veut trop, par rapport au vœu de l'homme. Si les symptômes butent l'un sur l'autre, le joint a du mal à s'allumer. Plus tard, l'un des avatars de ce joint ce sera l'enfant: c'est souvent lui qui fait le joint entre les deux, à ses risques et périls.
 
 
 

 

Daniel Sibony

Retour