Sexologos  n° 20

Novembre   2004 

André Comte Sponville.

 

Publications

 

 

LE SEXE NI LA MORT 
PHILOSOPHIE DE LA SEXUALITÉ 

 

Vous connaissez la belle formule de La Rochefoucauld : "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement”. Cela fait au moins une différence avec le sexe : le regarder fixement, outre que cela fait partie du métier de plusieurs d’entre vous, voilà ce que peu d’hommes et de femmes, de nos jours, s’interdisent ou redoutent. Pourquoi, lorsque j’ai commencé de préparer cette conférence, est-ce pourtant cette formule qui me vint ? Peut-être parce que l’essentiel, dans les trois cas — le sexe, la mort, le soleil — , échappe au regard, ou l’aveugle, tout en continuant, et peut-être par cela même, de le fasciner. L’essentiel ? Non pas le sexe, comme organe, mais la sexualité, comme fonction, comme pulsion, comme mystère, comme découverte, comme rencontre, comme aventure, comme abîme. La sexualité, ou le désir ?
L’une et l’autre : celle-là est une espèce ou une occurrence de celui-ci — à moins, dirait peut-être Freud, que ce ne soit l’inverse. Reste à la penser dans sa singularité ou dans son amplitude, et c’est ce que je voudrais ici esquisser.
I - LES PHILOSOPHES ET LA SEXUALITÉ
En un sens général, et d’un point de vue biologique, on peut appeler sexualité tout ce qui concerne la reproduction sexuée.
C’est en ce sens qu’on peut parler, quoique l’expression m’ait toujours paru discutable, de la sexualité des plantes. S’agissant de la sexualité humaine, en revanche, cette définition serait à la fois trop large et trop étroite : beaucoup de nos actes ou de nos fantasmes sexuels n’ont rien à voir, sinon très indirectement, avec la reproduction ; et certaines formes de reproduction médicalement assistée (pour ne rien dire du clonage) peuvent être tout à fait disjointes, dans l’espace et dans le temps, de ce que nous entendons ordinairement par sexualité.
S’agissant de cette dernière, je proposerai plutôt la définition suivante, à la fois plus restreinte, quant à l’espèce visée (l’espèce humaine, ce qui ne veut pas dire que notre sexualité n’ait rien de commun avec les sexualités animales), et plus large, quant aux phénomènes qu’elle enveloppe. La sexualité, de ce nouveau point de vue, a moins à voir avec la reproduction qu’avec le désir et le plaisir — du moins avec un certain type de désir ou de plaisir. Il s’agit moins de faire des enfants que de prendre ou donner du plaisir.
Qu’est-ce que la sexualité ? C’est l’ensemble des affects, des fantasmes et des comportements qui sont liés, fût-ce de façon seulement imaginaire, à la jouissance sexuelle du corps d’un autre, ou du sien propre. Ce serait donc le plaisir qui serait premier ? Non pas, sans doute, mais le désir qui le vise et le rend possible.
C’est moins une faculté qu’une fonction, moins un instinct qu’une pulsion.
Quelle différence entre une faculté et une fonction ? La faculté est un " pouvoir faire ", disait Kant ; la fonction subsiste même quand on ne peut pas, ou plus.
Quelle différence entre l’instinct et la pulsion ? L’instinct est un savoir-faire transmis biologiquement. L’oiseau sait faire son nid comme l’araignée sait tisser sa toile, sans avoir besoin qu’on le leur apprenne. Les gènes y suffisent.
L’homme, de ce point de vue, est très démuni. Il a peu d’instincts à la naissance (la succion, la préhension, la marche, qu’il perdra en grandissant…), et la sexualité, spécialement, n’en est pas un. Elle n’inclut aucun savoir-faire. C’est pourquoi les enfants s’interrogent tellement (voyez ce que dit Freud sur la curiosité sexuelle), et les adultes guère moins. Le désir sexuel ne nous apprend pas comment faire l’amour, ni ce que désire l’autre, ni même ce que c’est que le coït. Il n’y a pas d’harmonie préétablie des sexes. Les organes correspondent à peu près. Mais les désirs et les fantasmes, point toujours. La sexualité n’est pas un instinct, c’est une pulsion. C’est pourquoi nous avons besoin d’éducation sexuelle, et de sexologues parfois.

 

De la volupté à l’indolence

 

Les philosophes, sur cette sexualité, furent souvent circonspects.
Trop d’emportement en elle, ou en nous, trop d’aveuglement, trop d’égoïsme, trop de violence, trop d’animalité peut-être.
Même mes philosophes préférés s’en méfient. Le doux et prudent Epicure y voit un désir certes naturel, mais non nécessaire (on peut vivre, et même être heureux, sans chercher à le satisfaire) : " Qu’on s’estime heureux si l’on s’en tire sans dommage " ! Spinoza, pourtant peu moralisateur, n’est guère plus enthousiaste : la libido (" le désir et l’amour de l’union des corps ", qu’on traduit ordinairement par " lubricité "), sans être absolument condamnée, n’est guère valorisée dans l’Éthique, c’est le moins que l’on puisse dire (alors que la chasteté l’est, en tant qu’elle manifeste " la puissance de l’âme "), et le mariage lui-même n’est conforme à la raison que s’il vise à la procréation et doit davantage à la " liberté intérieure " des deux époux qu’à leur seule beauté . Sur ce dernier point, je serais d’accord avec Spinoza. Mais enfin, cela ne nous apprend pas grand-chose sur la sexualité. Il évoque ailleurs l’accaparement de l’esprit pendant le désir, et la " tristesse extrême " qui suit " la jouissance de la volupté ". Cela ne dépasse guère le lieu commun bien connu ("Post coïtum omne animal triste") et bien discutable. La sexualité et Spinoza méritaient mieux. Je ne connais guère que Montaigne qui parle du sexe comme il faut, avec l’alacrité, la légèreté, la profondeur et l’humour qui conviennent. " Chacune de mes pièces me fait également moi que toute autre, constate-t-il, et nulle autre ne me fait plus proprement homme [ou femme] que cette-ci . " Point de fausse pudeur chez lui : "Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne [sans honte] et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment : “tuer”, “dérober”, “trahir” ; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ? " Non, pourtant, que la sexualité soit un sujet absolument comme un autre. Montaigne en souligne comme il faut la force et l’étrangeté: "Nous mangeons bien et buvons comme les bêtes, mais ce ne sont pas actions qui empêchent les opérations de notre âme. En celles-là nous gardons notre avantage sur elles ; cette-ci met toute autre pensée sous le joug, abrutit et abêtit par son impérieuse autorité toute la théologie et philosophie qui est en Platon ; et si [et pourtant] il ne s’en plaint pas. Partout ailleurs vous pouvez garder quelque décence ; toutes autres opérations souffrent des règles d’honnêteté ; cette-ci ne se peut pas seulement imaginer que vicieuse ou ridicule.
Trouvez-y, pour voir, un procédé sage et discret ! " Ce n’est pas une raison pour la condamner (" Sommes-nous pas bien brutes de nommer brutale l’opération qui nous fait ?… 
Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même, à qui ses plaisirs pèsent, qui se tient à malheur ! "), encore moins pour se l’interdire (Montaigne, vieillissant, fait plutôt des efforts pour l’entretenir). C’en est une, en revanche, pour essayer de la penser. Qu’est-ce que la sexualité ? D’abord une fonction biologique, voire physiologique. Si on laisse la littérature de côté, " l’amour n’est autre chose que la soif de cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération ou indiscrétion. " Rien là que de très naturel. Lucrèce aurait pu dire la même chose, et l’a dit à peu près. Mais quel contraste, dès lors, avec nos prétentions de civilisés ! Le sexe rabat notre caquet : " Pour Socrate, l’amour est appétit de génération par l’entremise de la beauté [c’est une référence au Banquet de Platon, 204-208]. Et, considérant maintes fois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés et étourdis de quoi il agite Zénon et Cratippe, cette rage indiscrète, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au plus doux effet de l’amour, et puis cette morgue grave, sévère et extatique en une action si folle, et qu’on ait logé pêle-mêle nos délices et nos ordures ensemble, et que la suprême volupté ait du transi et du plaintif comme la douleur, je crois qu’il est vrai ce que dit Platon que l’homme est le jouet des dieux, et que c’est par moquerie que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune, pour nous égaler par là [nous rendre tous égaux], et apparier les fols et les sages, et nous et les bêtes. Le plus contemplatif et prudent homme, quand je l’imagine en cette assiette, je le tiens pour un affronteur [un trompeur, un comédien, un escroc] de faire le prudent [le sage] et le contemplatif. "
Il y a davantage, qui annonce ce que Freud appellera " le principe de Nirvana ", où il voyait " l’un de nos plus puissants motifs de croire en l’existence de pulsions de mort ". Le désir est une tension, qui vise à la détente, à l’apaisement, au retour à l’état antérieur, donc à sa propre disparition — à la mort ou au nirvâna.
Montaigne, qui ne connaît pas le mot "nirvâna" et n’a guère d’attirance pour la mort, parle plutôt d’indolence ou de repos. " Notre bien être, dit-il avec Épicure, ce n’est que la privation d’être mal. Voilà pourquoi la secte de philosophie qui a le plus fait valoir la volupté [l’épicurisme], encore l’a-t-elle rangée à la seule indolence. Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de bien que l’homme puisse espérer . " C’est ce qu’Épicure appelait le plaisir en repos (celui, sexuellement, qui succède à l’orgasme). Cela n’empêche pas qu’il y ait aussi un plaisir en mouvement, mais qui tend, c’est pourquoi il y a mouvement, vers le repos. La sexualité en est un exemple : " Car ce même chatouillement et aiguisement qui se rencontre en certains plaisirs et semble nous enlever au-dessus de la santé simple et de l’indolence, cette volupté active, mouvante, et, je ne sais comment, cuisante et mordante, celle-là même ne vise qu’à l’indolence comme à son but. L’appétit qui nous ravit [nous entraîne] à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chasser la peine que nous apporte le désir ardent et furieux, et ne demande qu’à l’assouvir et se loger en repos et en l’exemption de cette fièvre . "
Principe d’indolence… Pour Montaigne, c’est très loin d’être une condamnation. Il y a une sagesse du corps (" si la simplesse nous achemine à point n’avoir de mal, elle nous achemine à un très heureux état selon notre condition "), et la sexualité, de ce point de vue, est souvent plus sage que l’amour qui l’accompagne. Faut-il alors, comme le voulait Lucrèce, faire l’amour sans amour ? Non pas : " J’ai horreur d’imaginer mien un corps privé d’affection, écrit Montaigne ; on aime un corps sans âme ou sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir ". Le viol le révulse. Le libertinage ne le tente pas. Faire l’amour " sans amour et sans obligation de volonté, en forme de comédiens ", on n’en peut " espérer aucun fruit qui touche ou satisfasse une belle âme ".

 

L’humanité comme sujet et comme chose

 

Pardon d’avoir cité Montaigne si longuement. Ce n’était pas d’abord mon projet. Je ne voulais qu’évoquer en passant Épicure, Spinoza, Montaigne, qui sont mes maîtres à penser et à vivre, en venir rapidement à Schopenhauer, qui voit dans la sexualité l’expression même du vouloir-vivre (et dans l’amour un piège de la nature, pour susciter les unions les plus favorables à l’espèce ), évoquer en passant Feuerbach, pour lequel la différence sexuelle est l’origine à la fois de l’amour et de la morale , enfin, et sans souci de chronologie, terminer par Kant, qui aborde le sujet avec sa poésie et sa légèreté coutumières : "Le rapport sexuel (commercium sexuale) est l’utilisation réciproque qu’un être humain fait des organes et des facultés sexuels d’un autre être humain".
Mais il ajoute ceci, qui va plus loin ou plus profond : "L’usage naturel qu’un sexe fait des organes sexuels de l’autre est une jouissance [au double sens du terme : comme plaisir et comme droit d’usage] pour laquelle chacune des deux parties se donne à l’autre. Dans cet acte, un être humain fait de lui-même une chose, ce qui entre en contradiction avec le droit de l’humanité dans sa propre personne.
Cela n’est possible qu’à l’unique condition que, lorsqu’une personne est acquise par l’autre comme chose, elle fasse en retour l’acquisition réciproque de cette dernière ; car ainsi elle se reconquiert elle-même et rétablit sa dimension de personne ", ce qui suppose " un rapport d’égalité dans la possession " et permet d’échapper — grâce au mariage, selon Kant — à la " déshumanisation ".
Le génie est une grande chose. J’aime que Kant, dont on dit qu’il est mort puceau, voie si bien ce qu’il y a de trouble et d’obscur dans la sexualité, cette tendance à objectiver l’autre, à le chosifier, comme dira Sartre, à le "consommer ", comme dit Kant , et qui pourtant n’est agréable, et même n’est possible, que parce que l’autre est une personne et donc n’est pas une chose (le moyen de chosifier une poupée gonflable ?). J’aime, s’agissant de cette chosification ou consommation, qu’il en souligne d’entrée de jeu la nécessaire réciprocité, seule gage de l’égalité.
Consommer l’autre comme une chose n’est moralement acceptable qu’à la condition de se donner aussi à lui comme une chose. Se donner à lui n’est acceptable qu’à la condition de le recevoir pareillement. Encore cette réciprocité n’est-elle nécessaire que pour la morale, point pour la sexualité.
La tension, entre la morale et le sexe, n’en demeure pas moins. Cette personne qui se donne ou se prête, on peut prendre plaisir à la soumettre, à la dominer, à l’utiliser parfois — mais c’est parce qu’elle est libre. Certains prendront plaisir à l’humilier ; mais ils ne le peuvent et n’en jouissent que parce qu’ils savent, même en la profanant, sa dignité. On ne peut pas humilier une poupée gonflable, ni chosifier un godemiché.
On ne peut humilier qu’un esprit. On ne peut chosifier qu’un sujet. C’est peut-être ça, le vrai point aveugle ou aveuglant : qu’on veuille posséder l’autre comme une chose (et son sexe en effet en est une, quoique animée), tout en sachant qu’il n’est pas une chose, ou pas seulement ni d’abord ni surtout. C’est en quoi il y a une contradiction entre la morale et le sexe, et non parce que la morale serait par essence pudibonde ou castratrice (elle ne l’est que par accident ou par religion, point par essence : voyez les Grecs, voyez Montaigne, si peu pudibonds), mais parce que la sexualité est par essence amorale, voire immorale.
On devrait considérer l’autre comme une fin en soi, montre Kant, autrement dit comme une personne. Et l’on n’en jouit que davantage à le considérer comme un moyen, comme un objet, comme une bête ou une chose. Il y a de la profanation, dans l’acte sexuel, qui souligne ce qu’il y a de sacré, comme dirait mon ami Luc Ferry, dans l’être humain (on ne peut profaner, par définition, que le sacré). Sacré moral, à ce qu’il me semble, plutôt que religieux. Jouissance de la transgression plutôt que du blasphème, de l’impudeur plutôt que de l’impiété.
Volonté de se soumettre l’autre, ou de se soumettre à lui, plutôt que prétention à se libérer du divin. Jeu avec la bête en nous, plutôt qu’avec le dieu. L’ambivalence n’en demeure pas moins, ou plutôt n’en est que redoublée. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal. Mais qui fait la bête fait l’homme (seul un humain peut être attiré par sa part de bestialité ou d’anti-humanisme pratique, voire affectif ou érotique). Le numineux, qui est le sacré premier ou primitif (le mot vient du latin numen, qui signifie la divinité), est à la fois " tremendum " et " fascinans ", soulignait Rudolf Otto, disons à la fois effrayant et fascinant, attirant et repoussant. Le soleil ni la mort…
Quelle religion plus compréhensible que le culte solaire, sinon le culte des morts ? Et quoi de plus numineux, en ce sens, que le sexe d’une autre personne. Surtout attirant ? Surtout repoussant ? Surtout fascinant ? Surtout effrayant ? Cela dépend du désir, ou de l’absence de désir, ou de son orientation, et c’est où l’on atteint peut-être l’essentiel.

 

II - LA SEXUALITÉ COMME MANQUE ET COMME PUISSANCE

 

La sexualité est une occurrence du désir, disais-je, une de ses formes ou espèces, au même titre que l’appétit (désir de nourriture), la soif (désir de boisson), la cupidité (désir d’argent) ou l’ambition (désir de pouvoir, de réussite, de gloire). Quelle est sa différence spécifique ? De désirer le corps d’un autre ? De désirer l’orgasme ? Mais d’abord, qu’est-ce que le désir ?
Il y a deux façons de penser le désir et l’amour. On peut les penser selon Platon, ou selon Aristote et Spinoza. (Sur la sexualité, Spinoza est décevant ; mais sur l’amour, il est vraiment excellent.)

 

Du manque à l’ennui

 

D’abord, donc, Platon. Qu’est-ce que l’amour (éros) ? La réponse de Platon, dans le Banquet, est la suivante : l’amour est désir, et le désir est manque. Et Platon d’enfoncer le clou : " Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour . "
J’ajouterai simplement : et voilà pourquoi, comme dit le poète, il n’y a pas d’amour heureux. Il ne peut pas y en avoir.
Qu’est-ce, en effet, qu’être heureux ? C’est avoir ce qu’on désire. Pas forcément tout ce qu’on désire, parce qu’à ce compte-là on sait bien qu’on ne sera jamais heureux ; mais avoir une bonne partie, peut-être la plus grosse part, de ce qu’on désire, voilà ce que c’est qu’être heureux. Oui… Mais si le désir est manque, on ne désire par définition que ce qu’on n’a pas ; et si on ne désire que ce qu’on n’a pas, on n’a jamais ce qu’on désire… donc on n’est jamais heureux. Non pas, bien sûr, qu’aucun de nos désirs ne soit jamais satisfait, la vie n’est pas difficile à ce point, mais parce que dès qu’un désir est satisfait, il s’abolit en tant que manque, donc en tant que désir (puisque le désir est manque), donc en tant qu’amour (puisque l’amour est désir). " Le plaisir est la mort et l’échec du désir ", dira Sartre dans L’être et le néant . Bien sûr, puisque " le désir est manque ", comme il dit lui aussi (eh oui, il ne suffit pas d’être phénoménologue et athée pour échapper à Platon !), et que le plaisir le supprime en le satisfaisant. Manger coupe la faim. Et faire l’amour ôte ordinairement — en tout cas chez les hommes et au moins provisoirement — le désir de le faire… C’est où la débauche atteint vite sa limite. Mais la passion aussi, peut-être. " Le plaisir est la mort et l’échec du désir... " Qui ne voit que le couple, pareillement, est souvent l’échec et la mort de l’amour ? 
Vous vous disiez, Messieurs : " Qu’est ce que je serai heureux quand je l’aurai, ou si je l’ai un jour ! " Vous n’étiez donc pas heureux, puisque vous ne l’aviez pas. Pour certains d’entre vous, cela a duré des mois, voire des années. Et puis certains l’ont eue, comme on dit, d’autres pas. Tant mieux pour les premiers.
Oui, mais dès lors que vous l’avez " eue ", disons que vous l’avez séduite, possédée, épousée peut-être, dès lors qu’elle partageait votre lit et votre vie, inévitablement, à force d’être là tous les soirs, tous les matins, elle a fini par vous manquer de moins en moins, puis moins qu’une autre ou moins que la solitude. Vous auriez pu vous dire alors : " J’ai celle que je désirais. " Oui, mais être heureux, ce n’est pas avoir ce qu’on désirait ; c’est avoir ce qu’on désire. Et vous n’êtes guère plus heureux qu’avant, du temps où vous désiriez ce que vous n’aviez pas encore… C’est Albertine présente, Albertine disparue, dans A la recherche du temps perdu. Quand elle n’est pas là, le narrateur souffre atrocement, elle lui manque tellement, il est prêt à tout pour qu’elle revienne. Et quand elle est là, il s’ennuie, puisqu’elle ne lui manque plus, et il est prêt à tout pour en avoir une autre, pour être libre, pour qu’elle s’en aille…
C’est Folon, je crois, qui mit un jour dans la bouche d’un de ses personnages, le constat suivant : " Quand je ne suis pas seul et que je croise une fille dans la rue, je me dis : “Ah là là, si j’étais libre !” Et quand je suis libre, je suis seul. "
Cela rejoint une formule du très platonicien Schopenhauer, dont je dis toujours qu’elle est la plus triste de toute l’histoire de la philosophie : " Ainsi toute notre vie oscille, comme un pendule, de gauche à droite, de la souffrance à l’ennui . " Souffrance, parce que vous désirez ce que vous n’avez pas, et vous souffrez de ce manque ; ennui, parce que vous avez ce qui dès lors ne vous manque plus, et que vous vous découvrez pour cela incapable de désirer.
Tantôt vous désirez celui ou celle que vous n’avez pas, et vous souffrez de ce manque ; c’est ce qu’on appelle un chagrin d’amour. Tantôt vous avez celle ou celui qui ne vous manque plus, et vous vous ennuyez ; c’est ce qu’on appelle un couple.
Comment en sortir ? Non pas forcément du couple, c’est à chacun d’en décider, mais de son échec programmé ?
Comment échapper au piège du manque ? Comment se libérer de cette alternance de souffrance et d’ennui ?
Comment échapper à Platon et à Schopenhauer, au manque et à l’ennui ?
Allons au plus court, et au plus concret. Il n’y a qu’une seule objection, une seule réfutation en acte du platonisme : c’est un couple heureux. Cela m’est une raison supplémentaire d’aimer les couples, quand ils sont heureux, et de n’être pas platonicien. Parce que ça, un couple heureux, Platon ne nous donne guère les moyens de le penser. S’ils vivent ensemble, s’ils forment un couple, ils ne se manquent plus l’un à l’autre.
Comment peuvent-ils s’aimer encore ?
De la puissance à la joie Il faut donc penser le désir et l’amour autrement. Non pas parce que Platon aurait tort (il a raison le plus souvent, hélas), mais parce qu’il n’a pas raison toujours — parce qu’il existe, parfois, des couples heureux. Il ne faut pas rêver les couples, mais pas non plus le célibat, la solitude, la frustration. Qui ne préfère avoir quelqu’un dans sa vie et son lit ? Dès que cela dure un peu, c’est ce qu’on appelle un couple, et je ne connais guère de célibataires qui n’en aient le désir ou la nostalgie. Ils ont raison. Un peu d’amour vrai vaut mieux que beaucoup d’amour rêvé. Et il arrive, c’est ce que j’appelle un couple heureux, qu’il y en ait davantage qu’un peu. 
Penser le désir et l’amour autrement, c’est les penser non plus comme manque, mais comme puissance et joie — non plus avec Platon mais avec Aristote et Spinoza. Je parlerai surtout de Spinoza, mais enfin il faut rendre au Stagirite ce qui lui revient : dans l’Éthique à Eudème, en une phrase pure comme l’aube, Aristote donne sa propre définition de l’amour, qui est à mille lieues du manque et de l’ennui, à mille lieux de Platon ou de Schopenhauer : "Aimer, c’est se réjouir."
En ce sens, à l’inverse de ce que dit Aragon, il n’y a pas d’amour malheureux. Sauf dans le deuil, parce que la mort donne raison à Platon, pour les survivants, en rétablissant, ô combien douloureusement, le manque. Ce qui est peut-être une autre raison de refuser le platonisme. Et le romantisme aussi, peut-être, " ce beau conte d’amour et de mort ", comme disait Denis de Rougemont citant le roman de Tristan et Iseult… Combien d’époux ont redécouvert, dans le deuil, à quel point ils aimaient l’autre, à quel point, mort, il leur manquait ? Mieux vaut se réjouir, vivant, de ce qu’il ne manque pas.
Aimer, entre vivants, c’est se réjouir. Mais aimer, ici, c’est philein. On n’est plus chez éros, on n’est plus dans le manque, dans la passion dévorante de l’autre. On est du côté de philia, l’amitié, y compris dans le couple, y compris dans la sexualité, ce que Montaigne, encore lui, appelait si joliment " l’amitié maritale ".
Mais venons-en à Spinoza. Il serait d’accord avec Platon pour dire que l’amour est désir. Mais le désir, pour Spinoza, n’est pas manque ; le désir est puissance : puissance de jouir et jouissance en puissance. " Puissance " au sens où l’on parle de la puissance sexuelle, par exemple, mais pas seulement. Il y a une puissance de jouir de ce qu’on mange : c’est ce qu’on appelle l’appétit. Et puis il y a le manque de nourriture : c’est ce qu’on appelle la faim. Être platonicien (au sens où c’est moins une doctrine qu’un tempérament ou qu’une position existentielle), c’est n’être capable de jouir de la nourriture qu’à proportion de la faim, c’est-à-dire qu’à proportion du manque de nourriture. À la limite, c’est n’aimer manger que lorsque la nourriture fait défaut. Être spinoziste, c’est être capable de jouir de la nourriture qui ne manque pas. Platonisme, philosophie de la faim. Spinozisme, philosophie de l’appétit. Quand vous avez déjeuné ensemble ce midi, aucun d’entre vous n’a souhaité à l’autre Bonne faim : " Je te souhaite de bien manquer de nourriture ! D’ailleurs tu vois, il n’y a presque rien à manger, toujours aussi pingres à la SFSC : bonne faim à tous ! " Non. Vous vous êtes souhaité Bon appétit : " Ils se sont bien débrouillés, à la SFSC, ça m’a l’air tout à fait correct, ce repas : je te souhaite d’avoir la puissance de jouir de la nourriture qui ne manque pas : bon appétit !"
Ne confondons pas la faim et l’appétit. Ne confondons pas la frustration sexuelle et la puissance sexuelle. Être " en manque ", comme on dit, c’est être frustré, et bien sûr c’est une souffrance, comme la faim est une souffrance. Être capable de jouir, et éventuellement de faire jouir l’autre, c’est une puissance, et c’est déjà un plaisir. Chacun sait que ce ne sont pas les plus frustrés qui ont le plus de puissance sexuelle. La frustration rendrait plutôt impuissant ou éjaculateur précoce.
Alors qu’une pratique un peu régulière de l’acte sexuel tend, chez la plupart et sauf excès de routine, à en faciliter l’effectuation. Mieux vaut avoir un bon amant, ou une bonne amante, qu’un bon sexologue.
La puissance sexuelle, c’est quoi ? C’est la puissance de jouir et de faire jouir — c’est-à-dire au fond de désirer celui ou celle qui ne manque pas. C’est la puissance de donner tort à Platon. Parce qu’enfin si Platon avait raison, si nous ne pouvions désirer que ce qui manque, notre vie sexuelle serait encore plus difficile et compliquée qu’elle n’est — notamment la nôtre, Messieurs, parce qu’il faut bien qu’à un moment ou à un autre nous soyons en état de désirer celle ou celui qui ne manque pas, qui est là, disponible, qui se donne, qui s’abandonne, et qui nous comble.

 

Désirer jouir, ou désirer l’autre ?

 

Je simplifie, il le faut bien, nous avons peu de temps. Le vrai, c’est que tout cela se mêle, presque inévitablement, dans nos histoires d’amour et de sexe. Le manque renaît vite (" j’ai envie de toi "), aucune puissance n’en est totalement dépourvue (il faudrait qu’elle soit infinie : que nous soyons Dieu), et la puissance de manquer est encore une puissance. Mieux vaut faire l’amour qu’être en manque. Mais mieux vaut être en manque qu’être mort. C’est pourquoi il n’y a pas à choisir entre Platon et Spinoza, du moins pas d’un point de vue théorique, quant à la vérité : il ne s’agit pas de se demander lequel des deux a raison. Ils ont raison tous les deux ; ils ne parlent pas de la même chose. Ou plutôt si, ils parlent bien de la même chose (de l’amour, de la sexualité), mais pas des mêmes situations, pas des mêmes expériences affectives ou érotiques. Platon a raison à chaque fois que nous désirons surtout ce qui nous manque, c’est-à-dire au fond à chaque fois qu’on est amoureux. Quand on tombe amoureux, cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’on a trouvé l’adresse du bonheur. Mais on n’est amoureux que parce qu’on n’y habite pas. Et le couple, cela veut dire qu’on va habiter ensemble cette adresse supposée du bonheur. Le bonheur peut survivre à cette cohabitation, mais la passion non, en tout cas pas au sens ordinaire, vrai et fort du terme. Comme chacun sait, la passion ne dure que lorsqu’elle est malheureuse ; ce pourquoi elle dure d’ailleurs, sous une forme ou sous une autre, parce qu’il y a toujours assez de manque ou de malheur, y compris dans la vie d’un couple…
Platon et Spinoza ont raison tous les deux, mais ils ne parlent pas des mêmes situations : ce n’est pas la même chose de désirer celui ou celle qui manque, auquel cas on est davantage chez Platon, ou de désirer celui ou celle qui ne manque pas, d’exercer avec elle ou lui notre puissance de jouir et de nous réjouir, auquel cas nous sommes plutôt chez Spinoza.
Platon dit la vérité de la passion et de la frustration ; il me semble que Spinoza dit davantage celle de la sexualité, quand elle n’est pas en manque, et de l’amour, quand il n’est pas en souffrance ; En vérité, lorsque nous faisons l’amour et que cela se passe bien, qu’est-ce qui peut encore nous manquer ?
À bien y réfléchir, pour ce qui est de mon expérience et sans entrer dans des détails qui seraient indiscrets, l’un des rares moments où je ne manque de rien, c’est justement lorsque je fais l’amour. Certes, un platonicien pourrait me dire: "Oui, mais il te manque quand même quelque chose, lorsque tu fais l’amour, c’est l’orgasme." Bonjour l’érotisme ! Courir après l’orgasme, c’est de la sexualité masturbatoire. Si c’est l’orgasme qui vous manque, la masturbation y parvient plus rapidement, plus sûrement, et parfois mieux. La vraie question, lorsque nous faisons l’amour, la vraie question à poser à l’autre ou à soi, c’est : qu’est-ce que tu désires vraiment ? L’orgasme, ou l’autre ? Jouir, ou faire l’amour ? Sexualité masturbatoire, ou sexualité relationnelle ? (Il y a vingt ans, j’aurais dit " sexualité masculine, ou sexualité féminine ? " J’ai dû, entre temps, me réconcilier au moins un peu avec la masculinité. Je vais mieux, merci.)
Comprenez-moi bien : entre la sexualité masturbatoire (le désir d’orgasme), et la sexualité relationnelle (le désir de l’autre), il n’y a pas à choisir. Presque toujours, les deux sont présents. Que celui qui n’a jamais désiré l’orgasme me jette la première pierre. Il n’y a pas à choisir, mais il y a encore moins à les confondre. Ce n’est pas la même chose de désirer jouir, et de désirer l’autre. Ni de jouir seul, je veux dire isolé, et de jouir avec l’autre, par l’autre, de l’autre. Même la masturbation, comme chacun sait, est meilleure à deux. C’est que l’orgasme n’est pas tout. C’est qu’il n’est pas l’essentiel. L’érotisme touche davantage à la psychologie qu’à la physiologie. "Vider ses vases “, comme dit Montaigne, n’est vraiment satisfaisant qu’à la condition de ne le faire point seul.
D’ailleurs, plus nous vieillissons, plus l’orgasme nous est indifférent. Le nôtre. Celui de notre partenaire, pour toutes sortes de raisons, notamment d’amour-propre (lequel "ne le reste jamais très longtemps", comme disait Pierre Dac), nous y sommes encore attachés. Mais pour un homme de mon âge (je ne prétends pas parler au nom des femmes, ni des jeunes), il faut bien dire que l’orgasme, ce n’est plus vraiment notre problème.
En revanche, quel plaisir de désirer l’autre ! Quel plaisir de bander pour la femme qu’on aime ! Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, d’ailleurs… Quel plaisir d’être troublé par l’autre, de le troubler, de le regarder nous regarder ! Quel plaisir d’être deux ! D’habiter cette intimité, cette rencontre, cette relation… Quel plaisir de faire l’amour ! Il y a une plénitude du désir, à quoi l’amour s’ajoute souvent, et c’est tant mieux, mais qui peut aussi se suffire à elle-même. Cela me fait penser à cette
belle définition que donne René Char de la poésie : "L’amour réalisé du désir demeuré désir". Cela vaut aussi pour l’érotisme, pour l’acte sexuel. Faire l’amour, c’est ça : " l’amour réalisé du désir demeuré désir. " J’ai lu dans un magazine féminin, il y a quelques années, ces propos d’une femme mariée : " J’en ai marre de faire l’amour avec mon mari. Il ne pense qu’à tirer son coup. " Elle avait une expression très dure et très suggestive : " J’ai l’impression qu’il fait ses besoins dans moi. " C’est ça, la sexualité masturbatoire.
Cela peut arriver à n’importe qui, mais enfin " faire ses besoins dans l’autre " ce n’est pas la même chose que faire l’amour.

 

Le désir et l’espérance

 

Il y a quelque chose de désespérant, dans la sexualité humaine, ou plutôt deux choses : la déception, tant que la sexualité est objet d’espérance ; la plénitude, lorsqu’on désire sans rien espérer.
Si vous espérez cette femme ou cet homme depuis six mois, il n’est guère possible, lorsque que vous l’avez enfin, de n’être pas déçu. Six mois à la courtiser, six mois d’enthousiasme, de galère, de passion, vous ne dormiez plus, et puis tout d’un coup, elle consent, elle est là, elle se donne… Même si cela se passe bien (ce qui n’est pas forcément le plus fréquent, après six mois d’attente et de frustration), il y a une petite voix en vous qui dit, juste après, lorsque vous allumez la première cigarette : " Finalement, ce n’est donc que ça ! Comme d’habitude…" Eh oui. Que voudriez-vous que ce fût d’autre ? Avant, après… Quelle différence ! C’est qu’il n’y a plus de manque.
Pas d’espoir sans déception. À l’inverse, lorsque vous désirez une femme ou un homme sans rien espérer, vous pouvez vivre une expérience de plénitude. Parce que le présent suffit. Parce que le désir suffit. Parce que le plaisir suffit. Parce qu’il n’y a plus rien à espérer.
On ne se dit pas " Ce n’est que ça ". On se dit : " Qu’est-ce que c’est bon ! "
Cela suppose qu’il y a une différence entre le désir et l’espérance. 
Qu’est-ce qu’espérer ? C’est désirer sans jouir, sans savoir, sans pouvoir. Je vous mets au défi d’espérer être assis : parce que vous l’êtes. En revanche, vous pouvez désirer être assis, et même vous le désirez tous — vous seriez autrement déjà debout ou couchés. Vous ne pouvez pas espérer m’écouter. Vous pouvez le désirer. Toute espérance est un désir, mais tout désir n’est pas une espérance.
Bander, ce n’est pas une espérance. Faire l’amour non plus. C’est pourquoi c’est désespérant, et tellement bon.
À l’inverse, espérer bander, c’est un risque d’impuissance. Il n’y a pas d’espoir sans crainte, explique Spinoza. Si j’espère bander, j’ai peur de ne pas y parvenir.
Et quoi de plus perturbant, dans ces domaines, que la crainte ? C’est pourquoi la confiance est si bonne. C’est pourquoi l’amour est si bon. C’est ce qu’il faut expliquer à vos patientes, ou aux femmes de vos patients : la meilleure façon, pour une femme, d’aider un homme à faire ses preuves, c’est qu’il sente qu’il n’a rien à prouver, qu’elle l’aime de toute façon, érection ou pas, bref qu’il n’ait pas à espérer bander. Et même chose, me semble-t-il, pour le plaisir féminin. Tant qu’il passe pour obligatoire, comment ne serait-il pas compromis ? Le plaisir et l’érection, comme le Royaume, viennent par surcroît.
Espérer, c’est désirer sans jouir, sans savoir, sans pouvoir. Alors que les amants désirent en jouissant (bien avant l’orgasme : ils désirent désirer, et être désirés, et ils aiment ça, ils jouissent du désir même qu’ils ont l’un de l’autre, et c’est bien plus important que les quelques secondes de l’orgasme : c’est pourquoi le Boléro de Ravel, pour presque tous, est une évocation de l’acte sexuel : parce que ce qui est bon, c’est que ça dure, que ça se répète, que ça monte — la fin, même fulgurante, est presque indifférente), ils désirent en sachant (vérité du regard : les amants font l’amour dans le plein jour), et ils jouissent en pouvant (la puissance sexuelle comme puissance de jouir et de faire jouir, et elle existe évidemment aussi chez les femmes) !
Donc tout désir n’est pas une espérance.
L’espérance n’est qu’une des trois formes principales du désir. Quelles sont les deux autres ? La volonté, l’amour.
Quelle différence entre l’espérance et la volonté ? Celle-ci : l’espérance est un désir dont la satisfaction ne dépend pas de nous, comme disaient les stoïciens ; la volonté est un désir dont la satisfaction dépend de nous. Ce sont deux désirs,
mais mieux vaut désirer ce qui dépend de nous, donc le faire, que désirer ce qui n’en dépend pas, donc l’espérer : la volonté vaut mieux, parce que l’action vaut mieux. Le problème, en matière de sexualité, c’est que la volonté n’y joue qu’un rôle modeste. Plaire ou pas, aimer ou pas, bander ou pas, jouir ou pas, la volonté, le plus souvent, n’y peut pas grand-chose. C’est où la chance intervient, et elle joue ici un rôle majeur. La beauté est une chance, la santé aussi.
Tant mieux si nos médecins, en cas de malchance trop lourde, peuvent nous aider.
Quelle différence entre l’espérance et l’amour ? Celle-ci : l’espérance porte sur l’irréel ; l’amour, quand il est vrai, porte sur le réel. Ce sont deux désirs. Mais mieux vaut désirer ce qui est, c’est-à-dire l’aimer, plutôt que désirer ce qui n’est pas, c’est-à-dire l’espérer, quand c’est de l’avenir, ou le regretter, lorsque c’est du passé.
Dieu est ce qui manque absolument. C’est ce qu’on appelle la dialectique ascendante, dans Le Banquet de Platon : de manque en manque, on commence par le plus facile, l’amour d’un beau corps, et l’on s’élève par degrés jusqu’à l’amour de ce qui manque absolument, le Bien en soi ou Dieu. Je comprends pourquoi l’Église catholique interdit le plaisir sexuel à ses prêtres : ils risqueraient d’y découvrir que toute espérance est déçue, toujours, et qu’il n’y a aucune
raison de penser qu’il en ira autrement de l’espérance religieuse. D’ailleurs les vrais mystiques sont ceux qui n’espèrent plus rien, puisqu’ils ont déjà tout. Les prêtres, s’ils avaient une sexualité ordinaire, risqueraient aussi d’apprendre que le désir à l’inverse, quand il porte sur le réel, ne laisse rien à espérer. Qui se soucie du paradis, lorsqu’il fait l’amour ?
Bref, il y a quelque chose de désespérant dans la sexualité ; c’est pourquoi la sexualité est libératrice, ou peut l’être : elle nous libère de l’espérance et de ses pièges, en nous ouvrant au réel et à l’amour.

 

III - LE SEXE ET L’AMOUR

 

Vous connaissez la chanson : " J’ai deux amours ". Moi aussi. Éros et philia... Il m’arrive, comme tout le monde, d’aimer ce que je n’ai pas ; et d’autres fois, et ce sont bien sûr les meilleurs moments, d’aimer non tant ce que j’ai que ce qui est. Car lorsqu’on aime ce qu’on a, on a peur de le perdre, c’est le syndrome du jaloux (et je le suis aussi) ; seul celui qui aime ce qui est n’a plus rien à perdre, c’est notre part de sagesse, puisqu’il y a bien longtemps qu’il a renoncé à posséder.

Que l’amour et le sexe soient liés, c’est ce que nul, depuis Platon ou Freud, n’est censé ignorer. Un fait reste pourtant surprenant : les êtres que nous aimons ordinairement le plus — nos enfants — sont justement ceux que, au moins consciemment et sauf exception, nous désirons le moins. Comment expliquer ce paradoxe ? 
Soit en renonçant au pansexualisme freudien (on peut imaginer que la sexualité ne serait qu’un cas particulier de la pulsion de vie, dont l’amour parental, lorsqu’il existe, serait un autre cas), soit, de façon plus orthodoxe ou plus freudienne, en expliquant cet amour par la sublimation : c’est justement parce que le désir sexuel se heurte à l’interdit (la prohibition de l’inceste) qu’il se sublime en amour. Mais alors, comment rendre compte de la passion amoureuse ? Il y a de la sublimation en elle. Il faut donc qu’il y ait de l’interdit. Mais lequel ?
Freud répond en substance : le même interdit, celui de l’inceste, mais déplacé quant à son objet : "Tout amour est amour de transfert" ; la sexualité, dès son premier objet, serait coupable, et en garderait quelque chose. OEdipe, en chacun, se crève les yeux.

 

Grandir

 

Je m’intéresse davantage, pour ma part, aux deux amours que j’ai appelés, avec les Grecs, éros et philia, voire aux trois amours (éros, philia, agapè). J’en ai parlé assez longuement ailleurs pour pouvoir me contenter, ici, de quelques remarques.
Attention, d’abord, de ne pas trop forcer l’écart entre ces trois amours : ce ne sont pas trois essences, ni trois mondes (à supposer qu’agapè soit autre chose qu’un idéal). Ce sont trois pôles, mais dans un même champ, qui est le champ d’aimer, ou trois moments, mais dans un même processus, qui est le processus de vivre.
Il n’y a pas à choisir entre éros et philia ; il y a à comprendre le chemin qui mène, ou peut mener, de l’un à l’autre. C’est ce qu’indique bien clairement la figure archétypale et de l’humanité et de l’amour, qui est la mère en train d’allaiter son enfant.
Regardons d’abord l’enfant. Il prend le sein. Vous le lui retirez, il hurle. Et il ne prend pas le sein pour faire plaisir à sa maman. Il prend le sein pour son bien à lui : pas d’abord par amour de sa mère (les premiers jours, il ne sait même pas ce que c’est qu’une mère, ni qu’il en a une), mais par amour de soi. C’est éros : l’amour qui prend, qui veut posséder et garder.
Puis regardons la mère : elle donne le sein, et pas d’abord pour son bien à elle  (comme l’enfant qui prend le sein) mais pour son bien à lui. Bien sûr qu’elle y trouve aussi son bien à elle. Mais la vraie motivation, l’essentiel, c’est son bien à lui.
L’enfant prend le sein : c’est éros, l’amour qui prend.
La mère donne le sein : c’est philia : l’amour qui se réjouit, qui donne ou qui partage.
Mais ce qui m’intéresse le plus, dans cette histoire, c’est que la mère a été un enfant d’abord, un bébé d’abord : elle a commencé par prendre, comme tout le monde. Nous commençons tous par éros ; c’est ce que signifie d’important la psychanalyse, c’est ça le primat de la sexualité. Nous commençons tous par prendre, au début il n’y a que " ça ", au début il n’y a qu’éros.
Et nous apprenons progressivement à donner. La mère a été un enfant d’abord, et puis elle a appris peu à peu à donner.
Primat de la sexualité : nous commençons tous par prendre. Et primauté de l’amour : il s’agit d’apprendre à donner. Le couple nous y aide, par le plaisir, par la joyeuse répétitivité du désir, par la gratitude (comment ne pas vouloir du bien à celle ou celui qui nous en fait tant ?), par la tendresse, par la sensualité, par l’intimité, par la joie, par la confiance, par l’humour, par l’amour donné et reçu, donné et partagé…
Un couple, ça aide à grandir. C’est pourquoi il faut célébrer le couple. Les libertins sont des gens qui ne veulent pas grandir. Pauvre Dom Juan, qui ne sait désirer que ce qui manque ! C’est se contenter du plus facile. Le couple est plus difficile, et plus riche. Il nous apprend ce à quoi il nous oblige : à grandir, à apprendre à donner et à partager.

 

Hommes et femmes

 

S’il n’y avait que le viol et la masturbation, il y aurait bien de la sexualité ; mais que saurions-nous de l’amour ?
S’il n’y avait que des hommes ? J’ai tendance à penser, mais je peux bien sur me tromper, que ce serait pareil. Il y aurait de la sexualité, mais que saurions-nous de l’amour ?
Mon idée, qui n’est qu’une hypothèse ou une boutade, c’est que l’amour est une invention des femmes. Il me semble qu’une humanité purement masculine (après tout la nature aurait pu inventer une autre reproduction, pour les humains, que sexuée) n’aurait jamais inventé un sentiment pareil — que le sexe, la guerre et le football nous auraient suffi toujours. 
Mesdames, du fond du cœur, merci !

 

Bienveillance et concupiscence

 

Saint Thomas distinguait l’amour de bienveillance et l’amour de concupiscence.
L’amour de concupiscence, c’est le fait d’aimer l’autre pour son bien à soi (quand je dis " j’aime le poulet ", ce n’est pas pour le bien du poulet). L’amour de bienveillance, c’est le fait d’aimer l’autre pour son bien à lui. Quand vous dites "J’aime mes enfants ", ce n’est pas seulement pour votre bien à vous ; c’est aussi, et surtout, pour leur bien à eux. Et quand vous dites "J’aime mon mari", "j’aime ma femme" ? Bonne question. Demandez-vous si vous préférez que votre conjoint
soit malheureux avec vous, ou heureux avec un(e) autre… Ces deux amours, de concupiscence et de bienveillance, vont ordinairement ensemble, dans le couple, comme éros et philia, auxquels, dans une autre tradition, ils correspondent à peu près. C’est bien ainsi. Belle formule de Svâmi Prajnânpad : " L’enfant ne sait que prendre ; l’adulte est celui qui donne. " 
Et certes il y a encore beaucoup d’enfant en nous ; raison de plus pour essayer de grandir un peu. Cela commence par le sevrage puis l’éducation ; cela continue par le couple et la famille ; cela ne finit que par la mort.
" Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement… " Le sexe, si. Mais on sent bien, à le regarder de très près, que l’essentiel échappe. L’essentiel ? Ce qui en fait la valeur : non le sexe, mais le désir qu’on en a ou qu’il inspire. Spinoza : " Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est inversement parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne." Le sexe est un soleil. Presque tout homme a pensé ça un jour ou l’autre, les femmes je ne sais pas, mais presque tout homme, oui, et pas du sexe en général mais de celui en particulier qu’il avait devant lui, qu’il regardait de très près, et pas parce que le sexe est beau ou lumineux, ni même parce que tout être humain en est issu, mais parce que l’homme le désire tellement fort…
Relativisme : primat du désir. Ce n’est pas la valeur du sexe qui justifie le désir que nous en avons ; c’est le désir que nous en avons qui lui donne sa valeur.
Le sexe est un soleil ; le sexe est un abîme: c’est l’abîme du désir — le mien, celui de l’autre —, qui transforme en soleil, pour celui qui aime ou qui désire, quelques centimètres carrés de peau ou de muqueuse… Freud a raison de parler de pulsion de vie. L’orgasme ou la mort viendront bien assez tôt.



Mr André Comte Sponville (philosophe)

 

 

Communication faite lors du congrès des 30 ans de la SFSC Juin 2004.

 

Retour