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LE SEXE NI LA MORT
PHILOSOPHIE
DE LA SEXUALITÉ
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Vous connaissez la belle formule de La
Rochefoucauld : "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement”. Cela
fait au moins une différence avec le sexe : le regarder fixement, outre que cela fait partie du métier de plusieurs
d’entre vous, voilà ce que peu d’hommes et de femmes, de nos jours, s’interdisent
ou redoutent. Pourquoi, lorsque j’ai commencé de préparer cette conférence,
est-ce pourtant cette formule qui me
vint ? Peut-être parce que l’essentiel, dans les trois cas — le sexe, la mort, le soleil —
, échappe au regard, ou l’aveugle, tout en continuant, et peut-être par cela même,
de le fasciner. L’essentiel ? Non pas le
sexe, comme organe, mais la sexualité, comme fonction, comme pulsion,
comme mystère, comme découverte, comme rencontre, comme aventure,
comme abîme. La sexualité, ou le désir ?
L’une et l’autre : celle-là est une espèce ou une occurrence de celui-ci — à moins,
dirait peut-être Freud, que ce ne soit l’inverse. Reste à la penser dans sa singularité
ou dans son amplitude, et c’est ce que je voudrais ici esquisser.
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I - LES PHILOSOPHES ET LA
SEXUALITÉ
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En un sens général, et d’un point de vue
biologique, on peut appeler sexualité tout ce qui concerne la reproduction sexuée.
C’est en ce sens qu’on peut parler, quoique l’expression m’ait toujours paru
discutable, de la sexualité des plantes. S’agissant de la sexualité humaine, en
revanche, cette définition serait à la fois trop large et trop étroite : beaucoup de
nos actes ou de nos fantasmes sexuels
n’ont rien à voir, sinon très indirectement,
avec la reproduction ; et certaines
formes de reproduction médicalement
assistée (pour ne rien dire du clonage)
peuvent être tout à fait disjointes, dans
l’espace et dans le temps, de ce que nous
entendons ordinairement par sexualité.
S’agissant de cette dernière, je proposerai
plutôt la définition suivante, à la fois
plus restreinte, quant à l’espèce visée
(l’espèce humaine, ce qui ne veut pas
dire que notre sexualité n’ait rien de
commun avec les sexualités animales),
et plus large, quant aux phénomènes
qu’elle enveloppe. La sexualité, de ce
nouveau point de vue, a moins à voir
avec la reproduction qu’avec le désir et le
plaisir — du moins avec un certain type
de désir ou de plaisir. Il s’agit moins de
faire des enfants que de prendre ou donner
du plaisir.
Qu’est-ce que la sexualité ? C’est l’ensemble
des affects, des fantasmes et des
comportements qui sont liés, fût-ce de
façon seulement imaginaire, à la jouissance
sexuelle du corps d’un autre, ou du
sien propre. Ce serait donc le plaisir qui
serait premier ? Non pas, sans doute,
mais le désir qui le vise et le rend possible.
C’est moins une faculté qu’une
fonction, moins un instinct qu’une pulsion.
Quelle différence entre une faculté et
une fonction ? La faculté est un " pouvoir
faire ", disait Kant ; la fonction subsiste
même quand on ne peut pas, ou plus.
Quelle différence entre l’instinct et la
pulsion ? L’instinct est un savoir-faire
transmis biologiquement. L’oiseau sait
faire son nid comme l’araignée sait tisser
sa toile, sans avoir besoin qu’on le leur
apprenne. Les gènes y suffisent.
L’homme, de ce point de vue, est très
démuni. Il a peu d’instincts à la naissance
(la succion, la préhension, la
marche, qu’il perdra en grandissant…),
et la sexualité, spécialement, n’en est pas
un. Elle n’inclut aucun savoir-faire. C’est
pourquoi les enfants s’interrogent tellement
(voyez ce que dit Freud sur la
curiosité sexuelle), et les adultes guère
moins. Le désir sexuel ne nous apprend
pas comment faire l’amour, ni ce que
désire l’autre, ni même ce que c’est que
le coït. Il n’y a pas d’harmonie préétablie
des sexes. Les organes correspondent à
peu près. Mais les désirs et les fantasmes, point toujours. La
sexualité n’est pas un instinct, c’est une pulsion. C’est pourquoi
nous avons besoin d’éducation sexuelle, et de sexologues
parfois.
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De la volupté à l’indolence
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Les philosophes, sur cette sexualité, furent souvent circonspects.
Trop d’emportement en elle, ou en nous, trop d’aveuglement,
trop d’égoïsme, trop de violence, trop d’animalité peut-être.
Même mes philosophes préférés s’en méfient. Le doux et
prudent Epicure y voit un désir certes naturel, mais non
nécessaire (on peut vivre, et même être heureux, sans chercher
à le satisfaire) : " Qu’on s’estime heureux si l’on s’en tire sans
dommage
" ! Spinoza, pourtant peu moralisateur, n’est guère plus
enthousiaste : la libido (" le désir et l’amour de l’union des
corps ", qu’on traduit ordinairement par " lubricité "), sans être
absolument condamnée, n’est guère valorisée dans l’Éthique,
c’est le moins que l’on puisse dire (alors que la chasteté l’est,
en tant qu’elle manifeste " la puissance de l’âme "), et le
mariage lui-même n’est conforme à la raison que s’il vise à la
procréation et doit davantage à la " liberté intérieure " des
deux époux qu’à leur seule beauté . Sur ce dernier point, je
serais d’accord avec Spinoza. Mais enfin, cela ne nous apprend
pas grand-chose sur la sexualité. Il évoque ailleurs l’accaparement
de l’esprit pendant le désir, et la " tristesse extrême " qui
suit " la jouissance de la volupté ". Cela ne dépasse guère le lieu
commun bien connu ("Post coïtum omne animal triste") et
bien discutable. La sexualité et Spinoza méritaient mieux. Je
ne connais guère que Montaigne qui parle du sexe comme il
faut, avec l’alacrité, la légèreté, la profondeur et l’humour
qui conviennent. " Chacune de mes pièces me fait également moi
que toute autre, constate-t-il, et nulle autre ne me fait plus proprement
homme [ou femme] que cette-ci . " Point de fausse
pudeur chez lui : "Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle,
si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne
[sans honte] et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous
prononçons hardiment : “tuer”, “dérober”, “trahir” ; et cela, nous
n’oserions qu’entre les dents ? " Non, pourtant, que la sexualité
soit un sujet absolument comme un autre. Montaigne en
souligne comme il faut la force et l’étrangeté: "Nous mangeons
bien et buvons comme les bêtes, mais ce ne sont pas actions
qui empêchent les opérations de notre âme. En celles-là nous gardons
notre avantage sur elles ; cette-ci met toute autre pensée
sous le joug, abrutit et abêtit par son impérieuse autorité toute la
théologie et philosophie qui est en Platon ; et si [et pourtant] il ne
s’en plaint pas. Partout ailleurs vous pouvez garder quelque
décence ; toutes autres opérations souffrent des règles d’honnêteté
; cette-ci ne se peut pas seulement imaginer que vicieuse ou ridicule.
Trouvez-y, pour voir, un procédé sage et discret ! "
Ce n’est pas une raison pour la condamner (" Sommes-nous pas
bien brutes de nommer brutale l’opération qui nous fait ?…
Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même, à qui
ses plaisirs pèsent, qui se tient à malheur ! "), encore moins
pour se l’interdire (Montaigne, vieillissant, fait plutôt des
efforts pour l’entretenir). C’en est une, en revanche, pour
essayer de la penser. Qu’est-ce que la sexualité ? D’abord une
fonction biologique, voire physiologique. Si on laisse la littérature
de côté, " l’amour n’est autre chose que la soif de cette jouissance
en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à
décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération ou
indiscrétion. " Rien là que de très naturel. Lucrèce aurait pu dire
la même chose, et l’a dit à peu près. Mais quel contraste, dès
lors, avec nos prétentions de civilisés ! Le sexe rabat notre
caquet : " Pour Socrate, l’amour est appétit de génération par l’entremise de la beauté [c’est une référence au
Banquet de Platon, 204-208]. Et, considérant
maintes fois la ridicule titillation de
ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés
et étourdis de quoi il agite Zénon et Cratippe, cette rage indiscrète, ce visage
enflammé de fureur et de cruauté au plus
doux effet de l’amour, et puis cette morgue
grave, sévère et extatique en une action si
folle, et qu’on ait logé pêle-mêle nos délices
et nos ordures ensemble, et que la suprême
volupté ait du transi et du plaintif comme
la douleur, je crois qu’il est vrai ce que dit
Platon que l’homme est le jouet des dieux,
et que c’est par moquerie que nature nous
a laissé la plus trouble de nos actions, la plus
commune, pour nous égaler par là [nous
rendre tous égaux], et apparier les fols et les
sages, et nous et les bêtes. Le plus contemplatif
et prudent homme, quand je l’imagine
en cette assiette, je le tiens pour un
affronteur [un trompeur, un comédien, un
escroc] de faire le prudent [le sage] et le
contemplatif. "
Il y a davantage, qui annonce ce que
Freud appellera " le principe de Nirvana
", où il voyait " l’un de nos plus puissants
motifs de croire en l’existence de pulsions de
mort ". Le désir est une tension, qui
vise à la détente, à l’apaisement, au
retour à l’état antérieur, donc à sa propre
disparition — à la mort ou au nirvâna.
Montaigne, qui ne connaît pas le mot
"nirvâna" et n’a guère d’attirance pour la
mort, parle plutôt d’indolence ou de
repos. " Notre bien être, dit-il avec Épicure, ce n’est que la privation d’être
mal. Voilà pourquoi la secte de philosophie
qui a le plus fait valoir la volupté
[l’épicurisme], encore l’a-t-elle rangée à la
seule indolence. Le n’avoir point de mal,
c’est le plus avoir de bien que l’homme
puisse espérer . " C’est ce qu’Épicure appelait
le plaisir en repos (celui, sexuellement,
qui succède à l’orgasme). Cela
n’empêche pas qu’il y ait aussi un plaisir
en mouvement, mais qui tend, c’est
pourquoi il y a mouvement, vers le
repos. La sexualité en est un exemple :
" Car ce même chatouillement et aiguisement
qui se rencontre en certains plaisirs et
semble nous enlever au-dessus de la santé
simple et de l’indolence, cette volupté active,
mouvante, et, je ne sais comment, cuisante
et mordante, celle-là même ne vise qu’à
l’indolence comme à son but. L’appétit qui
nous ravit [nous entraîne] à l’accointance
des femmes, il ne cherche qu’à chasser la
peine que nous apporte le désir ardent et
furieux, et ne demande qu’à l’assouvir et se
loger en repos et en l’exemption de cette
fièvre . "
Principe d’indolence… Pour Montaigne,
c’est très loin d’être une condamnation.
Il y a une sagesse du corps (" si la simplesse
nous achemine à point n’avoir de mal, elle
nous achemine à un très heureux état selon
notre condition "), et la sexualité, de ce
point de vue, est souvent plus sage que
l’amour qui l’accompagne. Faut-il alors,
comme le voulait Lucrèce, faire l’amour
sans amour ? Non pas : " J’ai horreur
d’imaginer mien un corps privé d’affection,
écrit Montaigne ; on aime un corps
sans âme ou sans sentiment quand on aime
un corps sans son consentement et sans son
désir ". Le viol le révulse. Le libertinage
ne le tente pas. Faire l’amour " sans
amour et sans obligation de volonté, en
forme de comédiens ", on n’en peut " espérer
aucun fruit qui touche ou satisfasse une
belle âme ".
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L’humanité comme sujet et
comme chose
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Pardon d’avoir cité Montaigne si
longuement.
Ce n’était pas d’abord mon
projet. Je ne voulais qu’évoquer en passant
Épicure, Spinoza, Montaigne, qui
sont mes maîtres à penser et à vivre, en
venir rapidement à Schopenhauer, qui
voit dans la sexualité l’expression même
du vouloir-vivre (et dans l’amour un
piège de la nature, pour susciter les
unions les plus favorables à l’espèce ),
évoquer en passant Feuerbach, pour
lequel la différence sexuelle est l’origine à
la fois de l’amour et de la morale , enfin,
et sans souci de chronologie, terminer par
Kant, qui aborde le sujet avec sa poésie et
sa légèreté coutumières : "Le rapport sexuel
(commercium sexuale) est l’utilisation réciproque
qu’un être humain fait des organes et
des facultés sexuels d’un autre être humain".
Mais il ajoute ceci, qui va plus loin ou
plus profond :
"L’usage naturel qu’un sexe fait des organes
sexuels de l’autre est une jouissance [au
double sens du terme : comme plaisir et
comme droit d’usage] pour laquelle chacune
des deux parties se donne à l’autre. Dans cet
acte, un être humain fait de lui-même une
chose, ce qui entre en contradiction avec le
droit de l’humanité dans sa propre personne.
Cela n’est possible qu’à l’unique
condition que, lorsqu’une personne est
acquise par l’autre comme chose, elle fasse en
retour l’acquisition réciproque de cette dernière
; car ainsi elle se reconquiert elle-même
et rétablit sa dimension de personne ", ce qui
suppose " un rapport d’égalité dans la possession
" et permet d’échapper — grâce au
mariage, selon Kant — à la " déshumanisation
".
Le génie est une grande chose. J’aime
que Kant, dont on dit qu’il est mort
puceau, voie si bien ce qu’il y a de
trouble et d’obscur dans la sexualité,
cette tendance à objectiver l’autre, à le
chosifier, comme dira Sartre, à le
"consommer ", comme dit Kant , et qui
pourtant n’est agréable, et même n’est
possible, que parce que l’autre est une
personne et donc n’est pas une chose (le
moyen de chosifier une poupée gonflable
?). J’aime, s’agissant de cette chosification
ou consommation, qu’il en
souligne d’entrée de jeu la nécessaire
réciprocité, seule gage de l’égalité.
Consommer l’autre comme une chose
n’est moralement acceptable qu’à la
condition de se donner aussi à lui
comme une chose. Se donner à lui n’est
acceptable qu’à la condition de le recevoir
pareillement. Encore cette réciprocité
n’est-elle nécessaire que pour la morale, point pour la sexualité.
La tension, entre la morale et le sexe, n’en demeure pas
moins. Cette personne qui se donne ou se prête, on peut
prendre plaisir à la soumettre, à la dominer, à l’utiliser parfois
— mais c’est parce qu’elle est libre. Certains prendront plaisir
à l’humilier ; mais ils ne le peuvent et n’en jouissent que
parce qu’ils savent, même en la profanant, sa dignité. On ne
peut pas humilier une poupée gonflable, ni chosifier un godemiché.
On ne peut humilier qu’un esprit. On ne peut chosifier
qu’un sujet.
C’est peut-être ça, le vrai point aveugle ou aveuglant : qu’on
veuille posséder l’autre comme une chose (et son sexe en effet
en est une, quoique animée), tout en sachant qu’il n’est pas une
chose, ou pas seulement ni d’abord ni surtout. C’est en quoi
il y a une contradiction entre la morale et le sexe, et non
parce que la morale serait par essence pudibonde ou castratrice
(elle ne l’est que par accident ou par religion, point par essence
: voyez les Grecs, voyez Montaigne, si peu pudibonds), mais
parce que la sexualité est par essence amorale, voire immorale.
On devrait considérer l’autre comme une fin en soi, montre
Kant, autrement dit comme une personne. Et l’on n’en jouit
que davantage à le considérer comme un moyen, comme un
objet, comme une bête ou une chose. Il y a de la profanation,
dans l’acte sexuel, qui souligne ce qu’il y a de sacré, comme
dirait mon ami Luc Ferry, dans l’être humain (on ne peut
profaner, par définition, que le sacré). Sacré moral, à ce qu’il
me semble, plutôt que religieux. Jouissance de la transgression
plutôt que du blasphème, de l’impudeur plutôt que de l’impiété.
Volonté de se soumettre l’autre, ou de se soumettre à lui,
plutôt que prétention à se libérer du divin. Jeu avec la bête en
nous, plutôt qu’avec le dieu. L’ambivalence n’en demeure pas
moins, ou plutôt n’en est que redoublée. Qui veut faire l’ange
fait la bête, disait Pascal. Mais qui fait la bête fait l’homme (seul
un humain peut être attiré par sa part de bestialité ou d’anti-humanisme
pratique, voire affectif ou érotique). Le numineux,
qui est le sacré premier ou primitif (le mot vient du latin
numen, qui signifie la divinité), est à la fois " tremendum " et
" fascinans ", soulignait Rudolf Otto, disons à la fois effrayant
et fascinant, attirant et repoussant. Le soleil ni la mort…
Quelle religion plus compréhensible que le culte solaire, sinon
le culte des morts ? Et quoi de plus numineux, en ce sens, que
le sexe d’une autre personne. Surtout attirant ? Surtout repoussant
? Surtout fascinant ? Surtout effrayant ? Cela dépend du
désir, ou de l’absence de désir, ou de son orientation, et c’est
où l’on atteint peut-être l’essentiel.
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II - LA SEXUALITÉ COMME
MANQUE ET COMME PUISSANCE
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La sexualité est une occurrence du désir, disais-je, une de ses
formes ou espèces, au même titre que l’appétit (désir de nourriture),
la soif (désir de boisson), la cupidité (désir d’argent)
ou l’ambition (désir de pouvoir, de réussite, de gloire). Quelle
est sa différence spécifique ? De désirer le corps d’un autre ?
De désirer l’orgasme ? Mais d’abord, qu’est-ce que le désir ?
Il y a deux façons de penser le désir et l’amour. On peut les
penser selon Platon, ou selon Aristote et Spinoza. (Sur la
sexualité, Spinoza est décevant ; mais sur l’amour, il est vraiment
excellent.)
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Du manque à l’ennui
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D’abord, donc, Platon. Qu’est-ce que l’amour (éros) ? La
réponse de Platon, dans le Banquet, est la suivante : l’amour
est désir, et le désir est manque. Et Platon d’enfoncer le clou
: " Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque,
voilà les objets du désir et de l’amour . "
J’ajouterai simplement : et voilà pourquoi, comme dit le
poète, il n’y a pas d’amour heureux. Il ne peut pas y en avoir.
Qu’est-ce, en effet, qu’être heureux ? C’est avoir ce qu’on
désire. Pas forcément tout ce qu’on désire, parce qu’à ce
compte-là on sait bien qu’on ne sera jamais heureux ; mais
avoir une bonne partie, peut-être la plus grosse part, de ce qu’on
désire, voilà ce que c’est qu’être heureux. Oui… Mais si le désir
est manque, on ne désire par définition que ce qu’on n’a pas
; et si on ne désire que ce qu’on n’a pas, on n’a jamais ce
qu’on désire… donc on n’est jamais heureux. Non pas, bien
sûr, qu’aucun de nos désirs ne soit jamais satisfait, la vie n’est
pas difficile à ce point, mais parce que dès qu’un désir est
satisfait, il s’abolit en tant que manque, donc en tant que
désir (puisque le désir est manque), donc en tant qu’amour
(puisque l’amour est désir). " Le plaisir est la mort et l’échec
du désir ", dira Sartre dans L’être et le néant . Bien sûr, puisque
" le désir est manque ", comme il dit lui aussi (eh oui, il ne suffit
pas d’être phénoménologue et athée pour échapper à Platon
!), et que le plaisir le supprime en le satisfaisant. Manger
coupe la faim. Et faire l’amour ôte ordinairement — en tout
cas chez les hommes et au moins provisoirement — le désir de
le faire… C’est où la débauche atteint vite sa limite. Mais la
passion aussi, peut-être. " Le plaisir est la mort et l’échec du
désir... " Qui ne voit que le couple, pareillement, est souvent
l’échec et la mort de l’amour ?
Vous vous disiez, Messieurs : " Qu’est ce que je serai heureux
quand je l’aurai, ou si je l’ai un jour ! " Vous n’étiez donc pas
heureux, puisque vous ne l’aviez pas. Pour certains d’entre
vous, cela a duré des mois, voire des années. Et puis certains
l’ont eue, comme on dit, d’autres pas. Tant mieux pour les premiers.
Oui, mais dès lors que vous l’avez " eue ", disons que
vous l’avez séduite, possédée, épousée peut-être, dès lors qu’elle
partageait votre lit et votre vie, inévitablement, à force d’être
là tous les soirs, tous les matins, elle a fini par vous manquer
de moins en moins, puis moins qu’une autre ou moins que la
solitude. Vous auriez pu vous dire alors : " J’ai celle que je
désirais. " Oui, mais être heureux, ce n’est pas avoir ce qu’on
désirait ; c’est avoir ce qu’on désire. Et vous n’êtes guère plus
heureux qu’avant, du temps où vous désiriez ce que vous
n’aviez pas encore… C’est Albertine présente, Albertine disparue,
dans A la recherche du temps perdu. Quand elle n’est
pas là, le narrateur souffre atrocement, elle lui manque tellement,
il est prêt à tout pour qu’elle revienne. Et quand elle est
là, il s’ennuie, puisqu’elle ne lui manque plus, et il est prêt à
tout pour en avoir une autre, pour être libre, pour qu’elle
s’en aille…
C’est Folon, je crois, qui mit un jour dans la bouche d’un de
ses personnages, le constat suivant : " Quand je ne suis pas seul
et que je croise une fille dans la rue, je me dis : “Ah là là, si j’étais
libre !” Et quand je suis libre, je suis seul. "
Cela rejoint une formule du très platonicien Schopenhauer,
dont je dis toujours qu’elle est la plus
triste de toute l’histoire de la philosophie
: " Ainsi toute notre vie oscille,
comme un pendule, de gauche à droite,
de la souffrance à l’ennui . " Souffrance,
parce que vous désirez ce que vous n’avez
pas, et vous souffrez de ce manque ;
ennui, parce que vous avez ce qui dès lors
ne vous manque plus, et que vous vous
découvrez pour cela incapable de désirer.
Tantôt vous désirez celui ou celle que
vous n’avez pas, et vous souffrez de ce
manque ; c’est ce qu’on appelle un chagrin
d’amour. Tantôt vous avez celle ou
celui qui ne vous manque plus, et vous
vous ennuyez ; c’est ce qu’on appelle un
couple.
Comment en sortir ? Non pas forcément
du couple, c’est à chacun d’en
décider, mais de son échec programmé ?
Comment échapper au piège du
manque ? Comment se libérer de cette
alternance de souffrance et d’ennui ?
Comment échapper à Platon et à
Schopenhauer, au manque et à l’ennui ?
Allons au plus court, et au plus concret.
Il n’y a qu’une seule objection, une seule
réfutation en acte du platonisme : c’est
un couple heureux. Cela m’est une raison
supplémentaire d’aimer les couples,
quand ils sont heureux, et de n’être pas
platonicien. Parce que ça, un couple
heureux, Platon ne nous donne guère
les moyens de le penser. S’ils vivent
ensemble, s’ils forment un couple, ils ne
se manquent plus l’un à l’autre.
Comment peuvent-ils s’aimer encore ?
De la puissance à la joie
Il faut donc penser le désir et l’amour
autrement. Non pas parce que Platon
aurait tort (il a raison le plus souvent,
hélas), mais parce qu’il n’a pas raison
toujours — parce qu’il existe, parfois,
des couples heureux. Il ne faut pas rêver
les couples, mais pas non plus le célibat,
la solitude, la frustration. Qui ne
préfère avoir quelqu’un dans sa vie et
son lit ? Dès que cela dure un peu, c’est
ce qu’on appelle un couple, et je ne
connais guère de célibataires qui n’en
aient le désir ou la nostalgie. Ils ont raison.
Un peu d’amour vrai vaut mieux
que beaucoup d’amour rêvé. Et il arrive,
c’est ce que j’appelle un couple heureux,
qu’il y en ait davantage qu’un peu.
Penser le désir et l’amour autrement,
c’est les penser non plus comme
manque, mais comme puissance et joie
— non plus avec Platon mais avec
Aristote et Spinoza. Je parlerai surtout de
Spinoza, mais enfin il faut rendre au
Stagirite ce qui lui revient : dans
l’Éthique à Eudème, en une phrase pure
comme l’aube, Aristote donne sa propre
définition de l’amour, qui est à mille
lieues du manque et de l’ennui, à mille
lieux de Platon ou de Schopenhauer : "Aimer, c’est se réjouir."
En ce sens, à l’inverse de ce que dit
Aragon, il n’y a pas d’amour malheureux.
Sauf dans le deuil, parce que la
mort donne raison à Platon, pour les
survivants, en rétablissant, ô combien
douloureusement, le manque. Ce qui
est peut-être une autre raison de refuser
le platonisme. Et le romantisme aussi,
peut-être, " ce beau conte d’amour et
de mort ", comme disait Denis de
Rougemont citant le roman de Tristan et
Iseult… Combien d’époux ont redécouvert,
dans le deuil, à quel point ils
aimaient l’autre, à quel point, mort, il
leur manquait ? Mieux vaut se réjouir,
vivant, de ce qu’il ne manque pas.
Aimer, entre vivants, c’est se réjouir.
Mais aimer, ici, c’est philein. On n’est
plus chez éros, on n’est plus dans le
manque, dans la passion dévorante de
l’autre. On est du côté de philia, l’amitié,
y compris dans le couple, y compris
dans la sexualité, ce que Montaigne,
encore lui, appelait si joliment " l’amitié
maritale ".
Mais venons-en à Spinoza. Il serait d’accord
avec Platon pour dire que l’amour
est désir. Mais le désir, pour Spinoza,
n’est pas manque ; le désir est puissance
: puissance de jouir et jouissance en puissance.
" Puissance " au sens où l’on parle
de la puissance sexuelle, par exemple,
mais pas seulement. Il y a une puissance
de jouir de ce qu’on mange : c’est ce
qu’on appelle l’appétit. Et puis il y a le
manque de nourriture : c’est ce qu’on
appelle la faim. Être platonicien (au sens
où c’est moins une doctrine qu’un tempérament
ou qu’une position existentielle),
c’est n’être capable de jouir de la
nourriture qu’à proportion de la faim,
c’est-à-dire qu’à proportion du manque
de nourriture. À la limite, c’est n’aimer manger que lorsque la
nourriture fait défaut. Être spinoziste, c’est être capable de jouir
de la nourriture qui ne manque pas. Platonisme, philosophie
de la faim. Spinozisme, philosophie de l’appétit. Quand vous
avez déjeuné ensemble ce midi, aucun d’entre vous n’a souhaité
à l’autre Bonne faim : " Je te souhaite de bien manquer de
nourriture ! D’ailleurs tu vois, il n’y a presque rien à manger, toujours
aussi pingres à la SFSC : bonne faim à tous ! " Non. Vous
vous êtes souhaité Bon appétit : " Ils se sont bien débrouillés, à
la SFSC, ça m’a l’air tout à fait correct, ce repas : je te souhaite
d’avoir la puissance de jouir de la nourriture qui ne manque
pas : bon appétit !"
Ne confondons pas la faim et l’appétit. Ne confondons pas la
frustration sexuelle et la puissance sexuelle. Être " en manque
", comme on dit, c’est être frustré, et bien sûr c’est une souffrance,
comme la faim est une souffrance. Être capable de
jouir, et éventuellement de faire jouir l’autre, c’est une puissance,
et c’est déjà un plaisir. Chacun sait que ce ne sont pas
les plus frustrés qui ont le plus de puissance sexuelle. La frustration
rendrait plutôt impuissant ou éjaculateur précoce.
Alors qu’une pratique un peu régulière de l’acte sexuel tend,
chez la plupart et sauf excès de routine, à en faciliter l’effectuation.
Mieux vaut avoir un bon amant, ou une bonne
amante, qu’un bon sexologue.
La puissance sexuelle, c’est quoi ? C’est la puissance de jouir
et de faire jouir — c’est-à-dire au fond de désirer celui ou
celle qui ne manque pas. C’est la puissance de donner tort à
Platon. Parce qu’enfin si Platon avait raison, si nous ne pouvions
désirer que ce qui manque, notre vie sexuelle serait
encore plus difficile et compliquée qu’elle n’est — notamment
la nôtre, Messieurs, parce qu’il faut bien qu’à un moment
ou à un autre nous soyons en état de désirer celle ou celui qui
ne manque pas, qui est là, disponible, qui se donne, qui
s’abandonne, et qui nous comble.
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Désirer jouir, ou désirer l’autre ?
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Je simplifie, il le faut bien, nous avons peu de temps. Le vrai,
c’est que tout cela se mêle, presque inévitablement, dans nos
histoires d’amour et de sexe. Le manque renaît vite (" j’ai
envie de toi "), aucune puissance n’en est totalement dépourvue
(il faudrait qu’elle soit infinie : que nous soyons Dieu), et
la puissance de manquer est encore une puissance. Mieux
vaut faire l’amour qu’être en manque. Mais mieux vaut être en
manque qu’être mort. C’est pourquoi il n’y a pas à choisir entre
Platon et Spinoza, du moins pas d’un point de vue théorique,
quant à la vérité : il ne s’agit pas de se demander lequel des deux
a raison. Ils ont raison tous les deux ; ils ne parlent pas de la
même chose. Ou plutôt si, ils parlent bien de la même chose
(de l’amour, de la sexualité), mais pas des mêmes situations, pas
des mêmes expériences affectives ou érotiques. Platon a raison
à chaque fois que nous désirons surtout ce qui nous manque,
c’est-à-dire au fond à chaque fois qu’on est amoureux. Quand
on tombe amoureux, cela veut dire quoi ? Cela veut dire
qu’on a trouvé l’adresse du bonheur. Mais on n’est amoureux
que parce qu’on n’y habite pas. Et le couple, cela veut dire qu’on
va habiter ensemble cette adresse supposée du bonheur. Le bonheur
peut survivre à cette cohabitation, mais la passion non,
en tout cas pas au sens ordinaire, vrai et fort du terme. Comme
chacun sait, la passion ne dure que lorsqu’elle est malheureuse
; ce pourquoi elle dure d’ailleurs, sous une forme ou sous
une autre, parce qu’il y a toujours assez de manque ou de
malheur, y compris dans la vie d’un couple…
Platon et Spinoza ont raison tous les deux, mais ils ne parlent
pas des mêmes situations : ce n’est pas la même chose de désirer
celui ou celle qui manque, auquel cas on est davantage chez
Platon, ou de désirer celui ou celle qui ne manque pas, d’exercer
avec elle ou lui notre puissance de jouir et de nous réjouir,
auquel cas nous sommes plutôt chez Spinoza.
Platon dit la vérité de la passion et de la frustration ; il me
semble que Spinoza dit davantage celle de la sexualité, quand
elle n’est pas en manque, et de l’amour, quand il n’est pas en
souffrance ;
En vérité, lorsque nous faisons l’amour et que cela se passe bien,
qu’est-ce qui peut encore nous manquer ?
À bien y réfléchir, pour ce qui est de mon expérience et sans
entrer dans des détails qui seraient indiscrets, l’un des rares
moments où je ne manque de rien, c’est justement lorsque je
fais l’amour. Certes, un platonicien pourrait me dire: "Oui, mais
il te manque quand même quelque chose, lorsque tu fais l’amour,
c’est l’orgasme." Bonjour l’érotisme ! Courir après l’orgasme, c’est
de la sexualité masturbatoire. Si c’est l’orgasme qui vous
manque, la masturbation y parvient plus rapidement, plus
sûrement, et parfois mieux. La vraie question, lorsque nous faisons
l’amour, la vraie question à poser à l’autre ou à soi, c’est
: qu’est-ce que tu désires vraiment ? L’orgasme, ou l’autre ? Jouir,
ou faire l’amour ? Sexualité masturbatoire, ou sexualité relationnelle
? (Il y a vingt ans, j’aurais dit " sexualité masculine, ou
sexualité féminine ? " J’ai dû, entre temps, me réconcilier au
moins un peu avec la masculinité. Je vais mieux, merci.)
Comprenez-moi bien : entre la sexualité masturbatoire (le
désir d’orgasme), et la sexualité relationnelle (le désir de
l’autre), il n’y a pas à choisir. Presque toujours, les deux sont
présents. Que celui qui n’a jamais désiré l’orgasme me jette la
première pierre. Il n’y a pas à choisir, mais il y a encore moins
à les confondre. Ce n’est pas la même chose de désirer jouir,
et de désirer l’autre. Ni de jouir seul, je veux dire isolé, et de
jouir avec l’autre, par l’autre, de l’autre. Même la masturbation,
comme chacun sait, est meilleure à deux. C’est que l’orgasme
n’est pas tout. C’est qu’il n’est pas l’essentiel. L’érotisme touche
davantage à la psychologie qu’à la physiologie. "Vider ses vases
“, comme dit Montaigne, n’est vraiment satisfaisant qu’à la
condition de ne le faire point seul.
D’ailleurs, plus nous vieillissons, plus l’orgasme nous est indifférent.
Le nôtre. Celui de notre partenaire, pour toutes sortes
de raisons, notamment d’amour-propre (lequel "ne le reste
jamais très longtemps", comme disait Pierre Dac), nous y
sommes encore attachés. Mais pour un homme de mon âge (je
ne prétends pas parler au nom des femmes, ni des jeunes), il
faut bien dire que l’orgasme, ce n’est plus vraiment notre problème.
En revanche, quel plaisir de désirer l’autre ! Quel plaisir
de bander pour la femme qu’on aime ! Qu’on aime ou
qu’on n’aime pas, d’ailleurs… Quel plaisir d’être troublé par
l’autre, de le troubler, de le regarder nous regarder ! Quel
plaisir d’être deux ! D’habiter cette intimité, cette rencontre,
cette relation… Quel plaisir de faire
l’amour ! Il y a une plénitude du désir, à
quoi l’amour s’ajoute souvent, et c’est
tant mieux, mais qui peut aussi se suffire
à elle-même. Cela me fait penser à cette
belle définition que donne René Char
de la poésie : "L’amour réalisé du désir
demeuré désir". Cela vaut aussi pour l’érotisme,
pour l’acte sexuel. Faire l’amour,
c’est ça : " l’amour réalisé du désir demeuré
désir. " J’ai lu dans un magazine féminin,
il y a quelques années, ces propos
d’une femme mariée : " J’en ai marre de
faire l’amour avec mon mari. Il ne pense
qu’à tirer son coup. " Elle avait une
expression très dure et très suggestive : "
J’ai l’impression qu’il fait ses besoins dans
moi. " C’est ça, la sexualité masturbatoire.
Cela peut arriver à n’importe qui,
mais enfin " faire ses besoins dans l’autre
" ce n’est pas la même chose que faire
l’amour.
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Le désir et l’espérance
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Il y a quelque chose de désespérant, dans
la sexualité humaine, ou plutôt deux
choses : la déception, tant que la sexualité
est objet d’espérance ; la plénitude,
lorsqu’on désire sans rien espérer.
Si vous espérez cette femme ou cet
homme depuis six mois, il n’est guère
possible, lorsque que vous l’avez enfin, de
n’être pas déçu. Six mois à la courtiser, six
mois d’enthousiasme, de galère, de passion,
vous ne dormiez plus, et puis tout
d’un coup, elle consent, elle est là, elle se
donne… Même si cela se passe bien (ce
qui n’est pas forcément le plus fréquent,
après six mois d’attente et de frustration),
il y a une petite voix en vous qui
dit, juste après, lorsque vous allumez la
première cigarette : " Finalement, ce n’est
donc que ça ! Comme d’habitude…" Eh
oui. Que voudriez-vous que ce fût
d’autre ? Avant, après… Quelle différence
! C’est qu’il n’y a plus de manque.
Pas d’espoir sans déception.
À l’inverse, lorsque vous désirez une
femme ou un homme sans rien espérer,
vous pouvez vivre une expérience de plénitude.
Parce que le présent suffit. Parce
que le désir suffit. Parce que le plaisir
suffit. Parce qu’il n’y a plus rien à espérer.
On ne se dit pas " Ce n’est que ça ". On se
dit : " Qu’est-ce que c’est bon ! "
Cela suppose qu’il y a une différence
entre le désir et l’espérance.
Qu’est-ce qu’espérer ? C’est désirer sans
jouir, sans savoir, sans pouvoir. Je vous
mets au défi d’espérer être assis : parce
que vous l’êtes. En revanche, vous pouvez
désirer être assis, et même vous le
désirez tous — vous seriez autrement
déjà debout ou couchés. Vous ne pouvez
pas espérer m’écouter. Vous pouvez le
désirer. Toute espérance est un désir,
mais tout désir n’est pas une espérance.
Bander, ce n’est pas une espérance. Faire
l’amour non plus. C’est pourquoi c’est
désespérant, et tellement bon.
À l’inverse, espérer bander, c’est un
risque d’impuissance. Il n’y a pas d’espoir
sans crainte, explique Spinoza. Si j’espère
bander, j’ai peur de ne pas y parvenir.
Et quoi de plus perturbant, dans ces
domaines, que la crainte ? C’est pourquoi
la confiance est si bonne. C’est
pourquoi l’amour est si bon. C’est ce
qu’il faut expliquer à vos patientes, ou aux
femmes de vos patients : la meilleure
façon, pour une femme, d’aider un
homme à faire ses preuves, c’est qu’il
sente qu’il n’a rien à prouver, qu’elle
l’aime de toute façon, érection ou pas,
bref qu’il n’ait pas à espérer bander. Et
même chose, me semble-t-il, pour le
plaisir féminin. Tant qu’il passe pour
obligatoire, comment ne serait-il pas
compromis ? Le plaisir et l’érection,
comme le Royaume, viennent par surcroît.
Espérer, c’est désirer sans jouir, sans
savoir, sans pouvoir. Alors que les amants
désirent en jouissant (bien avant l’orgasme
: ils désirent désirer, et être désirés,
et ils aiment ça, ils jouissent du désir
même qu’ils ont l’un de l’autre, et c’est
bien plus important que les quelques
secondes de l’orgasme : c’est pourquoi le
Boléro de Ravel, pour presque tous, est
une évocation de l’acte sexuel : parce
que ce qui est bon, c’est que ça dure,
que ça se répète, que ça monte — la fin,
même fulgurante, est presque indifférente),
ils désirent en sachant (vérité du
regard : les amants font l’amour dans le
plein jour), et ils jouissent en pouvant (la
puissance sexuelle comme puissance de
jouir et de faire jouir, et elle existe évidemment
aussi chez les femmes) !
Donc tout désir n’est pas une espérance.
L’espérance n’est qu’une des trois formes
principales du désir. Quelles sont les
deux autres ? La volonté, l’amour.
Quelle différence entre l’espérance et la
volonté ? Celle-ci : l’espérance est un
désir dont la satisfaction ne dépend pas
de nous, comme disaient les stoïciens ; la
volonté est un désir dont la satisfaction
dépend de nous. Ce sont deux désirs,
mais mieux vaut désirer ce qui dépend de
nous, donc le faire, que désirer ce qui
n’en dépend pas, donc l’espérer : la
volonté vaut mieux, parce que l’action
vaut mieux. Le problème, en matière de
sexualité, c’est que la volonté n’y joue
qu’un rôle modeste. Plaire ou pas, aimer
ou pas, bander ou pas, jouir ou pas, la
volonté, le plus souvent, n’y peut pas
grand-chose. C’est où la chance intervient, et elle joue ici un rôle majeur. La
beauté est une chance, la santé aussi.
Tant mieux si nos médecins, en cas de
malchance trop lourde, peuvent nous
aider.
Quelle différence entre l’espérance et
l’amour ? Celle-ci : l’espérance porte sur
l’irréel ; l’amour, quand il est vrai, porte
sur le réel. Ce sont deux désirs. Mais
mieux vaut désirer ce qui est, c’est-à-dire
l’aimer, plutôt que désirer ce qui
n’est pas, c’est-à-dire l’espérer, quand
c’est de l’avenir, ou le regretter, lorsque
c’est du passé.
Dieu est ce qui manque absolument.
C’est ce qu’on appelle la dialectique
ascendante, dans Le Banquet de Platon :
de manque en manque, on commence
par le plus facile, l’amour d’un beau
corps, et l’on s’élève par degrés jusqu’à
l’amour de ce qui manque absolument,
le Bien en soi ou Dieu. Je comprends
pourquoi l’Église catholique interdit le
plaisir sexuel à ses prêtres : ils risqueraient
d’y découvrir que toute espérance
est déçue, toujours, et qu’il n’y a aucune
raison de penser qu’il en ira autrement de
l’espérance religieuse. D’ailleurs les vrais
mystiques sont ceux qui n’espèrent plus
rien, puisqu’ils ont déjà tout. Les prêtres,
s’ils avaient une sexualité ordinaire, risqueraient
aussi d’apprendre que le désir
à l’inverse, quand il porte sur le réel, ne
laisse rien à espérer. Qui se soucie du
paradis, lorsqu’il fait l’amour ?
Bref, il y a quelque chose de désespérant
dans la sexualité ; c’est pourquoi la
sexualité est libératrice, ou peut l’être :
elle nous libère de l’espérance et de ses
pièges, en nous ouvrant au réel et à
l’amour.
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III - LE SEXE ET L’AMOUR
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Vous connaissez la chanson : " J’ai deux
amours ". Moi aussi. Éros et philia... Il
m’arrive, comme tout le monde, d’aimer
ce que je n’ai pas ; et d’autres fois, et
ce sont bien sûr les meilleurs moments,
d’aimer non tant ce que j’ai que ce qui
est. Car lorsqu’on aime ce qu’on a, on a
peur de le perdre, c’est le syndrome du
jaloux (et je le suis aussi) ; seul celui qui
aime ce qui est n’a plus rien à perdre,
c’est notre part de sagesse, puisqu’il y a
bien longtemps qu’il a renoncé à posséder.
Que l’amour et le sexe soient liés, c’est ce
que nul, depuis Platon ou Freud, n’est
censé ignorer. Un fait reste pourtant surprenant : les êtres que nous aimons ordinairement
le plus — nos enfants — sont
justement ceux que, au moins consciemment
et sauf exception, nous désirons
le moins. Comment expliquer ce paradoxe
?
Soit en renonçant au pansexualisme
freudien (on peut imaginer que la
sexualité ne serait qu’un cas particulier de
la pulsion de vie, dont l’amour parental,
lorsqu’il existe, serait un autre cas), soit,
de façon plus orthodoxe ou plus freudienne,
en expliquant cet amour par la
sublimation : c’est justement parce que
le désir sexuel se heurte à l’interdit (la
prohibition de l’inceste) qu’il se sublime
en amour. Mais alors, comment rendre
compte de la passion amoureuse ? Il y a
de la sublimation en elle. Il faut donc
qu’il y ait de l’interdit. Mais lequel ?
Freud répond en substance : le même
interdit, celui de l’inceste, mais déplacé
quant à son objet : "Tout amour est
amour de transfert" ; la sexualité, dès son
premier objet, serait coupable, et en garderait
quelque chose. OEdipe, en chacun, se crève les yeux.
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Grandir
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Je m’intéresse davantage, pour ma part, aux
deux amours que j’ai appelés, avec les
Grecs, éros et philia, voire aux trois
amours (éros, philia, agapè). J’en ai parlé
assez longuement ailleurs pour pouvoir
me contenter, ici, de quelques remarques.
Attention, d’abord, de ne pas trop forcer
l’écart entre ces trois amours : ce ne sont
pas trois essences, ni trois mondes (à supposer
qu’agapè soit autre chose qu’un
idéal). Ce sont trois pôles, mais dans un
même champ, qui est le champ d’aimer,
ou trois moments, mais dans un même
processus, qui est le processus de vivre.
Il n’y a pas à choisir entre éros et philia ; il
y a à comprendre le chemin qui mène,
ou peut mener, de l’un à l’autre. C’est ce
qu’indique bien clairement la figure archétypale
et de l’humanité et de l’amour, qui
est la mère en train d’allaiter son enfant.
Regardons d’abord l’enfant. Il prend le
sein. Vous le lui retirez, il hurle. Et il ne
prend pas le sein pour faire plaisir à sa
maman. Il prend le sein pour son bien à
lui : pas d’abord par amour de sa mère
(les premiers jours, il ne sait même pas ce
que c’est qu’une mère, ni qu’il en a une),
mais par amour de soi. C’est éros :
l’amour qui prend, qui veut posséder et
garder.
Puis regardons la mère : elle donne le
sein, et pas d’abord pour son bien à elle
(comme l’enfant qui prend le sein) mais
pour son bien à lui. Bien sûr qu’elle y
trouve aussi son bien à elle. Mais la vraie
motivation, l’essentiel, c’est son bien à lui.
L’enfant prend le sein : c’est éros,
l’amour qui prend.
La mère donne le sein : c’est philia :
l’amour qui se réjouit, qui donne ou qui
partage.
Mais ce qui m’intéresse le plus, dans
cette histoire, c’est que la mère a été un
enfant d’abord, un bébé d’abord : elle a
commencé par prendre, comme tout le
monde. Nous commençons tous par
éros ; c’est ce que signifie d’important la
psychanalyse, c’est ça le primat de la
sexualité. Nous commençons tous par
prendre, au début il n’y a que " ça ", au
début il n’y a qu’éros.
Et nous apprenons progressivement à
donner. La mère a été un enfant d’abord,
et puis elle a appris peu à peu à donner.
Primat de la sexualité : nous commençons
tous par prendre. Et primauté de
l’amour : il s’agit d’apprendre à donner.
Le couple nous y aide, par le plaisir, par
la joyeuse répétitivité du désir, par la
gratitude (comment ne pas vouloir du
bien à celle ou celui qui nous en fait
tant ?), par la tendresse, par la sensualité,
par l’intimité, par la joie, par la
confiance, par l’humour, par l’amour
donné et reçu, donné et partagé…
Un couple, ça aide à grandir. C’est pourquoi
il faut célébrer le couple. Les libertins
sont des gens qui ne veulent pas
grandir. Pauvre Dom Juan, qui ne sait
désirer que ce qui manque ! C’est se
contenter du plus facile. Le couple est
plus difficile, et plus riche. Il nous
apprend ce à quoi il nous oblige : à grandir,
à apprendre à donner et à partager.
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Hommes et femmes
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S’il n’y avait que le viol et la masturbation,
il y aurait bien de la sexualité ;
mais que saurions-nous de l’amour ?
S’il n’y avait que des hommes ? J’ai tendance
à penser, mais je peux bien sur
me tromper, que ce serait pareil. Il y
aurait de la sexualité, mais que saurions-nous
de l’amour ?
Mon idée, qui n’est qu’une hypothèse
ou une boutade, c’est que l’amour est
une invention des femmes. Il me semble
qu’une humanité purement masculine
(après tout la nature aurait pu inventer
une autre reproduction, pour les
humains, que sexuée) n’aurait jamais
inventé un sentiment pareil — que le
sexe, la guerre et le football nous
auraient suffi toujours.
Mesdames, du
fond du cœur, merci !
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Bienveillance et
concupiscence
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Saint Thomas distinguait l’amour de
bienveillance et l’amour de concupiscence.
L’amour de concupiscence, c’est le
fait d’aimer l’autre pour son bien à soi
(quand je dis " j’aime le poulet ", ce n’est
pas pour le bien du poulet). L’amour de
bienveillance, c’est le fait d’aimer l’autre
pour son bien à lui. Quand vous dites
"J’aime mes enfants ", ce n’est pas seulement
pour votre bien à vous ; c’est aussi,
et surtout, pour leur bien à eux. Et quand
vous dites "J’aime mon mari", "j’aime ma
femme" ? Bonne question. Demandez-vous
si vous préférez que votre conjoint
soit malheureux avec vous, ou heureux
avec un(e) autre… Ces deux amours, de
concupiscence et de bienveillance, vont
ordinairement ensemble, dans le couple,
comme éros et philia, auxquels, dans une
autre tradition, ils correspondent à peu
près. C’est bien ainsi. Belle formule de
Svâmi Prajnânpad : " L’enfant ne sait que
prendre ; l’adulte est celui qui donne. "
Et certes il y a encore beaucoup d’enfant
en nous ; raison de plus pour essayer de
grandir un peu. Cela commence par le
sevrage puis l’éducation ; cela continue
par le couple et la famille ; cela ne finit
que par la mort.
" Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder
fixement… " Le sexe, si. Mais on sent
bien, à le regarder de très près, que l’essentiel
échappe. L’essentiel ? Ce qui en fait la
valeur : non le sexe, mais le désir qu’on
en a ou qu’il inspire. Spinoza : " Ce n’est
pas parce qu’une chose est bonne que nous
la désirons, c’est inversement parce que
nous la désirons que nous la jugeons
bonne." Le sexe est un soleil. Presque
tout homme a pensé ça un jour ou
l’autre, les femmes je ne sais pas, mais
presque tout homme, oui, et pas du sexe
en général mais de celui en particulier
qu’il avait devant lui, qu’il regardait de
très près, et pas parce que le sexe est
beau ou lumineux, ni même parce que
tout être humain en est issu, mais parce
que l’homme le désire tellement fort…
Relativisme : primat du désir. Ce n’est
pas la valeur du sexe qui justifie le désir
que nous en avons ; c’est le désir que
nous en avons qui lui donne sa valeur.
Le sexe est un soleil ; le sexe est un
abîme: c’est l’abîme du désir — le mien,
celui de l’autre —, qui transforme en
soleil, pour celui qui aime ou qui désire,
quelques centimètres carrés de peau ou
de muqueuse… Freud a raison de parler
de pulsion de vie. L’orgasme ou la mort
viendront bien assez tôt.
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Mr André Comte Sponville (philosophe)
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Communication faite lors du congrès des 30 ans de la SFSC Juin 2004.
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