Sexologos  n° 17

Janvier   2004 

ESTURGIE C.

Publications

 

LES FEMMES, LEURS IMAGES, LEURS RÔLES.

HISTOIRE DE MIROIR 

 

Depuis la préhistoire l'image de la femme a hanté toutes les civilisations. C'est d'elle qu'est née dans le regard et le désir de l'homme l'idée de la beauté.
En Occident, sous sa double apparence d'amante et de mère, parfois confondue en une trouble ambiguïté, elle traverse l'art et les siècles comme une constante obsession : il est vrai que jusqu'en des temps récents l'œuvre d'art était oeuvre d'homme.
Malgré l'indignation de quelques tartuffes ou de féministes obsolètes, l'omniprésence actuelle de la nudité et de la beauté féminine dans l'imagerie publicitaire, la figuration ayant déserté l'art, joue, toutes choses égales, dans notre société, le même rôle que l'Aphrodite de Cnide et toute la statuaire grecque dans le monde athénien.


Le désir de l'homme recrée en chaque femme l'image toujours perdue et retrouvée de la Beauté.

La Venus au miroir de Velasquez est un des plus célèbres et des plus mystérieux tableaux jamais peint, il a toujours exercé une fascination que la seule sensuelle beauté de l'oeuvre ne suffit à expliquer : Venus nous tourne le dos, son long corps nacré couché dans une pose alanguie... L'harmonieuse souplesse des lignes révèle à plaisir la courbe voluptueuse de la hanche, la finesse de la taille, la délicatesse de la nuque. Sa tête repose négligemment sur un bras fléchi comme si Eros venait de l'éveiller en lui présentant un miroir qui occupe le centre du tableau. Mais ce que nous laisse espérer le mouvement de la chevelure, le pur dessin de la tempe et de la pommette, l'éclat supposé du regard, nous avons la mauvaise surprise de ne pas le trouver dans le visage brouillé dont le miroir nous renvoie l'image.
On a beaucoup glosé sur les intentions de Velasquez, il apparait un peu simple de déduire que le miroir n'est qu'un morceau de métal et non une glace (Yves Bottineau) ou que le peintre ait voulu masquer l'identité d'un noble modèle dénudé, il n'est guère plus convaincant d'évoquer comme l'a fait J. Gallego (1968) l'amour vaincu par la Beauté.
Est-ce une ruse d'Eros pour éviter que Venus-Aphrodite se reconnaisse dans le miroir qu'il lui tend ? N'oublions pas que dans la Grèce antique l'usage du miroir était exclusivement réservé aux femmes. N'est-ce pas plutôt Venus, paradigme de toutes les femmes, qui cherche vainement à découvrir dans l'image spéculaire qu'Eros lui propose, son vrai visage, image dans l'image, litote identitaire, ( "le visage parle" Emmanuel Lévinas).

"La Venus au miroir" est une métaphore qui nous fait passer de l'image visible à l'image intérieure : l'image-représentation derrière l'image-perception visuelle : "notre regard nous voit, nous sommes vus par ce que nous regardons" (Patrick Lacoste) Que cherche Venus, tel Narcisse, dans l'eau gelée de ce miroir qu'Eros lui présente sinon le moi idéal, une identité qui se dérobe, identité personnelle et peut-être cette gender identity selon Stoller, identité sexuée selon Colette Chiland. Indifférente au désir qu'elle souhaite provoquer, elle ne trouve pas ce qu'elle cherche : mais y surprend le manque inhérent à l'humain, l'objet toujours perdu dont son visage flou dans le miroir n'est que l'insaisissable trace. L'amour, quand la femme espère s'y révéler à elle-même, est un leurre qui la laisse insatisfaite, une quête sans issue.
Ce signifié féminin qui lui échappe elle le poursuit dans le signifiant incertain de son image visible l'alibi et la mise en valeur de ses "avantages" corporels, le maquillage pour la sensualité des lèvres et la séduction du regard, le vêtement qui suivant la belle formule de Roland Barthes "théâtralise le corps".
Nous ne sommes pas loin de la position hystérique, mais même si on a pu pressentir entre le féminin et l'hystérie de secrètes correspondances on ne peut y réduire la dialectique de la femme et de son image.

L'image-représentation que la femme a d'elle-même passe d'abord par son corps.. Le spéculaire révèle, l'image mentale, comme l'art, ne reproduit pas, elle crée. Antonio R. Damasio ("Spinoza avait raison") s'attache à définir l'élaboration neuro-biologique de ces images dans le cerveau, tout en reconnaissant les limites auxquelles se heurte encore la science dans cette approche. Au commencement est le corps physiologique, mais la femme n'advient que dans le corps vécu, le corps qu'elle habite, le corps comme être-au-monde, envers et endroit à la fois, comme être-avec-l'autre : corps érogène né dans les premiers balbutiements du plaisir au contact du toucher maternel : nous touchons qui nous touche. L'image du corps s'établit à partir de cette interface, c'est une production de l'imaginaire, un fantasme (phantasia en grec signifie image) aussi loin de la réalité et du schéma corporel que du corps symbolique ou corps érotique dont l'avènement est indissociable du désir. 
Mais cette image est un puzzle dont certaines pièces peuvent être perdues, images manquantes, zones exclues du corps érogène quand se trouve en défaut la relation du corps de l'enfant avec celui de l'adulte : déni hystérique, troubles si fréquents du comportment alimentaire et toutes les dysfonctions sexuelles non-organiques dont l'étiologie est liée entre autres à un conflit oedipien mal résolu, à une perturbation plus ou moins sévère de l'identité sexuée ou à une destructuration de son image chez l'enfant ou la jeune fille réellement abusées.
Il arrive que ce mal-être se dissipe dans la sublimation ( pour Freud la sublimation crée un rapport spécifique entre l'inconscient et la réalité, sautant l'étape érotique et passant directement de la pulsion à un agir reconnu valorisant) c'est l'image de l'héroïne dont l'histoire nous fournit quelques figures légendaires mais surtout plus banalement la figure maternelle, héroïne du quotidien, madone avec toutes les conséquences négatives que cette icône ne peut qu'avoir sur le désir. Ce processus apparaît souvent à la suite d'une naissance, mais la femme s'assimile parfois à cette image maternelle idéalisée avant d'assumer son identité sexuée, dans l' illusion d'accéder par ce biais au féminin et l'impossibilité de comprendre que ce détour est une aporie de son inconscient.

La confrontation subjective de la femme à son image est perturbée par celles que la société, la famille, l'homme projettent sur elle avec les inévitables interférences et contradictions que ces intrusions impliquent : il ne s'agit plus d'image intérieure mais d'images extérieures plaquées sur elle dès l'enfance, images ou plutôt rôles. Ces rôles de genre ont toujours variés avec l'évolution de la société et plus particulièrement depuis un siècle : elles sont très loin de nous la mère oblative chantée par Hugo, la femme de trente ans du Lys dans la vallée ou les Jeunes filles en fleur de Proust.
La femme d'aujourd'hui, en quête d'elle-même et de son destin, ne peut qu'avoir du mal à trouver ses repères dans les rôles qu'on veut lui assigner : professionnelle performante, attachée à sa carrière, citoyenne active, mère "écologique" allaitant longtemps ses enfants, épouse fidèle mais amante libérée, hardie, toujours disponible ,intemporellement belle intemporellement jeune . L'homme, dont la virilité fragilisée ne sait comment répondre à ses attentes, contribue à aggraver ce mal-être. Une particularité de notre époque, où la culture de l'image est prépondérante, est la suggestion médiatique, même si en parler est devenu un cliché, on ne peut la passer sous silence car c'est un phénomène nouveau très récent finalement dans l'histoire de l'humanité, à peine plus d'un demi-siècle. Les modèles normatifs qu'elle propose exercent sur la femme une pression considérable à travers l'image esthétique aussi bien qu'érotique qu'elle lui suggère : canons de beauté (top-models anorexiques ou pire encore images virtuelles) avec le recours de plus en plus banalisé à la chirurgie correctrice, mais surtout tyrannie de l'orgasme, du plaisir univoque conçu sur le mode masculin alors que tout laisse soupçonner que seule la femme puisse avoir des orgasmes pleinement érotiques, ,ne serait-ce que par la liberté qui lui est donnée de ne pas en ressentir ,autant que par leur variabilité et leur imprévisible répétition . L'influence du DSM4 sur l'opinion et sur la recherche aggrave ce phénomène par son attitude réductionniste devant les difficultés sexuelles féminines et leur assimilation hâtive et erronée aux problématiques rencontrées chez l'homme

J'aimerais illustrer tout ceci par l'histoire de Christine qui est venue me consulter dans la période où j'écrivais ces quelques lignes :
Celle que j'ai surnommé la Reine Christine est une belle et intelligente jeune femme de 34 ans, réussite professionnelle brillante (cadre supérieure dans une multinationale), mais vie intime anarchique avec un "tableau de chasse" d'une cinquantaine d'amants. Elle est séparée depuis un an du "père de son fils" après une liaison orageuse de huit ans. Actuellement elle a deux amants "en titre" chacun n'ignorant rien de l'existence de l'autre : Pierre, l'amant sage qui commence à parler mariage et enfant et Steven, l'amant fou, romantique qu'elle retrouve à Shangaï , Rome ou Vilnius au gré de leurs déplacements d'affaires, à la moindre déception ou défection, elle appelle un "ex" ou un prétendant et fait aussitôt l'amour avec lui. Ignorée par sa mère pour qui seuls comptaient ses trois fils ma mère n'est pas une femme et par un père absent, mais exhibitionniste et sexualisant quand elle était adolescente il m'arrive de voir apparaître mon père quand je fais l'amour, elle a fait d'excellentes études dans l'espoir toujours déçu d'être reconnue par ses parents et de gagner ainsi leur affection. Son image d'elle-même en dépit de son ascension sociale et de ses succès masculins est totalement négative, y compris physiquement : je me demande comment je peux leur plaire. Il ne s'agit pas d'une véritable addiction sexuelle (elle arrive rarement à l'orgasme), c'est l'amour qu'elle poursuit dans une quête identitaire, aussi bien à travers l'image d'Epinal du mariage et de l'enfant qu'à travers le délire d'une passion exaltante je suis dans un film... Je vis un roman que d'ailleurs je suis en train d'écrire
A la dixième consultation, elle me fait cette confidence : "l'autre soir j'étais seule à Paris dans une chambre d'hôtel, je téléphonais, à peu près nue, je me suis soudain aperçue dans un miroir, par surprise, je me suis trouvée belle pour la première fois : étais-je une autre ? longtemps j'ai pris des poses comme un mannequin devant l'objectif d'un photographe, c'était étrange..." ajoute-t-elle en essuyant une larme furtive.

Revenons à Velasquez : le miroir est-il embué par les vapeurs d'un bain proche ou la vue de celle qui s'y mire brouillée par les pleurs ? Jean Cocteau n'avait-il pas raison d'affirmer que "les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer leurs images" ?


Dans la plainte de nos patientes, dans ces interférences entre Inconscient Imaginaire et Réalité, il faut nous garder que l'invisible ne nous aveugle sur le visible : "le propre du visible est d'être superficie d'une profondeur inépuisable" (Maurice Merleau-Ponty).
Ce trop bref survol de la relation de la femme et de ses images nous interroge : au-delà d'une santé sexuelle fonctionnelle et de la transgression de nécessaires interdits comment susciter chez elle le sophrosuné des anciens grecs qu'évoquait Michel Foucault, ce "souci de soi" qui est le garant d'un érotisme assumé ? 

 

C. ESTURGIE

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