Septembre    2012

 

Sexologos   #  03


ANNE-MARIE TRÉAL,
artiste hors genre
 

Ce que nous, cliniciens, classons dans la psychopathologie ou la déviance sexuelle peut être la source d’œuvres originales et fortes qui nous concernent par le fait même qu’elles nous dérangent. En littérature, d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont à Antonin Artaud en passant par Raymond Roussel, en art plastique, de Jérôme Bosch à Pierre Molinier en passant par les «peintures noires» de Goya et tant d’autres, tous ces créateurs ont projeté leurs troubles ou leurs délires dans leurs œuvres.
Anne Marie Tréal, photographe, peintre, sculpteur est de cette lignée : refuser la dichotomie du masculin et du féminin, c’est accepter de ne plus avoir de place, le hors genre, non symbolisable, n’a pas d’existence sociale.
Est-ce ce qui amène A M Tréal à territorialiser son mal-être dans son corps (le «Corps sans Organe» que décrit Gilles Deleuze ?) par les auto-sévices sanglants qu’elle donne à voir ?
 
Anne Marie Tréal, vous commencez votre lettre à Mireille Bonierbale qui m’a transmis votre demande, par une très belle phrase, riche de sens : «Il ne peut y avoir de césure entre l’art et la science, seulement des passerelles pour comprendre et montrer à voir». Pourriez vous préciser votre pensée à ce sujet ?
 

 
  Quand je parle de passerelles entre l’art et la science, je veux dire que ces deux disciplines sont le terreau, l’une et l’autre de deux sensibilités qui obligatoirement se rejoignent, l’une, la science, pour nous montrer à voir le monde extérieur, l’autre, l’art, le monde intérieur. Pour la science, il y a la soif de comprendre les dérèglements physiologiques, comportementaux, d’un individu donné, dans l’art l’artiste puise dans son imaginaire pour comprendre tous les déséquilibres émotionnels qui l’assaillent. L’un et l’autre visent à la compréhension de ce qui nous interpelle, nous heurte, nous détruit…

En cela l’art et la science ont la même «obsession du savoir» pour mener dans leur rôle propre «acte de réparation». Je me répare à coups d’imaginaire, de beauté, d’esthétisme, de création, je parle aussi pour mon compte d’une beauté scientifique : des ponts esthétiques existent entre ces deux disciplines. Léonard de Vinci était à la fois ingénieur, savant chercheur et le plus grand artiste du XVIe siècle.
Je dois ajouter que la science et l’art sont là tous deux au service du réel : la science est-elle un art déguisé, l’art, une science déguisée ? C’est ce qui donne du sens à ce raisonnement, c’est ce que je retiendrai.

 

Qu’est-ce qui a été premier pour vous : est-ce votre vocation d’artiste influencée ensuite par votre devenir genral et sexuel, est-ce au contraire votre questionnement qui en a été l’origine avec la nécessité intérieure de s’exprimer à travers l’œuvre créée ? Vous avez écrit : «Peut-être moi-même je me suis arrangée avec l’art pour mieux faire passer ce qui me troublait trop».

Je n’ai jamais eu une «vocation d’artiste» au sens premier du terme, comme on veut être musicien ou danseur. Je ne pensais ni au genre ni à Ladyboy, ni même au sexe au cours de mon enfance et mon adolescence par contre je savais qu’il y avait un processus du désir jusqu’au plaisir… Je ne me posais pas plus de question que cela. Alors même que je n’avais pas du tout décidé d’être «artiste», j’avais une très grande sensibilité artistique «pitoyable» mais rien d’autre qu’un vide abyssal de douleur et de tristesse qui m’ont envahie dès l’âge de 7 ans et là en grandissant, j’ai compris qu’il se passait quelque chose : effroi et mélancolie m’assaillaient sans comprendre. Une grande terreur s’empara de moi et ne trouvant pas le soutien parental nécessaire, me sentant
rejetée de toute part, je découvrais dans la mort une parenté possible et un exutoire à toute cette souffrance.
Je disais… «Je suis morte dedans». Le dedans de mon corps va, tout au long de ma survie, jouer un rôle prépondérant, je pensais que plus rien d’atroce ne m’arriverait si je restai à l’intérieur de mon corps : l’exclusion sous toutes ses formes et la solitude s’emparait de moi. N’arrivant pas à me faire aimer d’une mère maltraitante qui préférait ses fils, très vite à 13 ans je fis le rapprochement entre le pénis et le pouvoir…
Cette notion ne devait plus jamais me quitter.
- Les mots ont un sexe
- La souffrance a un sexe
- Elle a le visage de ma mère
Très enfouie dans mon adolescence, cette inconsciente ambiguïté s’affinait au fil du temps : je rêvais garçon, je pensais garçon, je parlais garçon, je jouais garçon… très vite je me rebellais contre ce statut de femme, de soumission, d’oppression, je ne voulais pas devenir ce que les garçons voulaient et attendaient de moi, je leur volerai leur pénis, j’aurai un «pénis mental». Je ne
voulais pas être transformée en garçon, j’étais aussi un garçon. Mon œuvre a grandi avec moi, dans mon ventre, dans ma tête à pénis mental : je savais que
j’étais deux –masculin et féminin avec forte ambivalence masculine.
Puis de nouveaux tourments ont fragilisé un équilibre précaire : je faisais des dessins automatiques, comme disait Marcel Duchamp, purs produits de l’inconscient…
J’insiste, je suis dans le domaine du sensible, je ne gère rien, ce sont les drames qui font leur chemin. C’est ainsi qu’est né The man who dreams -2001, mon auto portrait phallique… une fulgurance !!!! Brève, forte, intense… un orgasme de l’art !
 
Pierre Molinier, autre artiste de grand talent, avec qui vous avez des affinités évidentes, se voulait androgyne, femme avec un phallus, aimant les femmes : «Je suis lesbien» se plaisait-il à dire. L’identité sexuelle, l’identité de genre, le choix d’objet du désir sont des réalités différentes quoique liées d’une manière complexe, comment vous situez vous par rapport à ces réalités et à la mouvance queer qui milite pour un hors-genre, un au-delà du féminin et du masculin ?

On ne peut pas parler d’érotisme sans transgression : le vécu érotique, c’est la représentation physique et mentale de la transgression… Molinier pour moi, c’est «Ladyboy» : tout son être est féminin et il a un pénis fornicateur, c’est l’androgyne parfait… Les deux chez lui renforcent son génie créateur, au service de la transgression.
Le plaisir est-il dans la pratique de différents jeux sexuels ou est-il dans l’imaginaire très onirique, poétique de ses fantasmes avoués ou non avoués ? Le passage à l’acte n’est-il pas à lui seul un infranchissable renoncement au plaisir ? Tout se fait en douceur : on peut passer toute sa vie avec une personne aimée et n’avoir du plaisir qu’en se caressant au gré de ses fantasmes…
Tout seul, à un feu rouge, sur une autoroute, quand le désir nous surprend… Chaque sexualité est différente, entière, marginale pourquoi pas ! Notre sexualité ne serait-elle pas une façon de nous apprivoiser, de nous aimer enfin
totalement nous-mêmes, tels que nous sommes dans notre tête et dans notre corps. Je commence l’écriture du Troisième genre, je préfère dire troisième genre, c’est pour moi encore un genre autre, c’est à dire tout ce qui est en dehors du féminin et du masculin : c’est peut-être tout ce qui est inclassable.
Je m’explique il ne s’agit pas de transgenre mais d’un état d’être jamais clairement affiché où le positionnement est impossible.

 Je vis une sexualité en devenir, rien n’est fixé au départ dans le choix d’un mode sexuel sauf une adaptation contextuelle à un état d’être avec les autres et le monde peut nous situer réellement dans nos choix.

«Car la réalité est terriblement
supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité »

Antonin ARTAUD : « Vincent Van Gogh le suicidé de la société ».
 Le désir interchangeable devrait pouvoir être autant possible dans le réel que dans l’imaginaire. Je crois que le mouvement Queer est trop radical : il ne doit pas opposer systématiquement les pratiques sexuelles féminines aux pratiques hétérosexuelles, bête noire des Queer des années 80.
Aujourd’hui elles régressent, puisqu’elles voudraient avoir les mêmes comportements que le genre masculin, peut-être enfin pour être acceptées.
Où je me situe ? Je pense que chacun a une carte identitaire biologique et une carte identitaire de genre : j’ai un sexe féminin mais je ne suis pas obligatoirement de genre féminin, mon orientation sexuelle peut être masculine, je dois donc en accepter l’augure, quelle que soit l’étiologie : pathologie physique ou pathologie de l’«âme».
 

Mais qu’en est-il de ces «performances» intitulées Sang d’artiste par effractions cutanées comme vous les avez exposées récemment à Nice ?
 

Le corps n’est pas une donnée mais un devenir…
Il faut blesser le corps là où l’âme se sépare, oui je me torture pour enfin m’apaiser.
Ma vie est devenue un jeu de cartes que j’assemble et je désassemble… mais je n’ai jamais su jouer aux cartes.
 

 
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