Sexologos  n° 36

Avril     2010 

 

 

 

Michel Botbol                  et
Louis-Henri Choquet 

Publications


Violences Sexuelles à l’adolescence

 

Les violences sexuelles sont devenues une des hantises de nos sociétés pour lesquelles elles deviennent l’une des principales figures de l’intolérable, tout particulièrement lorsque des mineurs en sont les victimes. Dans ce contexte, justice et psychiatrie se trouvent convoquées l’une et l’autre pour éradiquer le phénomène, c'est-à-dire prévenir la survenue de ces violences ou du moins leur récidive.
Dans l’idée de beaucoup, l’atteinte d’un tel objectif passe par la détection précoce des premières manifestations évocatrices d’une «perversion sexuelle», c'est-à-dire par un dépistage in statu nascendi, sinon dans la toute première enfance (encore que certains n’hésitent pas à prétendre, à partir d’arguments contestables, que «l’on nait et meure pédophile»), du moins à l’adolescence, autre figure des hantises du moment. Il est vrai qu’en tant que deuxième (et dernier) temps du développement de la sexualité humaine, cette période de la vie est tout particulièrement concernée par le sexuel dans ses manifestations les plus génitalisées. L’intérêt porté dans ce contexte aux Mineurs Auteurs d’Infractions à Caractère Sexuel (MAICS) n’est sans doute pas sans lien avec ce souci «préventif».
Toutefois une première observation s’impose alors : l’importance que prend cet intérêt pour les MAICS dans les représentations collectives contraste avec la pauvreté des données objectives disponibles, en France notamment. Ce constat a conduit la Direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (DPJJ) à susciter des travaux centrés sur cette question.
Dans cet article, nous nous proposons de présenter les apports de ces premières enquêtes en les discutant à partir d’hypothèses relatives à la psychopathologie de la violence sexuelle à l’adolescence.

 

A) Approches quantitatives.
 
1/ Un recueil de données statistiques issues de l’activité judiciaire concernant les MAICS réalisé par la DPJJ [1].
 
Il montre que les condamnations de mineurs pour des violences sexuelles ont augmenté de 104 % en 10 ans entre 1996 et 2006, alors que durant la même période la progression a été de 148 % pour les condamnations pour atteintes aux personnes (homicides et violences volontaires), 163 % pour les condamnations pour destructions et dégradations et 41 % pour les condamnations pour vols et recels.
L’examen des condamnations de mineurs prononcées en 2007 pour les atteintes aux moeurs montre qu’elles concernent d’avantage la catégorie des 13-16 ans, à la fois pour les délits (60,4%) et les crimes sexuels (67%).

Dans la catégorie des délits, les mineurs sont principalement condamnés pour des faits d’exhibition sexuelle et d’agression sexuelle avec circonstances aggravantes.
On trouve en 2007 une seule condamnation pour proxénétisme pour un mineur de 13 à 16 ans au moment des faits et également une seule condamnation pour agression sexuelle avec la circonstance aggravante de l’ascendance ou de l’autorité de l’auteur, toujours pour un mineur aux mêmes âges au moment des faits.

Pour les crimes, il s’agit principalement de faits commis sur des mineurs de moins de 15 ans. Dans cette catégorie d’infraction, la population des 13-16 ans est deux fois plus représentée que celle des 16-18 ans (318 contre 127). Considérés parmi l’ensemble des condamnations de 2007, les viols représentent 1,34 % des condamnations pour cette classe d’âge (1, 37 % pour les moins de 13 ans et 0,38 % pour les 16-18 ans).

Concernant la nature des condamnations, il faut noter que le suivi socio judiciaire est très peu prononcé à l’encontre de ces mineurs : il représente en réalité 2,7 % des condamnations prononcées à l’encontre des mineurs en matière d’infractions sexuelles ; son prononcé reste limité même lorsque l’infraction principale est un crime puisque le recours au suivi socio judiciaire passe alors à 10 %, alors qu’il est de 42 % pour les majeurs pour des faits analogues.
Une étude de mai 2007 de la sous direction de la statistique du ministère de la justice montre que, pour les mineurs, c’est une autre solution qui est préférée : une peine d’emprisonnement avec sursis probatoire, partiel (33%) ou total (32%), comme si les juges d’enfant répugnaient à utiliser une réponse judiciaire qui, comme le suivi socio-judiciaire, renverrait trop directement à l’image fixée du «pervers sexuel» adulte. La part de ceux qui sont condamnés à une peine d’emprisonnement au moins partiellement ferme, sans suivi socio judiciaire ni sursis probatoire est quant à elle de 10 %.
 
En 2007, près de six sur dix des criminels de 13 à 15 ans (57,3%) ont été condamnés plus de 4 ans après les faits, 13,5 % après plus de 10 ans. Le légitime souci d’instruire convenablement ces crimes peut ici s’opposer aux impératifs éducatifs ou thérapeutiques, l’expérience montrant que, dans ce type de faits, la reconnaissance judiciaire de la transgression est fréquemment un élément important pour permettre la mise en place d’un abord spécialisé du problème. Dans certains cas, le strict respect de la présomption d’innocence avant jugement peut ainsi conduire l’adolescent à continuer à méconnaitre le caractère transgressif des faits ou à dénier leur existence même et amener son entourage familial et éducatif à sursoir à la mise en place d’un travail éducatif ou thérapeutique spécifique sur ses actes.

Les données montrent cependant que les mineurs condamnés initialement pour atteinte aux mœurs réitèrent peu à l’identique. Parmi les 1 194 condamnés en 1999 pour atteinte aux mœurs, seuls 18 ont réitéré à l’identique sur 5 ans (0,5%) alors que c’est le cas de 6,4 % des violences volontaires et 86,6 % des vols-recels. La proportion des infractions à caractère sexuel sanctionnées durant la minorité décroit suivant le rang de la condamnation. Autrement dit ces infractions surviennent plutôt d’emblée que dans le cadre d’une réitération.
Ainsi 1,4%, 0,9%, 0,6% et 0,3% des infractions sanctionnées dans la minorité pour l’ensemble des condamnés de 1999 sont des condamnations de rang 2, 3, 4 et 5.
Parmi les mineurs réitérant condamnés initialement pour atteinte aux mœurs : 6,2% sont de nouveau condamnés pour atteinte aux mœurs lors de leur première réitération ; parmi les mineurs réitérants condamnés initialement pour d’autres infractions : 0,7% sont condamnés pour atteinte aux mœurs lors de leur première réitération.

La distribution des modalités de ce type d’infraction est relativement stable de 1999 à 2008 en matière délictuelle comme criminelle, à l’exception des viols commis par plusieurs personnes dont la part a doublé entre 2006 et 2008 pour tendre à revenir au niveau de l’année 2000.
 
2/ Une étude réalisée par le CESDIP [2] pour la DPJJ et portant sur les faits de violence et les auteurs mineurs dans la juridiction de Versailles (1993-2005), ainsi que l’ouvrage qui en a été tiré [3] montrent :
 
que les auteurs d’infractions sexuelles sont, au regard de ce qui se passe pour les autres infractions, moins nombreux à résider dans les quartiers populaires et plus représentés dans les communes plus aisées (ce qui correspond à situation sociale plus favorable de leurs parents) ; le mouvement est inverse pour les auteurs de vols violents et les auteurs d’infraction à personne dépositaire de l’autorité publique ;

que la réponse pénale est plus importante s’agissant des infractions sexuelles puisque ces affaires sont poursuivies devant le juge dans les 2/3 des cas et que, parmi ces dernières, les 3/5 sont renvoyées devant le tribunal pour enfants ou, dans le cas de viol aggravé commis par des plus de 16 ans, devant la cour d’assises. La gravitée de l’affaire est considérée non seulement au regard des faits, mais également en tenant compte du contexte (différentiel d’âge auteur/victime) ou du profil de l’auteur (risque de récidive). Dans cette perspective, la désignation «infraction sexuelle» recouvre de fait des situations de gravité très variable (depuis l’exhibition sur la voie publique jusqu’à des viols commis au sein de la famille) ;

que l’on trouve une augmentation du nombre relatif des peines de prison avec, en proportion, moins de peines de prison ferme ou avec sursis en 2005 qu’en 1993 mais un nombre nettement accru de peines de prison avec sursis assorties d’une mise à l’épreuve (enjoignant les mineurs à recevoir des soins ou à se faire suivre sur le plan psychologique ou psychiatrique) en 2005 qu’en 1993. Les magistrats paraissent donc plus utilisateurs de ces modalités de réponse pénale dans les affaires d’ordre sexuel, ceci tenant sans doute à leur souci accru de prendre en compte les dimensions psychiques qui sous tendent de telles infractions et de mettre en place les traitements qu’elles nécessitent ;

que la majorité des MAICS sont, dans cette enquête, des mono délinquants ce qui n’est sans doute pas étranger au fait que la moyenne d’âge des auteurs d’infractions sexuelles est inférieure à 12 ans, là où elle tourne autour de 15 ans dans les autres catégories de faits délinquants. Ce constat tranche avec les données habituelles concernant les majeurs auteurs d’infraction à caractère sexuel qui sont en majorité des pluri délinquants. Ce résultat pourrait être en faveur d’une discontinuité « de nature » entre les auteurs d’infractions sexuelles adultes et les auteurs d’infractions sexuelles mineurs conduisant à distinguer radicalement l’interprétation qu’il convient de donner aux infractions sexuelles des mineurs, et aux problématiques psychiques qui les sous tendent.
Mais il pourrait également être lié à la réticence des juges d’enfant à reconnaitre comme délits sexuels des comportements que la justice n’hésiterait pas à reconnaitre comme tels chez des adultes. Ce serait notamment le cas lorsque d’autres transgressions (et notamment des violences non sexuelles) permettent de justifier ’intervention judiciaire et la mise en place d’une action éducative sur d’autres chefs.
Dans ces conditions, seuls seraient reconnus comme délinquants sexuels ceux qui ne sont pas inscrits dans un «habitus» délinquentiel ou ceux qui paraissent poser une difficulté particulière du point de vue de leur fonctionnement psychique. Une telle interprétation permettrait d’expliquer également les caractéristiques «géographiques» évoquées plus haut en différenciant artificiellement un sous groupe de transgresseurs sexuels du fait du caractère isolé de leur acte ou du profil psychologique particulier de leurs auteurs.

Cette hypothèse conduit à rappeler à quel point, dans le domaine de la délinquance des mineurs, et plus encore lorsqu’il s’agit de transgression à caractère sexuel, les données quantitatives recueillies dépendent de l’idée que eux qui contribuent à la constitution de ces données se font de l’enfance et de la justice des mineurs. Dans un domaine aussi controversé que la justice pénale des enfants, ceci doit conduire à insister sur la prudence avec laquelle il convient de considérer ces résultats. Tant le juge, qui reconnait ou non le caractère sexuel de la transgression, que le chercheur qui recueille et interprète les données, ne peuvent le faire sans être peu ou prou influencé par l’idée qu’ils se font de leur objet. C’est tout particulièrement le cas dans ce domaine de la justice des mineurs qui a depuis près d’un siècle revendiqué la primauté du sens sur le fait.

 

B) Approches psychopathologiques.
 
Face à ces données, la première remarque qui s’impose est que l’augmentation des condamnations pour violence sexuelle se situe exactement entre, d’une part, l’augmentation des condamnations pour atteintes aux personnes ou destruction et dégradations de bien et, d’autre part, l’augmentation des condamnations pour vols et recels. Or cette constatation est compatible avec l’idée théorique selon laquelle les violences sexuelles recouvrent en réalité,  deux types de violence du point de vue psychopathologique :
d’une part, comme les atteintes aux personnes et la destruction d’objet, elles peuvent se situer du coté de l’attaque visant à la destruction de l’autre, dans un fonctionnement de type essentiellement narcissique ;
d’autre part, comme les vols et recels elle peut au contraire se situer du coté du désir d’acquisition des biens de l’autre dans une démarche qui suppose au préalable une valorisation de l’altérité, même si c’est finalement pour se l’approprier contre le gré de l’autre.

On sait que beaucoup de données psychopathologiques conduisent les cliniciens à penser que l’évolution des modalités de contenance sociale et des processus d’élaboration des normes favorise surtout l’émergence de violences «narcissiques», c'est-à-dire destructrices de l’autre, et non des violences acquisitives visant à s’attribuer les biens de l’autre. En favorisant les problématiques narcissiques aux dépens des problématiques névrotiques, les configurations sociales actuelles favoriseraient les violences destructrices aux dépens des violences acquisitives. L’une et l’autre augmentent mais dans des proportions très inégales (4 fois plus pour les violences «destructrices» que pour les violences acquisitives). C’est ce qui expliquerait l’impression partagée par beaucoup que les changements récents touchant la violence adolescente sont plus encore qualitatifs que quantitatifs.

Dans ces conditions, notre hypothèse est que l’augmentation moindre des condamnations pour violences sexuelles (par rapport aux condamnations relatives à d’autres types d’atteintes aux personnes), serait liée au fait qu’une partie des infractions sexuelles prises en compte relèveraient, de fait, d’une violence acquisitive et non d’une violence destructrice comme on aurait eu tendance à le penser. Une partie des infractions sexuelles s’inscriraient donc essentiellement dans un fonctionnement de type névrotique (relevant d’un conflit de désir autour des interdits) largement lié à la part la plus « ordinaire » des conflits de l’adolescence, dans la mesure où celle-ci donne une place centrale à l’activation pulsionnelle et donc aux risques de transgression des interdits dans une dynamique acquisitive.

Ce double registre fonctionnel confirme l’impression que la qualification violences sexuelles regroupe des situations très différentes dans une perspective psychopathologique : des violences sexuelles narcissiques qui ont probablement augmenté comme les autres violences narcissiques ; des violences sexuelles névrotiques qui ont probablement connu une moindre augmentation, comme les autres violences acquisitives. Cette hypothèse contribue à démontrer l’utilité qu’il y a à ne pas considérer ces phénomènes de façon générique, d’autant que tout laisse penser que le pronostic des violences sexuelles névrotiques (et donc les réponses à leur donner) est très différent de celui des violences sexuelles narcissiques.

Quant à la surreprésentation de la classe d’âge des 13-16 ans, elle pourrait également se justifier par cette hypothèse en s’appuyant sur l’idée que les mineurs de ces âges sont ceux qui sont les plus exposés à la «surprise» que représente l’activation pulsionnelle de la puberté et qui, parallèlement, disposent le moins de la maturité nécessaire pour résister à son impact, dans le cadre d’un classique conflit de désir inscrit dans un fonctionnement de type «névrotique».

Si bien que l’on pourrait faire l’hypothèse que, sur fond d’adolescence et de puberté conçue comme un événement essentiellement sexuel, les fonctionnements psychiques qui sous tendent les comportements sexuels transgressifs s’ordonneraient autour de 3 pôles plus ou moins intriqués :
 
un premier pôle qui correspondrait à une démarche adolescente d’exploration du sexuel : la transgression sexuelle relèverait ici d’un défaut de régulation de cette démarche, sous l’effet conjugué de l’importance de l’enjeu narcissique, de l’activation pulsionnelle et de l’affaiblissement des interdits infantiles sous l’effet du processus adolescent normal. La place centrale qu’occupe ici l’altérité devrait conduire à considérer, qu’au-delà de la réponse judiciaire qui vient renforcer les interdits et contribuer de façon décisive à la nécessaire régulation pulsionnelle, le pronostic sera bon et les représentations habituellement liées aux transgressions à caractère sexuel entièrement inadéquates. Cette catégorie serait suffisamment importante pour expliquer les résultats statistiques déjà évoqués, concernant tant le faible niveau des chiffres de la récidive que l’augmentation relativement plus faible de leur incidence ;

un deuxième pôle pourrait renvoyer au déficit, autrement dit à l’insuffisance du discernement sur les limites de la transgression (dans un domaine qui est toujours vécu, à priori, comme une transgression des interdits de l’enfance), une méconnaissance des besoins et limites de l’autre. Il est difficile d’estimer la part de cette catégorie, qui peut évidemment plus ou moins s’intriquer avec la précédente, mais plusieurs cas cliniques ont illustré son existence avec une grande variété des profils transgressifs (violence sexuelle narcissique ou objectale), et donc une grande variété des risques pronostics ;

quant au troisième pôle il serait plus directement lié à une problématique spécifiquement narcissique :
le coup du pubertaire, et de la sexualisation des liens qui en résulte, provoque un déséquilibre narcissico objectal chez l’adolescent ce qui peut le conduire à rejeter tout ce qui vient de l’autre (y compris le désir qu’il suscite chez le sujet), pour ne pas risquer de se perdre dans cet autre et pour éviter ce faisant l’installation d’une dépendance à son égard. Cette inversion est d’autant plus à craindre que ce besoin de l’autre réactive chez l’adolescent des déceptions traumatiques antérieures, notamment dans les temps précoces de son développement.
La transgression sexuelle apparait alors comme l’une des modalités disponibles pour résoudre ce paradoxe en réifiant l’autre dans le mouvement même qui vise à aller vers lui. C’est évidemment dans cette catégorie qu’il est le  lus à craindre de se trouver confronté à des conduites inscrites dans la répétition, mais la place cruciale qu’occupe ici le processus adolescent, et la problématique narcissico objectale qu’il déclenche, devrait conduire à sursoir à tout diagnostic définitif. En effet, les exemples ne manquent pas de reprise d’un fonctionnement névrotique normal, une fois réduite la pression du pubertaire et l’intégration du corps sexué.

Tout autant que la nature des faits, et plus que cette dernière dans les cas les plus «ordinaires», ce qui parait compter dans le cas qui nous occupe est, en conséquence, le fonctionnement psychique sous jacent à ces faits, leur motif pourrait-on dire en utilisant toute la polysémie du terme. C’est pourquoi une «hantise salutaire» devrait être prioritaire chez les intervenants : le souci d’éviter de prendre (et de faire prendre) la folie d’un moment pour la folie d’une existence, comme le disait Henri Ey dans un autre contexte.

 

1 - Sources statistiques : MINJUS/SG/SDSE ; MINJUS/DACG.
 
2 - Le CESDIP est à la fois un laboratoire de recherches du CNRS, un service d’études du ministère de la Justice et, depuis le 1er janvier 2006, un laboratoire de l’Université de Versailles-Saint-Quentin.
 
3 -Véronique Le Goaziou, Laurent Mucchielli, Sophie Névanen, Faits de violence et auteurs mineurs dans la juridiction de Versailles (1993-2005), CESDIP, Janvier 2009 ; Véronique Le Goaziou, Laurent Mucchielli, La violence des jeunes en question, Champ Social Editions.
 

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