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Violence et désir

 

Le désir est difficile à saisir. Et cela non seulement parce qu’il est, en soi, une « bête multiforme et polycéphale » (Platon, La République, 588 c), mais aussi parce qu’il est « l’essence même de l’homme » (Spinoza, Éthique, 1677). Non seulement parce qu’il entretient une relation difficile et ambiguë avec les besoins et les pulsions, mais aussi parce qu’il se présente sous la forme paradoxale d’une répulsion qui attire, d’un déchirement qui comble.
Comme l’écrit très justement D. Vasse : « Le mot “désir” évoque l’homme. Il a des résonances multiples et contradictoires. Il est ce qui, en nous, a quelque chose à voir avec la violence de la passion et son incompréhensible source, la mystérieuse attirance de l’objet » (Le Temps
du désir,1997).

Le désir n’est pas compréhensible si l’on se limite à vouloir l’expliquer d’un point de vue rationnel. Il ne s’agit pas de quelque chose qui dépend du caractère désirable de son objet : un individu peut désirer l’«objet x » et, en même temps, il peut ne pas désirer l’« objet y », même si « y » présente un certain nombre de propriétés particulières qui le rendent, à un regard extérieur, plus désirable que « x ». Le désir n’est d’ailleurs jamais appréhensible d’un point de vue extérieur. Car ce qu’on appelle généralement l’«objet du désir» n’est jamais un simple objet. Certes, certains objets peuvent «affecter» l’individu. En même temps, le désir peut surgir et se développer uniquement parce que l’individu envisage la possibilité, par un objet spécifique, de tendre vers ce qu’il n’a pas, de combler la faille ontologique qui l’habite. C’est la faille ontologique qui nous caractérise tous en tant que «sujets» et qui nous pousse à désirer.

Pourtant, tout en étant lié à un manque, le désir est essentiellement différent du besoin, et il ne peut pas, non plus, être identifié à la simple pulsion. D’une part, en effet, à la différence de la pulsion, il est toujours pris à l’intérieur d’un agencement composé, d’un programme qui implique le sujet dans toute sa complexité : il n’appartient pas au règne de la spontanéité pure ; il n’est pasune simple «poussée» qui fait tendre l’individu-organisme vers un but précis ; il n’est pas réduit à la suppression d’un état de tension ; il n’est pas fixé à l’avance et n’a pas de forme identique chez tous les individus ; il n’a pas un but «parcellaire» et n’est pas étroitement dépendant de sources somatiques. D’autre part, à la différence du besoin, le désir ne se borne pas à sa satisfaction : il ne tend pas à la possession, ni, non plus, à l’assimilation de son objet ; il ne cherche pas à réduire son objet à l’usage qu’on peut en faire ou au but qu’on peut lui envisager ; il se place bien au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction. Là où le besoin est caractérisé par la nécessité, l’assimilation et la consommation, le désir commence quand la satisfaction n’est pas immédiatement envisageable et la «consommation» de l’objet n’est pas possible. Le besoin demande nécessairement d’être satisfait, et sa satisfaction survient avec la «consommation» de son objet. La faim, par exemple, c’est-à-dire le besoin de nourriture, disparaît avec la consommation de l’aliment : l’objet-nourriture et le besoin-faim se suppriment l’un par l’autre. Mais cela signifie que, dans le cas de la nourriture, on peut «résorber son altérité».
Dans le cas du désir, en revanche, et notamment dans le cas du désir sexuel, on ne peut pas priver l’autre de «son altérité» et l’autre ne peut pas disparaître comme s’il s’agissait de nourriture, sauf à le «consommer» et, par là même, exercer sur lui une forme de violence
cannibale.

Le désir qui pousse à la rencontre d’autrui trouve dans la radicale altérité d’autrui un obstacle qui ne peut pas être éliminé : autrui échappe toujours ; il révèle en nous ce qui nous manque, ce qui est absent en nous, mais il nous oblige aussi au renoncement d’une possession totale. Car, quand on cherche à aller jusqu’au bout de la possession, on ne peut qu’effacer l’autre et, par cela, le supprimer : «Autrui - absolument autre - paralyse la possession qu’il conteste par son épiphanie dans le visage. Il ne peut contester ma possession que parce qu’il m’aborde, non pas du dehors, mais du haut. Le Même ne pourrait s’emparer de cet Autre à moins de le supprimer» (E. Levinas, Totalité et infinie, 1990).

Arriver jusqu’au bout de la possession signifierait exercer une forme intolérable de violence ; gommer un être qui confirme notre propre être ; réduire une personne à une simple chose, en dépit de son humanité ; détruire la possibilité même de toute attitude éthique qui considère autrui toujours comme une fin et jamais uniquement comme un moyen.

 

 

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