Sexologos  n° 29

Novembre   2007 

Jean Pierre KLEIN

Publications
 

Comment traiter sans violence les enfants violentés ?

 

Quant à savoir comment traduire les symboles aux enfants, je dirai qu'en général les enfants ont plus à nous apprendre dans ce domaine que l'inverse. Les symboles sont la langue même des enfants, nous n'avons pas à leur apprendre comment s'en servir.

S. Ferenczi, L'adaptation de la famille à l'enfant .

Perte de soi
I
l existe une perte d'objet qui est la plus tragique de toutes : c’est celle de soi-même comme objet de son estime, de son amour, de sa libido. L’on passe alors de la libido d’objet à la libido du moi.
C’est la conséquence sinon le but recherché par les auteurs de violences sexuelles : la mutilation de la chair et de l'âme des victimes entraîne leur asservissement au trauma dans une éternité de sa répétition. La victime en effet revit imaginairement, jour après jour, nuit après nuit, les traumatismes passés, car l'imaginaire paralysé ne peut que répéter à l'identique la réalité inimaginable. L’événement traumatisant se répète inchangé dans ce qui n'est pas le souvenir du passé mais une réminiscence obligée, présentification automatique qui s’impose.

Au décours de violences sexuelles faites à enfants ou adolescents, les deux réactions habituelles mises en oeuvre peuvent se révéler insuffisantes voire insatisfaisantes :
1 - Se fixer sur l'événement et "en parler". L'évocation insistante de l'horreur peut tourner vite à son invocation, la parole sur l'acte
équivalant presque à l'acte lui-même, réitérant le traumatisme et perpétuant l’obsession mortifère.
2 - Essayer, illusoirement, d'occulter l'événement, de proscrire tout ce qui pourrait le rappeler, à la limite faire comme s'il n'avait jamais eu lieu. On sait que l’ "oubli" est en fait un refoulement dans l'inconscient, source de souffrance mentale.

Comment réagir sans tomber dans la compassion émotionnelle, le psychologisme, ou une réaction limitée à la condamnation des responsables ?

 

L'enfant arrêté dans son enfance
A
vec un enfant, cet être en devenir permanent, comment peut s'opérer
la constitution progressive de son identité si une expérience de néantisation l’envahit à jamais ?
Comment, malgré tout, intégrer dans une constitution optimum de la personne ce qui l’annihile et nie sa temporalité comme si son identité se résumait désormais à un rôle de victime née de cet  événement ?
Comment faire le deuil de soi-même mort au dynamisme de la vie, mort à l’estime de soi, dénié,  anéanti ? La conception infantile de la mort est avant tout se figer dans l'immobilité, c’est ce que l’enfant a éventuellement vu d’animaux morts, c’est ce qu’il joue quand il la mime pour de rire.

Les pédophiles, les incestueux, les violeurs l’ont fixé dans l’immobilité, le maintien dans une  injure qui le cloue à jamais, dans une destruction du vivant, ce devenir permanent, de la fluidité.
Le traumatisme n'est même pas un mythe fondateur d'origine d’une autre vie, il est perpétuation de l'acte d’annihilation. Sa survenue a comme arrêté le temps et l’esprit le reproduit en boucle de façon quasi hallucinatoire.

Ce qui lui est arrivé est irreprésentable et il ne peut y effectuer le travail psychique habituel qui consiste en donner un mouvement interne imaginaire au réel trop offensant.

Le défi pour l’enfant ne consiste pas à se (re)construire malgré cela, mais à se construire sur cela, grâce à une "assimilation" (au sens digestif du terme), à une métabolisation de la violence subie.

Au total, il n'y a pas de jeu (au sens physique du terme) entre Sujet et Objet, la résentation-présentification est permanente. Que faire alors ?

Comment être thérapeutique à partir de ce meurtre symbolique opéré par le bourreau, le violeur, le maltraitant qui a entraîné un état de non-vie, immobilisation de l’existence dans la répétition du trauma qui n'est originel que de son évocation à jamais ?

Il est étonnant de voir des jeunes filles violées qui se culpabilisent et s'interdisent de nourrir de l’agressivité envers leur violeur.
C’est la malédiction des adolescentes victimes sexuelles à qui on attribue toujours, peu ou prou, le désir obscur d’être violée.

 

La création comme processus de transformation
On dit couramment qu'il faut parler, parler pour libérer (d’où la prolifération des cellules d’aide urgente psychologique après un trauma grave collectif qui est l’alibi pour les pouvoirs publics qui se déculpabilisent en n’examinant pas leur responsabilité dans l’"accident", mais ceci est une autre histoire). J'en suis d'accord pour un premier temps, mais cela peut s'avérer insuffisant. Il ne s'agit pas de cesser totalement de parler d’abord en direct des événements (en particulier à la police mais ma communication ne traitera pas de cet aspect), mais de tenter de créer ensuite, sans consigne particulière.

Comment symboliser face à la circularité post-traumatique due comme le dit le psychanalyste René Roussillon à l’impossibilité de se représenter l’objet.
"C’est (…) la transformation du rapport du sujet à la trace mnésique des expériences antérieures qui rend possible le passage de la présentation hallucinatoire à la représentation symbolique." (1)

Une réponse peut être fournie par la thérapie créatrice (dite aussi art-thérapie) qui propose d'exercer comme un muscle l'imagination, cette faculté irremplaçable pour intégrer, digérer, transformer même toutes les épreuves de la vie, y compris les plus dures, et les plus obsédantes, cette capacité naturelle de conjurer les peurs et d'intégrer tout ce qui terrifie. A la condition de ne pas centrer sur ce qui fut subi qui ne peut se représenter. La création que ce dispositif va déclencher sera forcément nourrie de ce que l’enfant a vécu, à la condition qu’on ne le lui demande pas expressément. Cela va lui permettre non seulement d’exorciser les violences subies mais aussi de construire la dessus: il a été l'objet d'actes ou de spectacles trop violents? 
Par le dessin, le , l'invention d'histoires, la production de rythmes, l'expression corporelle, le travail de la voix, etc... Il va être le sujet, l'auteur de sa propre invention, transférant ses terreurs dans son oeuvre.

C'est, entre autres, ce que nous ont enseigné deux années de séminaires et colloques que j’avais organisés de 93 à 95 au Ministère de la Santé en tant que président du Collège international de psychiatrie infanto-juvénile sur le thème : Conduites à tenir avec des enfants victimes de traumatismes graves dans leur réalité (2)

Le travail respectueux au même titre qu'avec un grand brûlé, favorisera prudemment l'expression (sans lui en dicter le contenu) sur des supports variés, dans la distance de la fiction ou de la forme ludique ou artistique, ce qui est étonnamment plus facile que prévu. Il n'y a pas à rechercher une transposition trop immédiate qui serait juste de l'expression directe qui, lorsqu'elle soulage, ne le fait que transitoirement. Des contenus horrifiques ne manqueront pas de venir qui  amorcent un déplacement sur le contenu : personnages terrifiants et menaçants du monstre, de l'ogre ou de la sorcière, ou bien cataclysmes naturels ; ou sur l’acte de produire :  violence du geste, des couleurs, de l'émission vocale. C’est alors que peu à peu, sans  l’y forcer, l’enfant pourra commencer à créer et à procéder à des transformations du contenu premier.

Il n'est pas important que l’histoire inventée finisse bien, que les violences figurées dans le dessin se résolvent, que les musiques s'apaisent, le simple fait pour l’enfant d'être actif sans risque lui permet de se réintégrer et de manipuler ce qui l'a envahi  dans la réalité en faisant basculer celle-ci dans le symbolique qu'il n'est pas toujours opportun de dévoiler.
La construction formelle l’emporte sur la destruction exposée dans le contenu : Ne confondons pas l'énoncé comme produit élaboré et l'acte d'énonciation.
Le travail avec lui sur ses productions imaginaires, sans dévoilement de leurs  significations inconscientes ni évocation insistante de la réalité vécue, met en place un accompagnement de créations dans un parcours symbolique, façon de dépasser les épreuves endurées. 

 

Dépasser l'expérience de pédophilie
Voici un résumé de l'histoire d'un enfant de 10 ans et demi, d'origine cambodgienne.

Il est placé par mesure judiciaire dans un foyer avec ses trois frères cadets à cause d'une carence d'éducation de parents réputés alcooliques et maltraitants.
On vient de s'apercevoir, parce que son deuxième frère l'a dit, que tous les quatre, et surtout lui, ont été l'objet d'attouchements et d’actes sexuels de la part d'un oncle de 19 ans pendant une permission de week-end (en fait depuis longtemps)

Le gosse est sidéré. Lorsque je le vois, il est catatonique, et cela me rappelle les malades adultes que j'ai pu rencontrer à la Salpêtrière dans les années 60. Il est tout à fait impressionnant par l'étendue de son malheur, de sa douleur, qui entraîne son inhibition massive.
On sait que dans les gestes d’accueil et de bienvenue, on trouve la posture tête penchée latéralement et le sourire à la bouche. Ce garçon se présente de façon impressionnante ainsi (peut-être en référence avec des canons culturels de comportement quand on est mis en présence d’un adulte inconnu), un peu de côté, avec une espèce de sourire stéréotypé, complètement figé. Il me touche à peine la main du bout des doigts pour me dire bonjour.

On me signale qu’il ne dort pas et qu’il fait d’horribles cauchemars.

Chocs
J
e le reçois avec son éducateur qui me dit devant lui ce qu'il sait qui s'est passé.  C'est ce que j'appelle "le coup du billard" : s'adresser à quelqu'un pour les oreilles d'un autre, la parole ricoche sur la bande comme une boule de billard. Il est important que l'enfant sache que je sais (et qu'il sache que je sais qu'il sait que je sais). Je réagis en l'occurrence en lui signifiant que ce qu'il a vécu est terrible et que je ne l'interrogerai pas de moi-même à ce propos (beaucoup d'autres l'ont déjà fait) car il est probable que cela est une épreuve pour lui d'en parler directement.
Je tiendrai mon engagement tout au long du suivi et nous ne parlerons de ce qu’il a enduré qu’à la fin et sur son initiative.
On me communique les tests passés à l'entrée du foyer avant qu'on apprenne les violences subies : dessin spontané, W.I.S.C.-R, figure de Rey, T.A.T., Rorschach, test du bonhomme.
L’examen psychologique est motivé alors par le fait qu’il cherche à toucher le sexe de ses camarades ou de ses frères, qu’il mime des scènes sexuelles sur ces derniers, en particulier de sodomie et, dit le rapport de l’institution, "se montre tour à tour voyeuriste ou exhibitionniste".


Je ne recopie ici que les traits principaux : 
"
Au Rorschach, les thèmes principaux sont la destruction, l'abandon et la mort, avec pour origine des violences physiques que l'enfant décrit comme un spectateur impuissant. L'image du corps est sans cesse déformée et mutilée, avec une confusion des sexes, une confusion entre l'animé et l'inanimé.

"
Au T.A.T., la mort la persécution et l’abandon restent très présents et rendent tout objet extérieur potentiellement dangereux. Les limites entre dedans et dehors ne sont pas fiables et la fonction corporelle est "cassée" avec de multiples trous. La reconnaissance de la différence des sexes est parfois possible mais toujours confuse et instable.

"
En conclusion, l'enfant souffre d'une dépression massive de type abandonnique qui touche la perception de la réalité, avec un syndrome psychotique comme conséquence de cette impossibilité à mentaliser.
"Sa personnalité est prépsychotique avec un risque de décompensation schizophrénique à l'adolescence si une psychothérapie n'est pas mise en place au plus vite.

"
Il convient donc de proposer à cet enfant une psychothérapie de type psychanalytique d’une ou deux séances minimum par semaine.
"Compte tenu de la morbidité de l’imago maternelle et de l’hypothèse d’un vécu de sévices sexuels, il paraît essentiel que cette thérapie soit effectuée par une femme. "


Son institution n’a pas cherché à savoir s’il y avait eu sévices sexuels ni donné suite à cette indication … que je n’ai moi-même pas respectée, lorsque j’ai rencontré cet enfant deux années plus tard, car je suis un homme et je ne lui ai pas proposé de cure classique psychanalytique !


J'apprends en outre, lors de cette première consultation, que la mère est prostrée depuis qu'elle a vu ses parents massacrés par les Khmers rouges.
D'ailleurs cet enfant interrogé par la police sur ce que son oncle lui a fait subir, plutôt que de répondre, décrit comme en direct cette scène originelle à laquelle il n'a bien sûr pas assisté. On pourrait dire en se référant aux travaux de M. Törok et N. Abraham (3) que le traumatisme a fait resurgir le fantôme.


Une sœur a marié sa mère sans que son mari sache qu'elle était malade. Elle a été enceinte de l'enfant à l'âge de 16 ans. Lui et son frère auraient été victimes de violence d'une tante autre que la "marieuse", sur la mère et sur eux.
On dit que tout petits, elle les a mis dans une poubelle...


C’est l’état de prostration de la mère à l’école même de ses enfants qui a été jadis (il avait six ans et demi) à l’origine de l’intervention des pompiers à son école et du placement des enfants chez une assistante maternelle. Quant au père, il est décrit comme absent.

Devant la démission des parents qui se déchargent sur la nourrice et devant les mimes sexuels (en particulier de sodomie) de l’enfant que je reçois, qui dort dans le lit de ses parents ou dans celui de son oncle comme les autres enfants, une officialisation du placement est demandée, et un signalement au juge effectué.

Cet enfant, avant le foyer, a été placé en nourrice dans une famille dont j'ai appris ultérieurement qu'elle le battait.

Quant au directeur du foyer dans lequel il se trouve actuellement, il a quelques mois plus tard été arrêté pour pédophilie qu'il aurait exercée depuis dix-sept années, non pas sur lui mais sur des enfants plus grands (et la psychologue qui a participé à sa dénonciation a vu son contrat non renouvelé comme il est usuel pour ceux qui révèlent les scandales... Les lâches qui ont fermé les yeux prouvent ainsi qu'ils sont plus complices qu'ignorants.)

On dirait que le malheur s'acharne sur cet enfant.

 

La phase des dessins
A
u début, l'enfant bourre de manière compulsive ses dessins d'éléments divers, de personnages sans aucun lien entre eux, tracés au feutre noir, non organisés spatialement, sans commentaires, ce que je respecte. Il cherche à combler le vide plutôt qu’à obéir à  un thème général, dans un chaos interne massif : pistolets, serpent, petite fille, couteau, libellule, mouchoir, etc., tout à la même échelle. Sa parole est lente, atone.

 
Peu à peu les personnages se différencient en mauvais : diables, pitbulls, taureaux ; et bons : Dieu, Tarzan. Je borne mon intervention à l'inciter à des interactions entre ces personnages, ce qu'il ne fait pas d'abord. Et puis, la fois suivante il invente des luttes entre le serpent, le monsieur pour qui il dessine un pistolet pour le tuer, l'eau du pingouin qui crève de froid et à qui il fait un soleil pour le réchauffer. Le diable est méchant, il veut tuer le Dieu. Et finalement Dieu gagne.


Il y a toutes sortes d'agressions par personnes interposées, du sang, des meurtres en série qui mettent en scène de façon métaphorique et sans que luimême ne s'en aperçoive, les agressions dont il a été l'objet et la revanche qu'il veut avoir par personnages interposés.
Parfois je demande ce qu'on peut faire pour le personnage, prêt à ne pas insister si rien n'est proposé.


A aucun moment je ne lui ai dit "tu", sauf à propos de lui comme auteur du dessin, à aucun moment il ne m'a dit "je", à aucun moment il n'a fait le lien entre ce qu'il m'a décrit et ses traumatismes.
Mais l'énonciation joue un rôle dans l'histoire : il dessine une cage autour du pitbull qui agressait l'enfant, il fait lancer des flèches par le Tarzan sur le taureau qui avait lui-même brisé sa cage mais qui a pu être rattrapé dans un deuxième temps, etc., et les bons ont gagné, provisoirement.


On a travaillé dans la métaphore tout du long et il ne fallait surtout pas que je fasse explicitement le rapport avec ce qu'il avait vécu.

 

Sorciers et sorcières
A
près quelques inventions, on passe au travail avec des marionnettes à gaine qu'il manipule derrière un castelet devant une stagiaire psychologue et moi-même dans ma pièce de consultation.


J’insisterai au passage sur l’intérêt de cette indication : le corps de l’enfant objet d’offenses n’y est pas abordé en direct conformément aux principes de "la stratégie du détour" que j’ai exposée ailleurs (dans Pour une psychiatrie de l’ellipse). En revanche il apparaît mais de façon indirecte : si le corps du marionnettiste est caché, c’est sa voix, son souffle, ses mouvements, son bras qui animent la marionnette (4). Celle-ci n’existe que grâce à la conjonction du vivant et de l’inanimé à qui le marionnettiste confère de l’âme, au sens étymologique du terme animer. Elle permet en outre d’avoir plusieurs positions d’énonciation : comme patient avant et après la représentation, comme marionnettiste depuis le castelet, comme personnages en scène,…

Je rapporte ici les extraits essentiels de la scène :
Le roi (à la reine) : Pourquoi tu m'as pas dit que la sorcière était chez nous ?
La reine : Je savais pas
Le roi (au gendarme) : S'il vous plaît, s'il vous plaît, monsieur le gendarme, on a une sorcière chez nous
Le gendarme : La sorcière est plus forte que moi 
La sorcière (au gendarme) : Ha ! Ha ! Ha ! J'aime bien manger les filles, les garçons je les tue. Je vais t'embrasser et manger ta bouche
Le gendarme : Non ! Non ! Aidez-moi
(Bagarre entre le gendarme et la sorcière)
La sorcière : Ha ! Ha ! Ha !
(La sorcière le prend par la bouche mais le gendarme la terrasse)
Le gendarme : Je les ai débarrassés de la sorcière
[On pourrait analyser cette scène avec l'outil sémiotique, ainsi que les autres que je relaterai plus loin, mais ce serait un peu compliqué. Je soulignerai simplement que jusqu'à ce moment, l'histoire correspond aux canons du récit : Le roi et la reine personnages traditionnels du conte s’aperçoivent d’un problème à régler, de l’extérieur dangereux sous la forme d’une sorcière est entré dans la maison et la reine dont on peut penser que c’était son rôle, l’ignorait. Il s’agit de se débarrasser de cette sorcière et ils missionnent le gendarme pour vaincre la sorcière, ce qu'il réussit, bien que doutant en avoir la pleine capacité. Le héros a vaincu l'ennemie. Le problème premier est résolu, le manque est liquidé, le contrat est rempli. Le roi n'a plus qu'à reconnaître la performance et le récompenser]
Le roi : Monsieur le gendarme, vous nous avez débarrassés de la sorcière
Le gendarme : Bien sûr, j'ai eu un peu de mal
[Le gendarme demande alors au roi sa récompense, ce qui est inhabituel mais pardonnable. En revanche, plus étonnant est l'objet de sa demande]
Le gendarme (au roi) : Vous me donnez votre femme en cadeau de mariage
[De même la réponse du roi]
Le roi : Oui, c'est pour vous, monsieur le gendarme
(à la reine) : Marie-Claude, veux-tu épouser le gendarme ?
La reine : Oui
Le roi : Vous pouvez embrasser la fiancée
[Si l'enfant a respecté les canons du récit, il l'a subverti par une transgression de l’inceste. Le roi pour sa part accepte la proposition, le gendarme embrasse alors gentiment la reine, ce qui différencie ce baiser de celui, dévorateur et mortifère, de la sorcière. Un bébé apparaît alors
sous forme d'un poupon qui fait rapidement des progrès (ellipse temporelle) puisqu'il va à l'école. Un jour le père et le fils rentrent à la maison mais la reine-femme du gendarme est malade]
Le gendarme : Qu'est-ce qui se passe, tu es malade ? Tu as chaud à la tête ?
La reine : C'est les pouvoirs de la sorcière
Le gendarme : La sorcière c'est plus personne. Tu n'es pas ma femme, tu es la femme d'un roi mais toi tu (ne) veux que moi car je suis un héros, il (le roi ?) veut l'épouser mais moi je ne veux pas.
La reine : Moi je veux toi, bravo tu es un héros.
Dans un conte traditionnel, le héros épouse la fille du roi qui démissionne, le héros se met ainsi à la place du roi mais pas en épousant sa femme ! En outre, tout ce qu'on croyait vrai est faux : le mariage du roi, la mort de la sorcière, etc..

 

Les identités trompeuses


Séance suivante
Personnages : C : Cendrillon ; A : Anthony ; P : Papa de Cendrillon
A : Bonjour Mme, Comment vous vous appelez ? Moi je m'appelle Anthony.
C : Et moi c'est Cendrillon. Mon père veut pas que tu restes à la maison parce qu'il dit si tu restes à la maison il y aura des problèmes.
A : Comment tu es jolie, tu es bien habillée.
C : Laisse-moi tranquille sinon j'appelle mon père.
A : Je veux tout savoir, comment tu vis. Je suis amoureux.
C : Moi aussi.
A : Où on joue ? Bon ! Hum ! On va jouer à la maîtresse.
C : Non c'est moi la maîtresse.
[Remarquer l'ambiguïté du terme]
A : D'accord, mais on travaille quoi ?
C : On travaille les maths.
[On assiste ici à une scène de badinage banal avec en outre l'évocation d'un père interdicteur, ce qui est une amorce du récit qui repose sur une transgression].
C : Je veux voir mon père. Je veux voir mon papa car je n'aime pas rester avec Antony.
L'enfant (derrière le castelet, commente) : Le papa de C. a une boule de cristal. Il voit tout. Il l'oblige à dire ça. Son père lui fait dire ça.
C : Anthony est mal habillé.
A : Tu me promets si je trouve ton père je resterais.
(Nouvelle intervention de l'enfant) : S'il le trouve, il tombe amoureux. Antony ne sait pas encore que le Papa est méchant.
C : Mon père est méchant. Il dit que les hommes ne sont pas mes frères. Il dit que les hommes ne sont pas mes frères, ce sont des camarades.
L'enfant : Ils n'ont pas le même sang, c'est son père qui a dit ça.
P : Où es-tu, Cendrillon ? Tu es maligne, tu sais que ton père est méchant.
C : Mon papa, ne me frappe pas, je te jure je n'ai pas parlé à quelqu'un.
P : Je te donne des ordres, va chercher le garçon.
(Affrontement entre le père et sa fille, le Père frappe sa fille)
C : Papa je vais appeler Maman.
P : Va au lit, Cendrillon.
C : Ne me frappe pas, papa
P : Je ne suis pas son vrai père. Je suis un sorcier. J'ai tué son père et j'ai pris son visage. Je veux qu'elle me croie que je suis son père. Je veux me marier avec elle.
[Se faire passer pour son père pour se marier avec elle constitue un curieux stratagème et je me permets depuis le public d'interroger]
Dr Klein : Tu crois qu'un papa peut se marier avec sa fille ?
(Mais l'enfant passe outre et continue la scène).
A : Ah ! Bonjour Monsieur.
P : Qu'est-ce que vous parlez avec ma fille ?
A : Tu me donnes ta fiancée.
P : Je suis le Roi de France et je ne te donnerais jamais ma fille.
A : Menteur, menteur. C'est moi qui l'ai vue en premier.
[Argumentation discutable]
P : Menteur, menteur
A : Ah ! Je veux voir ma femme. Mon cœur bat
P : Menteur menteur
(Ils se frappent)
A : Je veux devenir fort. Dieu aide-moi.
[A possède le savoir sur l’identité véritable du père de Cendrillon, il a le vouloir de le vaincre, et Dieu, Autorité Suprême, lui en accorde le pouvoir. Il sera alors totalement compétent pour accomplir la performance : Et en effet A prend le père à la gorge et le balance devant le castelet]
A : (à Cendrillon) Ah ! Ma fiancée !
C : Je t'aime de tout mon cœur mon cœur qui bat, on va faire des enfants.
A : Ce n'est pas ton père. C'est un sorcier qui voulait te tuer. En vrai il t'a menti [remarquer la formulation] Oh ! Je sais. J'aime toi et tu dis à personne que j'ai tué quelqu'un. On va se marier. Je t'aime de mon cœur qui bat.
(Ils s'embrassent)
A : On va se promener. J'ai trouvé l'oiseau. On va le laisser voler. C'est beau la vie.
C: Oh ! Je suis heureuse avec toi.
On voit que le père "marionnettise" sa fille mais lui-même est un sorcier déguisé, il est "possédé", ce qui pour l'enfant, est une façon d'innocenter ceux qui commettent des actes criminels. Mais le dévoilement du mal se paie d'un crime.
S'il y a du mensonge qui devient vrai, il faut qu'il y ait du vrai (le meurtre du père sorcier par le garçon) qui doive rester caché...

 

Une marionnette en cache une autre

La séance suivante, les trois personnages manipulés sont la sorcière (S), la mère du chaperon rouge (M), le chaperon rouge (CR)

C R et S sont en scène.


S : Ha ! Ha ! Ha ! Pourquoi tu m'as dit que moi je suis une sorcière ?
CR : Tu as les dents cassées tu as une tête étrange
La S frappe le CR
CR : Maman ! Maman !
La M arrive
CR : J'ai vu une sorcière
M : Tu as fait des cauchemars, ça t'apprendra de faire des cauchemars tu es punie ! Au lit ! Ça existe pas. Il y a pas de sorcière dans la maison [Rappel de la première scène entre le roi et la reine]
CR : Si ! C'est vrai !
Le CR s'endort (en fait, l'enfant allonge le guignol sur le bord du castelet pour pouvoir changer de personnage)
S : Ça t'apprendra je la rends malade à ta mère
CR : Laisse ma mère tranquille
S : Tu ne peux rien sur moi, je suis un esprit
(La S frappe le CR)
S : Bientôt je te mangerai ta peau
(Le CR se bagarre avec la S et "s'endort")
M : Chérie, où tu es ?
CR : Dans la chambre j'ai peur des sorcières
M : C'est juste un cauchemar [elle continue ses dénégations]
(Le CR, la M et la S sont en scène. Le CR dort)
La
S (cachée derrière le rideau) : Ah! Ah! Ah !
M : Ça sent la peau d'un bizarre, d'un extraterrestre, d'une sorcière
(La S apparaît)
M : Laisse ma fille tranquille laisse-la dormir, qui a donné la permission de rentrer chez moi ?, Sorcière pourrie
La S (à la mère) : Je te rends malade, tue-la
(Cependant que depuis le public – je rappelle que nous sommes seuls dans la pièce de consultation avec une stagiaire psychologue qui prend des notes - j'avale ma salive…, l'enfant commente en voix off :)
La mère tue sa fille.
(Puis il se reprend comme on fait à demi éveillé pour neutraliser un cauchemar  et dit) :  Le Chaperon Rouge crache sur sa mère pour pas qu'elle est malade
M : Je peux pas la tuer
L'enfant pendant l'action entre M et S dit :
Baston, 2e round [L'humour sert ici d'écran à la violence précédente]
M : Bim !
S. : Ha ! Ha ! Ha !
(La mère gagne)
[A ce point du récit, on peut constater que la mère a tué la sorcière, ce qui pourrait clore la narration, mais, dit l'enfant derrière le castelet] : La mère se déguise en sorcière.
(Il enfile alors le guignol de la sorcière par-dessus le guignol de la mère, passant ainsi à une apparence mensongère. Il explique) :
Elle veut faire peur à sa fille(5)
Le
CR : une sorcière, maman, t'es où ?
M déguisée en S : Je suis pas encore morte ! Ha ! Ha ! Ha !
[Rappel de sa fausse mort de la première scène]
CR : Maman je te crois pas, je vois ta tête.
Le CR retire alors le guignol de S dont la mère s'était revêtue.
M : C'était pour rire
CR : Merci maman on va se promener dans la forêt
M : Je te crois tout ce que tu dis, les choses que c'est faux en vrai, c'est vrai
[Remarquez la formulation qui marque l'accession au dévoilement de la vérité]
M et CR s'embrassent
M : C'est ma fille qui a raison [C'est elle qui sait mon identité derrière mon travestissement effroyable]

Mère et fille saluent. La sorcière a disparu. Ici n'est pas le lieu de faire une analyse sémiotique détaillée de toutes ces paroles et actions, disons seulement que le chemin de faux au vrai est long, passant par le mensonger et le caché enfin dévoilé dans une découverte de la vraie identité d'un personnage, digne de la fin des romans populaires du XIXe siècle.

 

Suite de la thérapie
C
'est ainsi que l'enfant a pu faire en sorte que peu à peu les entités diaboliques soient désignées, dévoilées, anéanties. Dans des scènes ultérieures, c'est le rêve d'anéantissement de la sorcière qui la tuera dans la réalité. Ensuite le mal sera représenté par "un microbe comme monstre c’est le sida" qu'un personnage transmettra à un autre, le plus souvent par le baiser : "On m’a embrassé dans bouche", dit une marionnette. Le responsable est une autre marionnette, un garçon nommé Jor le Roi des Châteaux, qui avait une dent qui saignait d’où la contagion. Mais Michaël le Roi des Colonels, frère de Jor, embrasse la fille qui elle aussi a le sida et le crache, ce qui la guérit. Cependant, celle-ci veut donner "le bisou de la mort à Jor". "Pourquoi ? ". "Pour qu’il s’endort". D’autres fois c’est le père magicien bénéfique qui guérit sa fille. Plus tard l’enfant inventera dans ses dessins le personnage d’un requin qui défend les filles et les garçons.

Le travail avec lui sur ses productions imaginaires, sans décryptage de leurs significations inconscientes ni évocation insistante de la réalité vécue, a permis un déplacement sur les personnages terrifiants des sorciers et amorcé des transformations imaginaires possibles du contenu premier.

Ce ne fut que pendant les deux derniers mois de sa thérapie que cet enfant a pu me parler directement des traumatismes graves qu'il avait subis, du scotch que l’oncle lui avait mis sur la bouche pour qu’il ne crie pas, des liens dont il attachait son corps, etc. (pour d'autres enfants suivis cette phase d’aveu ne fut pas indispensable).

Il est totalement sorti de son épreuve dont il a triomphé, aidé par ses héros successifs comme modèles identificatoires…

Parallèlement sa mère va mieux elle parle et se lave alors qu’avant elle restait au lit immobile. Mais les parents ont toujours minimisé, voire dénié les faits de l'oncle qu'ils ont "couvert".

Il fait du karaté : "Plus tard, j’aurai les techniques pour défendre les gens qui se font tuer dans la rue, ceux qui rackettent et qui violent la femme. Je vais garder un nunchaku, ça tape fort, ça fait mal. Je tue les pédés et les pédophiles". Il associe sur les Khmers rouges qui tuent les femmes et les enfants. Il veut s’occuper des animaux, les soigner, les guérir, leur donner à manger et "laisser en liberté tous ceux-là qui sont sauvages".

Ce n’est pas dépasser l’expérience de pédophilie que ce garçon a accompli mais la surpasser. "J’ai eu beaucoup de malheurs mais je m’en sors bien. C’est une vie de violence".

 

Surpasser la pédophilie

R
elever le défi suprême de parvenir à étayer l'édification d'une personnalité riche sur fond de malheur en métabolisant les événements traumatiques dans une symbolisation libératoire d'abord, évolutive ensuite, c'est alors que nous pourrons prétendre avoir vaincu le mal
en le positivant comme matériau pour la reprise de la construction optimale de soi-même.

L’enfant passe du statut d’objet de sévices à celui de sujet d’une œuvre d’imagination. Les violences sont déplacées dans la production d’une création personnelle faisant processus de transformation de la réalité vécue. L’enfant participe ainsi à sa propre reconstruction sans pour autant rappeler ce qu’il a subi.

L’enfant objet de traumatismes est condamné à cette mutation alchimique, si l'on veut qu'il ne soit plus réduit à être le rêve de sa propre mort (comme l'écrit Bernard Noël, "Nous sommes tous rêvés par notre mort, en attendant que son réveil nous tue" (6), si l'on veut qu'il
devienne enfin sujet le plus libre possible de sa destinée vive.

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Références

(1) R. Roussillon, Le processus de symbolisation et ses étapes, in B. Chouvier (ed), Matière à symbolisation, CH 1027 Lonay, Delachaux et Niestlé, 2000

(2) entre autres F. Sironi, exposé dans le cycle organisé par le CIPIJ, 1994 ; Bourreaux et victimes, psychologie de la torture, Paris, Odile Jacob, 1999

(3) N. Abraham, M. Törok, L'écorce et le noyau, Paris, Aubier Montaigne, 1978 ; rééd. Paris,
Flammarion, 1996

(4) Klein J.-P., Darrault-Harris I., Pour une psychiatrie de l’ellipse ou : Les aventures du sujet en
création, Limoges, PULIM, 2007 (postface de Paul Ricoeur) ; "L’âme de la marionnette, Des psychothérapies animées", Revue Art et Thérapie, 44/45, 1992

(5) Dans toute ma carrière qui comprend, en particulier pour ce qui concerne seulement des enfants, des centaines de suivis, ce fut la première fois qu'un enfant fit cette proposition étonnante de double guignol, de métaguignol pourrait-on dire, de construction en abyme. Il se trouve qu'un autre enfant, soigné pour les mêmes raisons : abus sexuels graves, fit la même mise en scène dix jours plus tard, le gentil se revêtant du guignol du méchant pour faire peur. Il n'avait été cru que par sa mère car le père refusa de réaliser qu'un cousin qu'ils avaient élevé
avait violé leur fils (sodomie). Il était aussi suivi en représentations de marionnettes, avait inventé la sorcière Bronn Bronn qui voulait envoûter toute la famille et fuyait lorsque depuis le public je prononçais la formule magique que l’enfant me soufflait et qui faisait apparaître la bonne Sorcière Camomille. Celle-ci embrassant les méchants, dont la marionnette père, les transformait en gentils.

(6) B. Noël, La chute des temps, Paris, Flammarion, 1993.

 

Résumé

Au décours de violences sexuelles faites à enfants ou adolescents, les deux réactions habituelles mises en œuvre peuvent se révéler insatisfaisantes :
1 - Se fixer sur l'événement et "en parler". L'évocation insistante de l'horreur peut tourner vite à son invocation, la parole sur l'acte équivalant presque à l'acte lui-même, réitérant le traumatisme et perpétuant l’obsession mortifère.
2 - Essayer, illusoirement, d'occulter l'événement, de proscrire tout ce qui pourrait le rappeler, à la limite faire comme s'il n'avait jamais eu lieu.
Comment réagir sans tomber dans la compassion émotionnelle, le psychologisme, ou une réaction limitée à la condamnation des responsables ?

L’auteur préconise un abord indirect permettant à la victime de passer du statut d’objet de sévices à celui de sujet d’une œuvre d’imagination. Les violences sont déplacées dans la production d’une création personnelle faisant processus de transformation de la réalité vécue.
L’enfant participe ainsi à sa propre reconstruction sans pour autant rappeler ce qu’il a subi.
Un exemple est présenté et commenté d’art-thérapie (invention de scènes de marionnettes) avec un enfant victime de viol.
 

Mots clés :
art-thérapie,
pédophilie,
psychothérapie d’enfants abusés,
marionnettes en thérapie.

 
 

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