Sexologos  n° 29

Novembre   2007 

Marcella IACUB

Publications
 

Violences sexuelles, ça suffit !

 

Récemment on découvrit que dans une région de France il y avait le pourcentage le plus important des mères adolescentes de l’ensemble du pays. Ceci a suscité une série de réflexions et d’interrogations afin de tenter de mieux maîtriser ce phénomène.

Quelle est la solution que les pouvoirs publics ont trouvée pour mettre fin à cet état de choses après avoir bien réfléchi ? Ils ont dit qu’il fallait faire comprendre à ces jeunes personnes qu’il fallait que le sexe soit le résultat de l’amour. Ils ont prétendu que si ces jeunes filles comprenaient que le sexe n’est pas la banalité qu’elles croient qu’il est, que si elles comprenaient l’importance de ce type de relation que l’on peut entretenir avec un autre être humain ce type d’accidents désagréables n’arriverait point.

Et pourtant, il n’est pas très difficile d’imaginer que c’est l’inverse qu’on devrait faire comprendre à ces jeunes personnes. Car il est bien probable que si ces jeunes femmes deviennent mères si tôt c’est plutôt parce qu’elles confondent le sexe et l’amour, parce qu’elles n’ont pas su isoler une passion érotique d’une relation personnelle plus complexe et donc prendre des précautions et une attitude plus rationnelle.   

Mais dans cette affaire, ce qui semble le plus intéressant et aussi le plus inquiétant, plus inquiétant encore que le nombre des grossesses des jeunes femmes, c’est la réponse des pouvoirs publics.

En effet, comment cela se fait qu’ils aient pu penser que c’est en rattachant la sexualité à l’amour qu’on allait finir avec ce phénomène si fâcheux ?

Pour ceci il faut tenter de comprendre les liens complexes que notre société a établi depuis quelques décennies entre le sexe, l’amour et le couple. Car cette réponse des pouvoirs publics face à ces grossesses précoces n’est qu’un aspect de la manière dont notre société problématise ces rapports depuis les années 1970.

Un des traits les plus marquants, dit-on, de la révolution des moeurs est que les couples ne sont plus fondés sur les contraintes du mariage, ses corsets en dentelles et ses vertus hypocrites. Ils n’ont désormais qu’un seul instituteur : l’Amour. L’ensemble des transformations juridiques opérées depuis la fin des années 1960 : légalisation de la contraception et de l’avortement, égalité des enfants légitimes et naturels, divorce pour consentement mutuel, dépénalisation de l’homosexualité et mise en place d’un cadre conjugal pour ces couples, auraient contribué à la légitimation de l’amour comme seul maître de nos relations de couple.

Roméo et Juliette représentent toute l’horreur d’un temps où les entraves externes empêchaient que l’amour donne ses fruits innocents – passé avec lequel nous aurions heureusement rompu. Lorsque nous pensons à notre passé nous ne pouvons qu’avoir une peine immense de ces pauvres gens qui devaient réprimer leurs pulsions et leurs sentiments au bénéfice des convenances. Nous voyons de nos jours ceci comme une civilisation productrice de souffrances et des maladies et pensons aux patientes de Freud comme portant dans leurs corps et dans leur psychisme le poids d’une culture amoureuse et sexuelle qui demandait des sacrifices inhumains.
 
Depuis quelques années cependant, législateurs, intellectuels et braves gens s’inquiètent : ce règne des affinités électives, loin d’avoir permis la fondation d’unions plus stables et plus étroites, s’accompagne d’une extrême divortialité (presque la moitié des couples), avec les problèmes que cela pose lorsqu’ils ont des enfants en bas âge : résidences alternées impossibles, familles monoparentales, amorces d’exclusion sociale, contentieux interminables... Au mieux, on arrive à survivre comme couple parental, avec les limitations que cela implique pour la liberté de chacun.
 
Il est certain que si l’idéal de la vie de couple persiste, il n’est plus garant d’aucune continuité ni d’aucune stabilité. Les pouvoirs publics, méfiants à l’égard de ce qu’on appelle la «contractualisation de la vie privée» (en témoigne la longue résistance à la réforme du divorce) sont tentés de réintroduire de l’institution, du non-négociable, de la contrainte. Mais ils le font désormais surtout par le biais de la filiation, en recentrant la construction d’unités familiales autour des femmes et en tendant à faire payer (littéralement) aux hommes l’instabilité des couples. Ainsi, dans cette culture qui glorifie tant l’amour jamais le rapport d’alliance a été à tel point dégradé.
Le couple a de moins en moins de valeur tandis que les liens de sang, c'est-à-dire, de filiation, semblent être devenus les seules choses sûres et productrices de relations stables. Est-ce à dire que nous sommes condamnés à l’alternative que Balzac avait posée dans ses Mémoires de deux jeunes mariées : mourir d’ennui ou mourir d’amour ?
 
Il se peut qu’on s’égare en posant ainsi le problème, comme s’il s’agissait de trouver enfin le bon fondement pour l’organisation juridique des couples. Peutêtre le problème est-il ailleurs, en amont, et plus précisément dans la manière dont a institutionnalisé la sexualité, et dans le malentendu inévitable qu’elle implique sur le sens du mot «amour» lui-même.

Un philosophe du 19è siècle, qu’on ne lit décidément pas assez, Charles Fourier, avait beaucoup réfléchi à cette question. Il pensait, en substance, que notre civilisation était victime d’une confusion entre la sexualité et l’amour. Il regrettait qu’un sentiment si raffiné soit galvaudé et perverti par la déconsidération et le mépris dont les plaisirs sexuels étaient l’objet. Ceux ci, tenus pour dégoûtants par notre civilisation dès qu’ils se présentent à l’état brut, sont forcés à se sublimer et à se racheter par le sentiment amoureux, qui devient ainsi la monnaie d’échange de cet obscur trafic. Pure justification de nos pulsions sexuelles, l’amour n’a jamais la possibilité de s’affirmer pour lui-même, de se complexifier et de stabiliser, de croître au lieu de diminuer avec le temps. «Nos savants, écrit Fourier dans Le nouveau monde amoureux, ont traité l’amour matériel comme un torrent dont on essayerait de barrer le lit sous prétexte qu’il est dévastateur.» Le résultat est que cette entrave produit beaucoup plus de ravages que ceux qu’on voulait éviter, puisque la sexualité est devenue à la fois omniprésente et cachée, et qu’on a «réduit le sentimental en vil esclave qui n’intervient que pour servir de masque».

Vous serez peut-être tentés de rétorquer que ces astucieuses remarques ne sont plus valables aujourd’hui, notre révolution des moeurs ayant précisément «libéré la sexualité». Voilà bien l’erreur qui obstrue notre approche des questions familiales. Car nos politiques sexuelles sont bien plus en continuité avec celles du temps de Fourier que nous ne l’imaginons. Au fond, la libération de la sexualité a signifié surtout un changement dans les termes du rachat. Si elle se monnayait jadis contre le mariage, elle le fait aujourd’hui contre un sentimentalisme pauvre et éphémère que nous prenons pour notre « vérité » et notre «authenticité». On cherche à protéger la société des ravages imaginaires qu’une sexualité sans âme produirait. On valorise celle qui est susceptible de produire du lien social, d’ouvrir à un projet concubinaire, de nous révéler notre moi profond. Mieux, voulant en finir avec la hiérarchie entre les enfants «légitimes» et «naturels» ou «adultérins», on a admis que tous les enfants naissent non des unions légales mais du coït, confondant ainsi le projet parental avec une attirance sexuelle qui en ressort comme plus énigmatique, plus profonde, plus spirituelle.
On nous laisse penser que tout le reste est dangereux, proche du crime, hanté par toutes sortes de dominations et d’oppressions.

C’est ainsi que notre société considère que les formes de sexualité non ouvertes à la création des liens de couple ou de famille telles que la prostitution ou la pornographie impliquent une dégradation des personnes en cause. On prétend que les personnes qui se prostituent ne peuvent pas choisir ce qu’elles choisissent, qu’elles sont esclaves, dominées, qu’elles sont victimes d’une fausse liberté. C’est pour cette raison que la prostitution n’a pas pu être considérée comme un métier reconnu et que l’on tente petit à petit de chercher à condamner les clients. C’est aussi de la même façon qui est perçue la pornographie. Ces images sont censées pousser au crime car la sexualité qui n’est pas sublimée par autre chose qu’elle-même ne peut que chercher à chaque fois plus de violence pour trouver la même excitation, et donc la démesure et la transgression meurtrière serait son seul destin. C’est pour cette raison que le fait de diffuser un message pornographique susceptible d’être perçu par un mineur est considéré un délit très grave. C’est aussi pour cette raison que des courants qui se prétendent féministes cherchent à interdire la pornographie de la même manière aux adultes afin de protéger la dignité et la sécurité des femmes. Notre société qui a mis le sexe à la place de l’âme, qui en a fait le lieu de notre identité, de notre authenticité, de notre vérité, ne peut pas ne pas tomber dans des terribles confusions entre le sexe et l’amour. Le sentiment sexuel pur ou séparé ne peut pas être vécu d’une autre manière que dans la culpabilité ou dans l’idée que l’on est en train de traiter l’autre comme un objet à qui l’on ôte toute sa dignité.

Ce faisant, on a rendu ces relations amoureuses aussi instables et incertaines que l’attirance sexuelle même dont on se méfie tant. On n’a donné aucune chance à l’amour. On ne sait toujours pas ce qu’il peut. On le confond avec une passion niaise, confuse, et pour tout dire trouble. Si on avait réussi à séparer le sexe des sentiments, comme on l’a fait avec la procréation, nous aurions peut-être non seulement une sexualité plus joyeuse, mais aussi des couples fondés sur quelque chose de plus que les sentiments : le projet merveilleux et improbable de construire ensemble «une vie».



 

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