Sexologos  n° 28

Juillet  2007 

André COMTE SPONVILLE

Publication
 

Intervention de André Comte Sponville
Présentation du Docteur Gilles Formet

 Les religions, terreau ou tombeau de l’amour ?

 

Présentation du Docteur Gilles Formet :

 

Un petit mot sur l’amour. En français, nous n’avons qu’un seul mot pour l’amour, dans la culture grecque on avait quatre termes pour définir toutes sortes de nuances de l’amour :
- Philia : l’affection
- Éros : la passion le sexe
- Léos : la compassion
- Agape : la charité, l’amour du prochain, l’humanisme


Toutes ces nuances ont disparu, enfin ce mélange dans le mot amour qui est assez ambivalent, assez compliqué.
Au point de vue des religions, je vous lis un texte de Saint Mathieu, qui concerne un discours de Jésus : «Mais moi je vous dis aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites le bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent afin que vous soyez fils de votre père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ?».


Évidemment, c’est un discours extraordinaire sur l’amour, mais dans l’Histoire que voit-on ?
- L’extermination des manichéens dès 287 après J-C,
- Le martyr des hérétiques,
- Le martyr des cathares,
- Le martyr des albigeois,
- L’inquisition qui apparaît en 1215 avec la question qui est une torture perfectionnée,
- Les autodafés (acte de foi) qui veulent dire tout simplement : brûler les hérétiques,
- L’expulsion des juifs d’Espagne en 1492,
- Les croisades,
- La Saint Barthélemy.


et je termine par une phrase du film Kingdom of Even qui raconte une croisade où un militaire demande à son chef «est ce qu’on peut tuer un infidèle ?». Et le chef répond «tuer un infidèle ce n’est pas un meurtre, c’est ce que Dieu veut».
J’aimerais que nos collègues philosophes nous expliquent un peu cette ambivalence extraordinaire des humains vis-à-vis de l’amour et vis-à-vis de leur comportement par rapport à cet amour qui est dans la religion.
Cet après-midi va être, je pense passionnante. Je ne sais pas si elle va répondre à toutes nos questions mais Dieu est amour, c’est ce qu’on entend toujours. Les casuistes vont nous répondre, oui il est amour, mais il n’est pas qu’amour, ce qui va pouvoir expliquer la Saint Barthélemy, mais on aurait pu prendre l’Ira, le Moyen-Orient ou la terre promise pour certains, ou la terre sainte pour d’autres, qui porte des fruits qui paraissent bien amers.
Je vais passer la parole à Monsieur Comte Sponville qui se définit comme athée fidèle et qui a permis, en tant que philosophe, de mettre un peu à la portée de tous la philosophie par la clarté de ses écrits et de ses propos.

Je vous laisse la parole...

 

 

Intervention de André Comte Sponville

 

Le titre m’a laissé un peu perplexe parce qu’évidemment, cela peut être terreau et tombeau. Cela peut être les deux. Autrement dit le «ou» est inclusif et non pas exclusif, mais c’est l’ambiguïté normale du mot «ou» en français. Ce qui m’a laissé un peu perplexe, quand je me suis préparé ce matin, c’est que j’avais gardé en tête un autre sujet qui était rigoureusement inverse. Sur mon agenda, j’avais noté  :
«Le sexe (ou la sexualité, je ne sais plus) terreau ou tombeau des religions»


Autrement dit, est-ce que la religion engendre et nourrit l’amour - le terreau - et puis le tue - le tombeau - ou est ce qu’à l’inverse c’est le sexe qui engendre et nourrit la religion et qui peut être en libère ?
Constatant le décalage entre ce que j’avais écrit sur le programme imprimé que vous m’avez envoyé et ce que j’avais noté sur mon agenda, je me suis dit… C’est encore un coup de l’inconscient ! J’ai fait un lapsus calamiteux !


Tout de même, j’ai voulu en avoir le coeur net, alors j’ai repris le premier fax que j’ai reçu qui m’invitait à cette réunion, que m’a envoyé le Dr Nicole Arnaud Beauchamps – je ne sais pas si elle est dans la salle – et elle me disait que le sujet, le thème du colloque (assez flou mais ce sera l’idée, me disait-elle) était «Sexualité, terreau ou tombeau de la religion».


Autrement dit, si quelqu’un a été piégé par l’inconscient, ce n’est pas moi ! Ou si j’ai été piégé par un inconscient, ce n’est pas par le mien !
C’est assez intéressant. Non pas tellement l’aspect psychanalytique de la chose, mais que la question soit au fond pertinente dans les deux sens. Parce que votre question «Les religions terreau ou tombeau de l’amour», c’est une bonne question. La réponse est un peu facile, mais c’est une bonne question.


L’autre question, celle de Madame Arnaud Beauchamps et de moi-même si j’ose dire, «La sexualité, terreau ou tombeau de la religion», c’est aussi une bonne question.
Je vais essayer de traiter rapidement les deux pour qu’on ait le temps de discuter de tout cela.


Dans une première partie, je vais évoquer la première question, la vôtre, «Les religions, terreau ou tombeau de l’amour». Dans un deuxième temps, j’évoquerai ma question, ou celle du Dr Arnaud Beauchamps «La sexualité, terreau ou tombeau des religions».
Et je terminerai sur la question «Croire au sexe ou à l’amour» et «Croire en l’amour ou en Dieu» sur la question du Dieu d’amour précisément.

 

Les religions, terreau ou tombeau de l’amour
 

C’est donc le thème officiel de cette table ronde. C’est la question la plus facile parce que la réponse, me semble-t-il, est évidemment : non. Non pour le terreau, non pour le tombeau.


Les religions ne sont pas le terreau de l’amour pour une raison simple, c’est que le terreau doit être antérieur en droit et en fait à ce qu’il engendre, à ce qu’il porte et à ce qu’il nourrit. Les religions ne pourraient être le terreau de l’amour que si les religions existaient avant l’amour, avant le sexe. Évidemment, je n’en crois rien.
D’abord parce que rien d’humain, par définition, n’existe avant la sexualité. Parce qu’il n’y a d’hommes que par la procréation et que la procréation humaine est sexuée et qui plus est «sexuelle».


Ce n’est donc pas la religion qui existe avant le sexe et qui le permettrait, c’est le sexe qui existe avant la religion.


Pour l’amour, on pourrait dire c’est différent, parce que le sexe c’est du biologique, du physiologique, du naturel… Mais l’amour, c’est culturel, c’est humain, c’est spirituel, ça vient beaucoup plus tard. Beaucoup plus tard, c’est vraisemblable mais après la religion, c’est exclu. D’abord, parce que pour l’athée que je suis je ne vois pas comment un être humain qui n’aurait jamais aimé – qui n’aurait jamais été aimé surtout – aurait pu inventer quelque chose comme une religion.


Ma conviction c’est que l’amour est aussi vieux que l’humanité. En vérité plus vieux, mais au moins aussi vieux que l’humanité parce que dans les conditions très difficiles du paléolithique profond il y a 100.000 ans, vu la fragilité du nouveau-né humain qui était exactement la même il y a 100.000 ans qu’aujourd’hui (sauf qu’il n’y avait pas le chauffage central, ni le savon…) Pour que les nouveaux-nés survivent, il a fallu que les parents, et spécialement les mères, s’en occupent avec un dévouement de tous les instants, une intelligence, une attention, un soin, dont l’explication la plus simple est évidemment qu’elles aimaient leurs petits. J’en suis d’autant plus convaincu que je suis persuadé que les femelles mammifères aiment leurs petits. Pas du même amour que vous et moi, c’est entendu, mais elles les aiment.

Il m’est arrivé une fois de tuer une portée de chatons dont ma chatte avait accouché. Quand j’ai vu l’évidente souffrance, l’évident chagrin de la mère chatte cherchant ses petits que j’avais tués, je me suis juré que plus jamais je ne tuerai un chaton et j’ai tenu parole.


Voilà, la religion ne peut pas être le terreau de l’amour pour la simple raison que l’amour est antérieur en droit et en fait à la religion. Antérieur sans doute de plusieurs dizaines ou de milliers d’années.


Deuxième aspect, est-ce que les religions sont le tombeau de l’amour ?


Là encore, la réponse est non. Parce que si les religions étaient le tombeau de l’amour, cela voudrait dire en toute rigueur que l’amour ne survit pas à la religion, que la religion serait la mort de l’amour et bien sûr il n’en est évidemment rien. Autrement dit croire en Dieu cela n’a jamais empêché d’aimer. Qu’on se soit beaucoup entretué au nom de la religion, c’est entendu, mais l’argument est un peu facile contre la religion.


Les humains n’ont pas attendu d’inventer un Dieu pour s’entretuer… Il n’est pas exclu que l’homme de Neandertal ait été en gros massacré par l’homo sapiens. On n’en sait rien, c’est une hypothèse, mais ce n’est pas exclu… Et sans doute pas au nom de la religion, que toute religion ait du sang sur les mains. Cela ne prouve pas que la religion en soi est criminelle, cela prouve que l’être humain en lui-même est criminel. Toute religion a du sang sur les mains parce que toute religion est humaine.


A fortiori, croire en Dieu n’a jamais empêché d’aimer, cela n’a jamais empêché d’être aimé et cela n’empêche qu’assez rarement (j’ai écouté avec beaucoup d’émotion le propos de Madame Khady) dans nos pays, fort heureusement, de croire en Dieu. Cela n’empêche que rarement de faire l’amour, de désirer, de jouir ou de faire jouir. J’ai dit rarement, je n’ai pas dit jamais.


Il y a, ici, sans doute, plusieurs chrétiens, j’imagine, plusieurs musulmans, plusieurs juifs, croyants, qui doivent faire l’amour à peu près aussi bien, à peu près aussi souvent que les athées. Croyez bien que l’athée que je suis le regrette parce que j’aimerais avoir un avantage dans ce domaine… Mais cela me paraît peu crédible…

Non, les religions ne sont pas non plus le tombeau de l’amour, ni le tombeau de la sexualité.


L’autre question, ce serait de se demander :
Si l’amour ne vient pas de la religion (puisqu’il est antérieur à la religion), d’où vient-il ?


Là, on pourrait répondre : il vient de Dieu. Au fond, c’est la réponse des croyants, en gros.


Ce n’est pas du tout la même chose parce qu’évidemment la religion est postérieure chronologiquement à l’amour humain, mais tout aussi évidemment Dieu, s’il existe, est antérieur à l’amour.


- L’idée que les religions soient le terreau de l’amour est à mon avis fausse ;


- L’idée que Dieu soit à l’origine de tout amour est une idée à laquelle je n’adhère pas puisque je suis athée, mais qui n’est pas fausse.


Mais je n’en crois rien pour la bonne raison que je suis athée. Pour quelle raison, c’est un autre débat, on en parlera un autre jour. Ce serait un peu long de vous expliquer pourquoi je ne crois pas en Dieu. Mais, du même coup, la vraie question devient :


«Si l’amour ne vient pas de la religion, s’il ne vient pas de Dieu (puisque vous n’y croyez pas), d’où vient-il ?


Ma réponse est : l’amour vient du sexe et des femmes. Il vient du sexe, ce que chacun sait bien, c’est-à-dire qu’un être sans sexualité n’aurait jamais inventé l’amour. C’est ce que Freud appelle le «pan sexualisme» et je lui donne parfaitement raison là-dessus.


Un être sans sexualité n’aurait jamais inventé l’amour, mais un être qui n’aurait une sexualité que masculine, non plus. Mon idée c’est que l’amour est un produit de la sexualité et une invention des femmes. J’entends par là que l’humanité purement masculine – après tout ce serait possible, la nature aurait pu inventer une autre reproduction que sexuée – n’aurait jamais inventé l’amour. Le sexe et la guerre leur auraient suffi toujours. Le sexe, la guerre et le football leur auraient suffi toujours…


Il se trouve que par chance cela ne suffit pas aux femmes. Elles ont donc inventé autre chose que le sexe qui existait déjà, autre chose que la guerre, qui a existé très tôt, autre chose que le football qui n’existait pas encore, et qu’on appelle l’amour.
Quand je dis l’amour est une invention des femmes (ce qui est pour une part une boutade, c’est pour indiquer une direction) cela ne veut pas dire que les hommes n’ont pas eu leur mot à dire dans l’histoire...


Certains en concluent que l’amour n’existe pas ! Bien sûr que si ! Les frères Lumière ont inventé le cinéma, cela ne veut pas dire que le cinéma n’existe pas, cela veut dire que le cinéma existe. Je ne sais plus qui a inventé le téléphone, cela ne veut pas dire que le téléphone n’existe pas ! Cela veut dire, tout à l’inverse, que le téléphone existe.


Quand je dis que les femmes ont inventé l’amour, cela ne veut pas dire que l’amour n’existe pas, cela veut dire, tout à l’inverse, que l’amour existe, mais qu’il a évidemment une dimension culturelle dans laquelle à mon sens les femmes – comme mères bien sûr avant et davantage que comme amantes – ont joué un rôle décisif.
Mesdames, du fond du coeur, merci et bravo !


C’est peut-être pour cela que les hommes, eux, ont sans doute inventé la religion : pour se venger des femmes ! En écoutant Madame Khady je pensais un peu à cela… pour se venger des femmes et pour les tenir sous contrôle ! Et bien Messieurs, je ne vous dirai ni merci, ni bravo ! Elles vous diront pardon, elles, si elles veulent.

 

La sexualité, terreau ou tombeau des religions ?
 

La question est plus difficile, mais ma réponse est plutôt oui.


Oui, je crois que la sexualité est le terreau des religions, c’est-à-dire ce qui est à l’origine des religions, ce qui les porte, ce qui les nourrit. D’abord, je crois, avec Freud là encore, mais assez banalement en vérité, que la sexualité est à l’origine de toute production humaine, et toute action supposant une énergie et l’énergie humaine étant essentiellement sexuée et sexuelle, je crois que le sexe est à l’origine de la religion comme il est à l’origine en vérité de tout ce qui est humain.


Mais cela vaut peut-être spécialement pour les productions les plus élevées de l’humanité. Au fond, c’est ce que Freud appelle la sublimation. La sublimation, qui n’est pas le sentiment du sublime, comme on le croit parfois, mais qui est, à l’inverse, le devenir sublime du sentiment.


C’est donc parce que nous avons une sexualité et parce que, pour toutes sortes de raisons, elle est soumise à un certain nombre d’interdits, de répressions, de refoulements, que cette énergie libidinale se «sublime» dit Freud, dans ses activités supérieures de l’être humain que sont la vie artistique, la vie intellectuelle et la vie spirituelle. Cela vaut pour la spiritualité en général, cela vaut pour les religions en particulier. Aussi bien pour le culte de la déesse-mère en Inde, que pour le culte du dieu père dans nos pays.


Évidemment, quand Freud nous explique que Dieu est un père transfiguré, et que, de ce point de vue, la religion monothéiste, spécialement judéo-chrétienne, n’est qu’une sublimation de l’oedipe, il a à mon sens raison.


Alors, en effet, la sexualité est le terreau des religions.


On ne peut pas dire que sans la sexualité les humains n’auraient pas inventé de Dieu, il y a peut-être d’autres terreaux. Moi je dis que la sexualité c’est le terreau de la religion, ce n’est pas forcément le seul terreau. Il peut y avoir aussi, et il y a sans doute aussi, un terreau social, un terreau politique, un terreau intellectuel. Mais cela veut dire que si les humains n’avaient pas de sexualité, leurs religions seraient extrêmement différentes de ce que nous voyons aujourd’hui qu’elles sont. Elles auraient sans doute beaucoup moins de charge vitale, pulsionnelle, libidinale, beaucoup moins de profondeur psychologique : l’inconscient, l’oedipe et sans doute aussi sublimation, beaucoup moins d’élévation spirituelle.


Oui, je crois que la sexualité est pour une bonne part le terreau, en tout cas l’un des terreaux des religions.


Est-ce qu’elle est aussi, cette sexualité, le tombeau des religions ? A la lettre, et en général, évidemment non puisqu’il ne suffit pas de faire l’amour pour devenir athée, quoique… A la lettre la réponse est évidemment non. En vérité il m’arrive de penser que ce n’est pas par hasard ni par erreur si la plupart de religions ont voulu cantonner strictement la pratique sexuelle, et spécialement dans nos pays, l’interdire pour les moines et les prêtres.


J’ai cru en Dieu assez longtemps pour savoir à peu près de l’intérieur ce que cela veut dire. Mais j’ai quand même fait l’amour pour la première fois après avoir perdu la foi, je réalise cela à l’instant… je vous le livre, vous en ferez ce que vous voudrez…


Cela veut dire qu’on peut perdre la foi pour d’autres raisons que sexuelles. Là-dessus on est d’accord.


Ce que je veux dire c’est qu’une pratique un peu curieuse, un peu attentive, un peu obstinée, un peu approfondie, un peu libre et lucide de la sexualité, me paraît en effet – je vous le dis comme je le crois et tant pis si cela déplaît à certains – difficilement compatible avec les grandes religions et spécialement les trois monothéismes. Qu’un dieu ait pu inventer cela – je ne dis pas que c’est impossible – je dis que c’est d’une crédibilité qui me paraît faible parce que cela, le sexe, le coït, le plaisir, le désir, le fantasme… n’a tellement rien à voir avec le dieu que nous décrivent les religions. On ne pourrait imaginer qu’il ait créé le sexe aussi qu’à la condition de lui prêter le sens de l’humour ou un mauvais goût qui frise le ridicule…


Post-coïtum, omne animal triste et ateus…


Pas forcément après le premier coït… il en faut plusieurs, donc si vous n’en êtes pas là, continuez… Bon courage à tous !


Je termine rapidement sur la question : croire au sexe ou en l’amour – croire en l’amour ou en Dieu.


Est-ce qu’il faut croire au sexe ? Oui bien sûr, ou plutôt tout dépend ce qu’on n’entend pas croire «à» ou par croire «en». Si croire «à» c’est prendre acte d’une existence, bien sûr qu’il faut croire au sexe, à la sexualité, autrement dit constater que cela existe. Mais je dirais, essayez un peu de douter de leur existence : le sexe, la sexualité, et vous verrez que le corps résiste avec obstination. Croire au sexe, oui bien sûr, c’est une évidence. Croire «en» la sexualité, j’y verrais une forme de sottise.


Parce que croire «à» c’est prendre acte d’une existence, croire «en» c’est prendre acte d’une valeur, c’est prendre acte d’une transcendance comme disent certains.
C’est faire confiance, c’est se fier à.


Et bien, Messieurs, par pitié, ne vous fiez pas à votre sexe ! et Mesdames… non plus !


Cela veut dire que l’existence de la sexualité est incontestable. Sa valeur biologique, en quantité de plaisir aussi, mais de là à faire confiance à la sexualité, ce serait à peu près donner raison aux violeurs et aux proxénètes… ce qui serait renoncer à des milliers d’années de civilisation, ce qui serait oublier qu’être un être humain, être un être civilisé, c’est mettre quelque chose plus haut que son plaisir et spécialement plus haut que son plaisir sexuel. Sinon, on est dans le nihilisme tel que Michel Houelbecq sans le savoir peut-être, l’a bien défini dans son dernier livre. Son personnage dit la chose suivante : Je ne m’intéresse qu’à ma bite ou à rien. Un nihiliste c’est ça. Ce n’est pas quelqu’un qui ne s’intéresse à rien, c’est quelqu’un qui ne s’intéresse qu’à sa bite ou qu’à son portefeuille, qu’à son argent, qu’à son confort, qu’à son plaisir, ou à rien ! Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que le sexe n’est pas Dieu. Le sexe n’est pas Dieu et attention que le discours légitime de libération sexuelle des soixante- huitards – j’en fais partie – ne tombe pas dans le ridicule inverse et encore plus niais qui consiste alors qu’on disait depuis des siècles que le sexe c’était le diable, à vouloir nous faire croire que le sexe ce serait maintenant le bon Dieu.


Il est évidemment faux que le sexe ce soit le diable. Mais il est encore plus faux que le sexe ce soit le bon Dieu. Que le sexe soit le diable, l’idée est fausse, mais n’est pas dépourvue de toute plausibilité… Le sexe n’est pas le diable, mais cela ressemble un peu. Éros est un Dieu noir comme disait Pierre de Mandiargues. Il a évidemment raison. Lisez Sade, regardez les films porno qui sont plus vrais sur la sexualité que ce qu’on lit dans la presse catholique… Pas la presse catholique libérée, celle qui vous explique, en gros, que Dieu a créé la sexualité pour l’épanouissement de l’être humain et de sa spiritualité… Le sexe n’est pas le diable – quoique parfois cela ressemble un peu – mais en tout cas le sexe n’est évidemment pas le bon Dieu.


Autrement dit, faire l’amour ce n’est pas une prière.
L’orgasme ce n’est pas un sacrement. J’en ai un peu marre des gens qui prétendent voir l’absolu au bout de leur petit pénis, ou au fond de leur petit vagin !
En revanche croire «en» l’amour : oui. Croire «à» l’amour, aussi. Là c’est un peu plus intéressant parce qu’on ne peut pas douter que la sexualité existe, certains veulent douter que l’amour existe. La phrase, la sexualité n’existe pas c’est une sottise, l’amour n’existe pas c’est une sottise aussi, mais moins évidente.


Nous savons tous d’expérience qu’en vérité l’amour existe bien. Cela n’empêche pas qu’il soit illusoire mais là encore un amour illusoire cela existe quand même. L’illusion fait partie du réel. Mais surtout, là où cela a du sens c’est croire «en» l’amour. Parce que la sexualité est un fait, l’amour est une valeur. Or, un fait, cela se constate, on n’a pas lieu de croire «en» un fait, une valeur, cela ne se constate pas puisqu’elle n’est pas de l’ordre du réel immédiat. Il faut y adhérer, il faut croire «en» elle. Au fond, la justice ne vaut que pour ceux qui croient «en» la justice, pas «à» la justice, comme si elle existait de fait.


Le philosophe Alain a dit l’essentiel ici en écrivant : la justice n’existe pas, c’est pourquoi il faut la faire. C’est ça une valeur. C’est quelque chose qui n’existe pas comme un fait, mais qu’il faut faire pour que cela existe comme une valeur.


Je dirais volontiers la même chose de l’amour au fond : l’amour n’existe pas, c’est pourquoi il faut le faire. Et aux deux sens évidemment de l’expression faire l’amour.


Croire «en» l’amour. Oui, l’amour est une valeur beaucoup plus qu’un fait, c’est même à mon sens la valeur suprême. Alors on me dit : ta vieille idéologie judéo-chrétienne… Comme me le reprocherait mon ami Michel Onfray…  Que cela soit judéo-chrétien, c’est vraisemblable, mais il se trouve que pour moi juif ce n’est pas une injure et chrétien non plus. Seulement, il faut tout de même rappeler que ni les juifs ni les chrétiens n’ont inventé l’amour. Croire que l’amour est une invention chrétienne, c’est un préjugé de chrétien. Un préjugé de goy d’abord, mais de chrétien en particulier. Parce que les grecs n’étaient pas sans avoir remarqué que quelque chose comme l’amour existe, à la fois la passion amoureuse Éros, le banquet de Platon, mais aussi Philia, - on traduit par amitié en général – il faut traduire par amour parce que quand Aristote parle de l’amour des époux l’un pour l’autre, il n’écrit pas Éros, on n’est pas amoureux de sa femme ou de son mari, arrêtez de faire semblant… il écrit Philia Quand Aristote veut décrire l’amour entre les parents et les enfants ou entre les enfants et les parents, il n’écrit pas Éros, on n’est pas amoureux de ses enfants ou de ses parents, il écrit Philia. Donc Philia c’est l’amour, sauf la passion amoureuse. Et Aristote écrit sublimement dans l’épître à Nicomaque – parce que le plus beau texte jamais écrit sur Éros c’est Le banquet de Platon comme chacun sait, mais le plus beau texte jamais écrit sur Philia c’est l’épître à Nicomaque d’Aristote, spécialement en son livre VIII.

 
Quand on a la justice on a encore besoin d’amour.
Quand on a l’amour on n’a plus besoin de justice.



– Il faut savoir que pour les grecs en général et pour Aristote en particulier la plus grande de toutes les vertus c’est la justice –

Autrement dit le jour où vous vous préoccupez d’être juste avec vos amis, cela prouve que vous ne les aimez plus ou pas assez. Et c’est pour cela qu’aucun parent, aucun père, aucune mère, ne se préoccupe d’être juste avec ses enfants. L’amour suffit. Sauf s'il y en a un qu’il aime moins que les autres. Ce qui confirme qu’on n’a besoin de justice que par manque d’amour, c’est pourquoi on a terriblement besoin de justice, tous, toujours. Et ce qui confirme aussi que malgré tout, et même aux yeux d’Aristote, qui n’était ni juif ni chrétien, l’amour est une valeur encore supérieure à la justice.


On me dit souvent : vous dites que vous êtes athée mais vous croyez en l’amour… vous venez de le dire !


Moi (me disent souvent les chrétiens), je crois en un Dieu d’amour. On croit en la même chose. Vous n’êtes pas plus athée que moi !
 


Et bien si. Parce que croire en l’amour ce n’est pas la même chose que croire en Dieu. Ou pour dire la chose autrement que Dieu soit amour, comme le veulent les chrétiens, cela ne suffit pas à prouver que l’amour soit Dieu.


Parce que l’amour ne peut être Dieu que s’il est tout puissant, que s’il est, comme dit le cantique des cantiques, plus fort que la mort. Et bien je vais vous dire, je n’en crois rien. Bien sûr que je crois en l’amour, en la valeur de l’amour, mais bien sûr que je suis convaincu qu’il n’est pas tout puissant, qu’il est même tragiquement faible, non pas plus fort que la mort mais bien sûr moins fort que la mort, beaucoup moins fort que la mort. Non pas qu’on ne puisse pas aimer les morts, le deuil suffit à prouver tragiquement le contraire.


Oui mais pour aimer les morts, chers amis, il faut être vivant ! Rien ne m’autorise à penser que les morts, eux, puissent encore nous aimer. Et le jour où – imaginons le pire – votre enfant mourrait avant vous, tout l’amour que vous avez pour lui ne suffira pas à le sauver, ce qui veut dire que la mort est plus forte que l’amour et non pas l’amour plus fort que la mort. Du moins, c’est ce que je crois et qui me fait athée. Sont croyants ici, en gros, ceux qui pensent que l’amour est plus fort que la mort, c’est à dire, en gros, que l’amour est tout puissant. Sont athées, ici, ceux qui pensent que la mort est plus forte que l’amour et donc que l’amour malheureusement est tragiquement faible, parce qu’il n’y a d’amour qu’humain.
Pour conclure, je dirai que ce n’est pas la religion qui est le terreau de l’amour, ni d’ailleurs son tombeau. C’est le sexe qui est le tombeau de l’amour, le terreau aussi de la religion, voire de la rencontre entre les deux : le fameux Dieu d’amour.


Il peut arriver que le sexe soit aussi le tombeau de la religion pour les raisons que j’évoquais. C’est vrai qu’une pratique régulière de la sexualité pour ce qui me concerne ne me donne pas envie de croire en Dieu.


Attention, et je terminerai par là, de faire en sorte que le sexe ne soit pas le tombeau de l’amour. C’est cela, en vérité, le véritable enjeu.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, Messieurs, il est bien plus facile d’être amoureux d’une femme avec qui l’on n’a pas encore couché, ou avec qui l’on n’a fait l’amour que rarement. Et je soupçonne, Mesdames, que vous ayez fait hélas, pour nous, la même expérience.


Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’il y a une contradiction entre la passion amoureuse qui aime surtout le manque de l’autre, Éros et Platon, le mystère de l’autre, et la sexualité qui éprouve sa présence et non pas son manque, sa jouissance, enfin sa connaissance. Connaître une femme, dans la bible, cela veut dire faire l’amour avec elle. Et bien voilà, c’est plus facile d’être amoureux de quelqu’un qu’on ne connaît pas.


Je l’aime pour son mystère… me disait un de mes amis récemment tombé amoureux fou. Je lui ai répondu : Tu es en train de m’expliquer que tu l’aimes parce que tu ne la connais pas encore… C’est cela le mystère, c’est ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne comprend pas. Et je lui dis : … écoute, prends le temps de faire connaissance…


C’est pour cela qu’on fait l’amour ensemble. Le contraire de cela c’est une très belle formule d’Eluard à sa femme

 On ne peut me connaître mieux que tu ne me connais.

Pour dire cela il faut avoir fait l’amour souvent, plusieurs fois, longtemps. On ne peut me connaître mieux que tu ne me connais. On n’aime plus alors le mystère de l’autre, ce qu’on ignore de l’autre, les rêves qu’on s’en fait, l’illusion qu’on s’en fait. On aime la vérité incarnée de l’autre, la faiblesse de l’autre, la fragilité de l’autre, le corps de l’autre, le désir de l’autre, le plaisir de l’autre jusqu’à ses impuissances quand impuissance il y a, jusqu’à l’absence de plaisir quand absence de plaisir il y a. C’est cela l’amour.

Vous savez ce que c’est qu’un ami au sens philia du terme ? Je n’ai pas le nom de l’auteur, j’ai trouvé la réponse sur un site internet plutôt d’adolescents.

Qu’est-ce que c’est qu’un ami ?
Un ami, c’est quelqu’un qui vous connaît très très bien et qui vous aime quand même !


Et bien je vais vous dire, un amant ou une amante, tant qu’ils vous aiment, c’est pareil, sauf que c’est encore mieux !


Merci à tous.
 



André Comte Sponville.

 

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