| "La civilisation, pour sa part, ne tend évidemment
        pas moins à restreindre la vie sexuelle qu’à accroître la sphère culturelle…
        Mais toutes les civilisations ne vont pas aussi loin dans cette voie ;
        la structure économique de la société exerce également son influence sur
        la part de liberté sexuelle qui peut subsister. Nous savons bien que sur ce point la civilisation se plie aux nécessités
        économiques puisque elle doit soustraire à la sexualité, pour l’utiliser
        à ses fins un fort appoint d’énergie psychique … La crainte de l’insurrection
        des opprimés incite à de plus fortes mesures de précautions. Notre civilisation
        européenne et occidentale a atteint, comme elle nous le montre, un point
        culminant de cette évolution».
 
				
				
				Cette analyse de FREUD date de 1930 (Malaise dans la
				civilisation) C’est environ à la même époque (1936) qu’un de ses
				disciples dissident (Wilhelm REICH) appelait à une Révolution
				sexuelle complétant la révolution marxiste prolétarienne.
 
				Dans cette période qu’il est convenu d’englober sous le nom
				général des «années 30», la mode féminine, marqueur le plus
				immédiat d’une société, témoigne de ce qui ne sera qu’une
				révolte : fin des corsets et des guêpières, le corps de la femme
				se libère, les cheveux raccourcissent en même temps que les
				jupes, le chansonnier DRANEM en fait un refrain, Victor
				MARGUERITTE a publié en 1922 un roman à succès “La Garçonne”
				dont l’héroïne décide de vivre sa libido sans contrainte. Les
				précautions dont s’entoure la société, celles dont parlait
				FREUD, ont déjà perdu le pouvoir de coercition qu’elles avaient
				au temps de sa jeunesse viennoise ; un seuil de rupture est
				atteint pour la survie d’une civilisation
				dont l’implosion ne va pas tarder.
 
				La deuxième guerre mondiale en ébranle gravement les bases.
 
				L’après-guerre, qui, en France, tond les femmes sur les places
				publiques sous le facile alibi qu’elles avaient vécu leur
				sexualité suivant les opportunités que les évènements leur
				imposaient, n’a cherché dans ce domaine comme dans beaucoup
				d’autres qu’à rétablir l’ordre ancien. Christian DIOR ouvre sa
				maison de couture en 1946 et lance en 1947 la mode «New Look»
				qui nous ramène à une image nostalgique mais quasi victorienne
				de la femme. Dans les années 50, en Europe comme aux U.S.A., le
				rapport Kinsey fait scandale. Il faut attendre les années 70,
				les travaux de Masters et Johnson, la généralisation de la
				contraception hormonale, la création de sociétés de Sexologie un
				peu partout en Amérique et en Europe pour que l’étau commence à
				se desserrer.
 
				A partir de 1983 , l’apparition de l’épidémie de S.I.D.A.,
				prévalente au départ chez les homosexuels, réveille des peurs
				moyenâgeuses, certains n’hésitant pas à évoquer une punition
				divine pour les “sodomites” !
 Cette épidémie a vite fait de dissiper le mirage d’une soi
				disant libération et démontre combien dans le secret des
				consciences, sans avoir besoin de convoquer l’inconscient,
				persistent les tabous, la honte du sexe, la culpabilité du
				désir. La pensée de Michel Foucault
				remet en cause en 1977 le jeu des catégories dans lesquelles se
				réfléchissaient les luttes de libération sexuelle, il s’attache
				à mettre en lumière des “dispositifs de pouvoir” qui ne
				procèdent ni par répression ni par idéologie, donc en rupture
				avec une alternative que tout le
				monde avait plus ou moins acceptée, mais consistent, en une
				multiplicité diffuse, hétérogène de micro dispositifs de
				pouvoir. Pour le philosophe ces dispositifs ne se
				contentent plus d’être normalisant, ils tendent à être
				constituant de la sexualité.
 
				Gilles Deleuze et Félix Guattari nuancent cette notion et y
				substituent celle d’agencement de
				désir dont les dispositifs de pouvoir ne seraient qu’une
				composante.
 L’agencement de désir est un concept plus vaste qui englobe
				l’organisation de la société à un moment donné, les phénomènes
				de territorialisation et de déterritorialisation qui la
				concernent, la relation entre les sexes. Gilles Deleuze “la
				sexualité” comme agencement de désir historiquement variable et
				déterminable, avec ses pointes de territorialisation, de flux et
				de combinaisons va être rabattue sur une instance molaire, le «sexe», et même si les
				procédés de ce rabattement ne sont pas répressifs, l’effet est
				répressif, pour autant que les agencements sont cassés, pas
				seulement dans leur potentialités, mais dans leur micro réalité.
				Alors ils ne peuvent plus exister que comme fantasmes, qui les
				changent et les détournent complètement, ou comme choses
				honteuses…etc». Ces lignes de Gilles Deleuze s’appliquent
				parfaitement à l’évolution de la société et de la sexualité au
				cours de ces dernières décennies.
 Beaucoup plus qu’une attitude répressive, fût-elle disséminée à
				l’infini, c’est un comportement stratégique qui peut définir
				l’agencement de désir d’une société post-moderne mettant en jeu
				de nouveaux rapports à l’individu (création de faux besoins), au
				territoire (mondialisation= déterritorialisation) à l’usage des
				biens (le marché), à l’usage des plaisirs (la sexualité).
 Au « Il est interdit d’interdire » de Mai 68, la société répond
				: «C’est si bon que c’est presque un péché», une marque de
				sous-vêtements féminin propose ses “ leçons d’amour ” non dans
				un parc, mais sur les panneaux du mobilier urbain, ni café, ni
				bière, ni automobiles
				ne savent plus se vendre sans allusion sexuelle…
 Le plus beau roman sado-masochiste qui ait jamais été écrit, la
				merveilleuse, secrète, «Histoire d’O», destinée à une élite
				parfaitement représentée par Jean Paulhan
				pour qui elle avait été conçue, livre qui aurait pu être réservé
				à ce que, en d’autres temps, on appelait «l’enfer des
				bibliothèques» devient un best-seller donné en pâture à un grand
				public qui n’y voit, dans un bref glissement alphabétique,
				qu’«histoire de Q». L’époque où
				Baudelaire était condamné pour les métaphores érotiques des
				Fleurs du Mal serait-elle définitivement révolue ? Est-ce enfin
				la libération sexuelle tant attendue ?
 La société a seulement développé de nouvelles stratégies grâce
				aux quelles le fil de soie du désir devient celui d’une toile
				d’araignée gigantesque dans la quelle nous nous débattons, Il ne
				s’agit pas de reprendre l’antienne du consumérisme sexuel, du
				tourisme sexuel de
				masse façon triste à la Houellebecq, d’une « société du
				spectacle » dénoncée en vain il y a déjà longtemps par Guy
				Debord, mais d’essayer de comprendre comment la post-modernité a
				mis en place des stratégies qui, sous couvert de libéralisation,
				voire de promotion de la
				sexualité, en détourne les énergies à son profit. La
				médiatisation de l’érotisme a un effet «boomerang» qu’il
				s’agisse de médias imprimés et, plus encore, visuels : le
				pouvoir de l’image dans notre époque où Internet et la
				télévision règnent en maître sur le regard
				crée la dépendance et l’aliénation. Combien d’hommes sont
				surpris par leur femme en train de se masturber devant l’écran
				de leur ordinateur ou de leur télé ?
 Comment cette jouissance en trompe l’oeil, si j’ose dire,
				pourrait-elle être un épanouissement ? Combien de femmes se
				sentent coupables de ne pas éprouver l’extase
 peinte sur le visage de la vedette féminine dans l’inévitable
				séquence érotique sans laquelle il ne saurait y avoir un film ?
 
				L’injonction de jouissance a
				remplacé l’interdit : faut-il rappeler que n’est interdit que ce
				qui est possible et que sa transgression a toujours été et le
				moteur essentiel du désir «la sexualité n’est donc pas seulement
				cette chose étouffée qu’il faudrait libérer ; elle est déjà
				présente dans les mécanismes même de sa répression » (Iacub et
				Maniglier, p. 53).La pléthorique littérature psycho-sexo-etc…, les magazines
				féminins ou généralistes aux quels il nous est presque tous
				arrivé de collaborer abondent en recettes qui ne font
				qu’entretenir le malaise. Mais la société n’a plus rien à se
				reprocher : «De quoi vous plaignez vous ? Voyez combien dans ce
				domaine aussi je me montre ouverte à tous et à tout, généreuse,
				libérale» ainsi les jeux érotiques font partie des nouveaux jeux
				du cirque de notre post-modernité : peu de victimes physiques,
				mais tant de victimes psychologiques. Je ne pense pas qu’aux
				hétérosexuels car nous savons ce que le phénomène gay ou queer
				peut cacher de souffrance derrière ses provocations. Une autre
				stratégie s’insinue au sein même de la sexologie. L’arrivée de
				médicaments d’une remarquable efficacité sur le mécanisme de
				l’érection a permis d’immenses progrès dans la connaissance de
				sa physiologie et de sa physiopathologie et d’apporter à la
				détresse de nos patients autre chose qu’un discours
				psychologisant dissimulant mal notre ignorance. Mais c’est un
				macro dispositif de pouvoir que la société met en place par
				l’intermédiaire d’une de ses plus puissantes industries, nous
				commençons seulement à en entrevoir certains effets pervers.
 
 Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce contexte que la
				sexologie se croit obligée de changer de nom, pour se rebaptiser
				médecine sexuelle : cela fait plus sérieux, plus respectable,
				n’est-ce pas ? Qu’est-ce en effet ou qu’était-ce qu’un sexologue
				? Alors que le cardiologue
				s’occupe du coeur, que le gastro-entérologue s’intéresse à
				l’appareil digestif, le sexologue est celui qui connaît le sexe
				et le sexe ce n’est pas seulement l’appareil génital
				de l’homme et de la femme dans sa fonctionnalité reproductrice,
				c’est pourquoi le sexologue est pris dans la représentation
				qu’en ont ses patients potentiels. Il y a une image du sexologue
				comme expert en sciencia mais aussi en ars sexualis répandue
				dans le public,
				entretenue par la presse, les conversations, les fantasmes,
				image ambiguë qu’il y a lieu de connaître afin d’en éviter les
				malentendus et les pièges. La spécificité du sexologue c’est que
				le discours qu’on lui adresse, comme celui qu’on adresse au
				psychiatre d’ailleurs, sert
				de véhicule au désir, lequel, bien que cherchant toujours à se
				réaliser dans le corps, a besoin de la parole dans son attente
				d’être reconnu. C’est sans doute pourquoi les premiers à
				s’intéresser à la sexologie furent des psychiatres ou des
				psychanalystes. La découverte de
				l’efficacité des intra caverneuses et plus encore des molécules
				actives per os a éveillé de plus en plus l’intérêt des
				urologues, si l‘on découvre un jour la pilule rose miracle qui
				donnera à la femme excitation et plaisir attendons nous à voir
				les gynécologues, jusqu’ici plutôt indifférents à quelques
				exception près, se découvrir des vocations soudaines de
				sexologue.
  La
          notion de médecine amène très logiquement à la notion de santé, à laquelle
          dans aucun domaine nous ne pouvons être insensibles, mais gardons nous
          de confondre le droit légitime de chacun à la santé, y compris sexuelle
          ou psychique, avec un menaçant devoir de santé et n’oublions jamais
          son caractère variable, homéostasie fragile constamment remise en question,
          ni l’absence de frontière définie entre le normal et le pathologique
          comme y insistait naguère Georges Canguilhem.  Une
          médicalisation trop radicale de la sexualité est un dispositif de pouvoir
          qui porte en lui le germe normatif. On ne peut sans risque réduire la
          sexualité à une fonction physiologique.Écoutons ce que disait déjà Lucien Israël aux Entretiens de Bichat en
          1974 : « La confusion entre génitalité et sexualité traduit une prise
          de position non seulement mécaniciste, mais encore économique et même
          d’économie politique car le «bon» fonctionnement sexuel assurerait un
          équilibre garantissant le bon, voire le meilleur rendement des autres
          fonctions et notamment de la productivité du sujet dans son milieu familial
          ,professionnel et social.» Il n’y a rien à changer à ces propos vieux
          de trente ans si ce n’est de les mettre au futur au lieu du conditionnel.
          Citons encore le même auteur en 1961- ; « Dans la relation malade médecin,
          il n’y a pas seulement un échange symbiotique entre deux sujets d’espèces
          différentes, il y a relation et interpénétration entre deux sujets de
          la même espèce … Il est certain que ce « quelque chose» d’impalpable
          mais présent introduit une note gênante, voire inquiétante et l’on comprend
          fort bien que de nombreux médecins désireraient éliminer cet élément
          humain, trop humain…
 cette scission est concevable : elle mènerait à deux types de médecine,
          l’une mécanique, visant à l’échange standard, au rodage de soupapes,
          au graissage vidange, l’autre philosophique, menacée de dangereuses
          accointances avec la littérature et la méta physique»
 Nous sommes tous d’accord, me semble t’il, pour éviter qu’une telle
          scission s’opère entre médecine sexuelle et sexologie, pour que le sexologue
          ne devienne pas seulement un génitologue.
  La
          première médicalisation de la sexualité est due, ne l’oublions pas,
          à l’apparition de la pilule.Au départ elle a enfin apporté à la femme l’euphorie de la liberté,
          mais l’homme a découvert que la femme était en droit de lui demander
          autre chose que de ne pas lui faire d’enfant, ce qui a entraîné souvent
          des réactions de fuite pouvant se transformer en … débandade : ce n’est
          pas seulement qu’il redoutait que sa femme prenne des amants mais surtout
          qu’elle lui demande de devenir lui-même son amant. Tout cela est bien
          connu, dit et redit. Ce qui l’est moins c’est l’impact négatif que ce
          type de contraception peut avoir sur la femme et je ne parle pas d’un
          effet organique iatrogène toujours possible. Nous assistons à la demande
          croissante de femmes qui constatent une différence dans l’intensité
          de leur plaisir orgastique ou d’une inhibition de leur désir. La plupart
          de ces femmes ont eu une phase d’épanouissement sexuel pendant la période
          d’énamoration, dans cet état de grâce où tout est magnifié par la surévaluation
          narcissique de l’objet.
 Mais après quelques années de vie commune avec souvent une ou deux grossesses,
          la femme, qui a réalisé son désir d’enfant, libérée par la contraception,
          attend autre chose de son partenaire qu’une sexualité routinière où
          elle n’est plus que le réceptacle des émissions séminales masculines,
          ramenée à la position d’objet qui lui est ainsi assignée. Si l’homme,
          en toute bonne conscience, se contente d’une sexualité de décharge pulsionnelle,
          il ne peut en être de même pour la femme. Ces faits doivent nous amener
          à réfléchir aux répercussions négatives de découvertes qui nous éblouissent
          par leur efficacité. La possibilité pour un homme d’obtenir des érections
          à la demande n’ira pas sans conséquences dont il est encore prématuré
          de tenter l’inventaire. On peut déjà malgré tout en imaginer quelques
          unes. Comment en prévoir l’impact psychique sur certains sujets névrosés
          ou fragiles. Le Sildénafil et les molécules qui en découlent répondent
          à la volonté de performance de beaucoup d’hommes, il est difficile d’en
          doser les effets aussi bien dans les couples dits normaux que dans des
          comportements plus marginaux, voire pervers. Prendront-ils leur pilule
          miracle avant d’entrer dans un sauna ou un club libertin comme les jeunes
          prennent leur ecstasy avant d’aller en boite ? En dehors même de ces
          «performants» hétéro ou homosexuels, la meilleure indication est évidemment
          la presbysexualité mais là encore sommes nous certains de favoriser
          l’équilibre des couples vieillissants ? Que faire d’une érection si,
          chez l’un ou l’autre, le désir n’est plus là ? D.A.L.A. par exemple.
          Prescrire de la testostérone ? … si le cancer de la prostate ne menace
          pas déjà : Saint PSA priez pour eux !
 On ne peut que redouter une dérive inflationniste comme on en connaît
          avec les psychotropes et le dopage des sportifs, dans ces deux cas également
          ce sont pourtant des médecins qui prescrivent… La seule garantie est
          le prix élevé et le non remboursement. Surtout messieurs des laboratoires
          ne baissez pas vos tarifs !
 
				Tout ceci n’est qu’un survol rapide des mécanismes de
				pouvoir qui se sont mis en place, malgré des apparences
				très permissives, contre notre sexualité. Que
				faire ? En quoi pourra consister cette «post-sexualité»
				que Marcela Iacub appelle de ses voeux ? Pour ma
				part je souhaiterais que la sexualité devienne «performative» au lieu de vouloir être performante. L’adjectif «performatif», dérivé du verbe anglais «to perform» qui
				signifie mettre en acte. La notion de performativité a été
				développée par les «constructionnistes» américains
				en particulier Judith Butler. Il y aurait beaucoup à dire
				sur les théories de Madame Butler mais ce n’est pas
				maintenant mon propos, ce que je voudrais signifier par
				sexualité performative c’est une sexualité par laquelle le
				sujet serait toujours dans l’accomplissement de lui-même
				,que la sexualité ne soit plus ravalée à la satisfaction
				d’un besoin ou à la recherche compétitive d’un «sexploit», qu’elle transcende les emplois du temps au
				lieu de s’évertuer à y trouver une place, quelle revienne
				au privé et à l’intime, qu’elle réinsuffle dans chaque instant
				de la vie humaine la créativité pulsionnelle, le sens
				de l’altérité et l’amour.
  Pour
          conclure, n’oublions pas que la sexualité ne sera jamais ni une fonction
          physiologique comme les autres, ni un bien de consommation, mais qu’elle
          est, si l’on en croit l’étymologie, POÉSIE, du grec «poïein» faire,
          créer …    |