Sexologos  n° 25

Juillet   2006 

Alain GIAMI

Publications

 

Santé sexuelle, droits sexuels, médecine sexuelle :
un champ en mouvement 

 

Depuis quelques années on assiste à une évolution des concepts utilisés dans le champ de la sexologie. Ainsi, le concept de "sexualité", dont il importe de rappeler qu'il est une "invention" de la médecine et de la biologie européenne du XIX° siècle, est-il de plus en plus délaissé au profit des concepts de "fonction sexuelle" et de "dysfonctions sexuelles" qui renvoient à la dimension anatomophysiologique et à la pathologie sexuelle d'un côté, et du concept de "santé sexuelle" qui est lui-même indissolublement lié à celui de "droits sexuels", de l'autre côté. Ces deux derniers concepts s'inscrivent de plain-pied dans la tradition de la santé publique et des droits de l'Homme. Par ailleurs, le terme de sexologie est de plus en plus accompagné par le terme de "médecine sexuelle" et on a pu noter qu'en 2005, lors de la conférence de Montréal, la WAS (Association Mondiale de
Sexologie) a fait peau neuve en adoptant le titre d'Association mondiale pour la santé sexuelle. Le même changement de nom est en cours de discussion au sein de la Fédération Européenne de sexologie.

Si les mots ont un sens et renvoient à des évolutions des savoirs et des pouvoirs au sein des institutions, il faut alors identifier précisément ces évolutions sémantiques et en interpréter le sens. Pourquoi donc les termes de sexualité et de sexologie sont–ils actuellement, relativement délaissés au profit de la santé sexuelle, de la fonction sexuelle, de la médecine sexuelle et des droits sexuels ? Quels sont les acteurs et les institutions qui accompagnent ces évolutions ? On observe ainsi une ouverture dans le sens de la médicalisation de la sexologie marquée par l'usage du terme de médecine sexuelle, mais aussi une ouverture vers des dimensions plus politiques avec l'usage du terme de droits sexuels. Quelles sont les relations entre ces différentes évolutions ?

 

Du coté de la médicalisation : la médecine sexuelle
 
On définit la médicalisation comme "le fait de définir un problème en termes médicaux, d'utiliser un langage médical pour le décrire, d'adopter un cadre de pensée médical pour le comprendre, et d'utiliser des formes d'interventions médicales pour le traiter” (Conrad, Schneider, 1980). Certains auteurs font la part des choses entre la "sur-médicalisation" qui implique de distinguer entre médicalisation appropriée et inappropriée (Tiefer, 1996, Bancroft, 2002), et on peut aussi parler de "dé-médicalisation" quand une condition quitte le domaine de la pathologie
(l'homosexualité, par exemple).

 

Fonction Sexuelle et Dysfonctions sexuelles
 

Aborder la sexualité en termes de "fonction sexuelle" constitue déjà un choix établi par rapport à d'autres termes existants tels que la "réponse sexuelle" (Masters & Johnson, 1966), ou encore la "fonction érotique" définie par Zwang en 1972 et qui situe bien la différence entre la vie sexuelle visant au plaisir et à l'épanouissement et la fonction reproductive. Enfin, dans le domaine de l'épidémiologie et de la santé publique, mais aussi dans celui de la biologie, on a plutôt tendance à parler de "comportement sexuel" (Money, Musaph, 1977). Mais actuellement c'est bien le terme de "fonction sexuelle" qui prédomine, notamment dans les recherches cliniques et les évaluations de traitements qui servent à établir les données de la médecine fondée sur des preuves (Evidence Based Medicine).
Le terme de "fonction sexuelle" permet ainsi de donner un fondement organique à l'accomplissement de cette activité, et c'est bien ce terme qui est retenu pour caractériser les échelles d'évaluation de la fonction sexuelle telles que l'International Index of Erectile Function (IIEF) qui permet d'évaluer la fonction érectile de l'homme (Rosen, et al,1997) et le Female Sexual Function Index (FSFI) qui évalue la fonction sexuelle de la femme (Rosen et al, 2000). De façon étrange, c'est à l'aide du terme de fonction sexuelle, qu'on évalue les dysfonctions sexuelles. Mais le choix d'employer des termes positifs pour évaluer des incapacités fonctionnelles s'inscrit dans un courant plus vaste en santé publique. Par exemple, la Classification Internationale des Handicaps et Inadaptations (OMS, 1983) a été récemment rebaptisée sous la forme de la Classification Internationale du Fonctionnement humain (OMS, 2001)

 

Sexologie, médecine sexuelle et sexologie médicale
 
Dans la définition historique de la sexologie, Haeberle et Gindorf ont situé la médecine sexuelle comme un sous-ensemble de la sexologie, aux cotés de la sexologie médicale (terme qui semble avoir disparu): "La sexologie, considérée comme science sexuelle, recouvre un champ plus vaste que la sexologie médicale ou la médecine sexuelle. Ces dernières sont des pratiques de haut niveau scientifique qui traitent surtout des perturbations et des pathologies de la sexualité.
La sexologie médicale est l’un des importants domaines de la sexologie, au même titre que la sociosexologie, la psychosexologie, l’ethnosexologie, l’éducation sexuelle, les différentes formes de conseils et de thérapies sexuels ainsi que les autres domaines de la recherche et de la pratique sexologique. Ensemble, elles constituent le corpus de la sexologie. " (Haeberle, Gindorf 1993). Rappelons par ailleurs que A. Hesnard a distingué la Sexologie normale en tant qu'approche fondamentaliste et normative et la Sexopathologie concernant les déviations et perversions sexuelles (Hesnard, 1933, et rééditions multiples).
Dans cette perspective, l'approche de la fonction sexuelle relèverait beaucoup plus d'une "sexologie normale" que d'une médecine sexuelle ou d'une sexologie médicale.

 

Généalogie de la Médecine sexuelle
 
L'analyse de l'apparition du terme de Médecine sexuelle fait apparaître qu'il se situe bien dans le champ des troubles et des dysfonctions sexuels.
L'International Society for Impotence Research (ISIR), ancêtre de la Société Internationale de Médecine sexuelle avait pour objectif "de promouvoir la recherche et les échanges dans la connaissance de l'entité clinique : impuissance, parmi la communauté scientifique internationale. L'orientation principale de l'ISIR vise l’étude scientifique fondamentale de l’érection, des défauts du mécanisme érectile et des aspects cliniques liés au diagnostic et au traitement de la dysfonction érectile" (ISIR, 1982). Cette société a progressivement étendu le champ de son activité en devenant en 2000, l'International Society for Sexual and Impotence Research (ISSIR) (Perth, 2000) et finalement en 2004, l'International Society for Sexual Medicine (ISSM) (Buenos - Aires, 2004).
Dans le même esprit, les Consultations internationales qui se sont tenues à Paris sous l'égide de l'OMS ont d'abord été centrées sur la dysfonction érectile en 1999 avant de s'ouvrir à la médecine sexuelle et aux dysfonctions sexuelles chez les hommes et les femmes (Paris, 1999, 2003). Cette ouverture vers une "médecine sexuelle" a cependant des limites. La majorité des articles publiés dans l'International Journal of Sexual Medicine, qui a pris la suite du International Journal for Impotence Research, continuent à porter sur les dysfonctions sexuelles. D'autres domaines pouvant entrer dans une définition large de la médecine sexuelle tels que les traitements des auteurs de délits sexuels, ne sont pas représentés dans cette littérature. La médecine sexuelle n'est donc pas une médecine de la sexualité au sens large du terme mais seulement une médecine des troubles qui affectent l'accomplissement de la fonction sexuelle.

 

Du côté de la Santé publique et des droits de l'Homme
 

Les définitions de la santé sexuelle ont évolué au cours de nombreuses rencontres internationales placées sous l'égide de l'OMS (1974, 1987, 2001, 2003) et d ' autres organisations internationales. La dernière définition de travail adoptée par l'OMS en 2003 est la suivante :
"La santé sexuelle est un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social associé à la sexualité. Elle ne consiste pas uniquement en l'absence de maladie, de dysfonction ou d'infirmité. La santé sexuelle a besoin d'une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, et la possibilité d'avoir des expériences sexuelles qui apportent du plaisir en toute sécurité et sans contraintes, discrimination ou violence. Afin d'atteindre et de maintenir la santé sexuelle, les droits sexuels de toutes les personnes doivent être respectés, protégés et assurés." (OMS 2003).
Il est tout à fait explicite que la santé sexuelle est construite en référence à la notion de droits sexuels, ce qui pose la question de la santé sexuelle, non plus exclusivement en termes médicaux mais en termes politiques.

 

Déclaration des droits sexuels (WAS, Hong Kong, 1999)
 
L'association entre la santé sexuelle et les droits sexuels a été clairement établie lors de l'adoption solennelle de la Déclaration des Droits sexuels en 1999 par la WAS à Hong Kong :
"La santé sexuelle est le produit d'un environnement qui reconnaît, respecte et exerce ses droits sexuels."
La sexualité est une partie intégrale de la personnalité de chaque être humain. Son plein développement dépend de la satisfaction des besoins humains tels que le désir du contact, l'intimité, l'expression émotionnelle, le plaisir, la tendresse et l'amour.
La sexualité est construite à travers l'interaction entre les structures individuelles et sociales. Le plein développement de la sexualité est essentiel pour le bien-être individuel, interpersonnel et sociétal.
Les droits sexuels sont des droits universels fondés sur la liberté, la dignité et l'égalité de tous les êtres humains. Le fait que la santé soit considérée comme un droit humain fondamental implique que la santé sexuelle est un droit humain fondamental.
Afin que les êtres humains et les sociétés développent une sexualité saine, les droits sexuels suivants doivent être reconnus, promus, respectés et protégés par toutes les sociétés et par tous les moyens. La santé sexuelle est le produit d'un environnement qui reconnaît, respecte et exerce ses droits sexuels."

 

De la sexologie à la Santé sexuelle
 
L'association entre la santé sexuelle et les droits sexuels s'est consolidée au cours des cinq dernières années avec notamment le changement de nom de la WAS qui est ainsi devenue en 2005 à Montréal,
l'Association mondiale pour la santé sexuelle. Lors de cette même conférence, la Déclaration de Montréal : "Santé sexuelle pour le Millénaire" a été adoptée dans les termes suivants :
1.- Reconnaître, promouvoir, assurer les droits sexuels pour tous.
2.- Avancer vers l’égalité de genre.
3.- Éliminer la violence et les abus sexuels sous toutes leurs manifestations.
4.- Fournir un accès universel à une information et une éducation intégrale de la sexualité.
5.- Assurer que les programmes de santé reproductive reconnaissent la part essentielle de la santé sexuelle.
6.- Arrêter et renverser la propagation du VIH/SIDA et autres infections sexuellement transmises (IST).
7.- Identifier, prendre en charge et traiter les inquiétudes, les dysfonctions et les troubles de la sexualité.
8.- Aboutir à la reconnaissance du plaisir sexuel comme un élément du bien être.

 

Le changement de nom de la WAS consacre ainsi des évolutions très importantes. Tout d'abord on observe que la WAS a été créée initialement comme une organisation professionnelle et scientifique visant à promouvoir les travaux et les intérêts du groupe professionnel des sexologues et qu'elle s'est transformée en Organisation Non-Gouvernementale (ONG) associée aux travaux et à l'agenda politique des grandes organisations internationales. Cette évolution a été accompagnée d'une évolution du domaine d'intérêt et du domaine d'activité des sexologues qui est sorti du champ de la thérapie et de l'éducation pour aborder de front les questions de santé publique de politiques sociales et finalement des Droits de l'Homme.

On a donc affaire à un nouveau dispositif qui associe :
- des approches cliniques médicalisées des dysfonctions et problèmes sexuels;
- des approches des problèmes liés à la sexualité et à la fonction reproductive (MST, procréation, violences, abus, etc.…);
- une confrontation aux violations des droits et inégalités structurelles de genre;
- une reconnaissance positive des droits sexuels ;
- une intégration de la sexualité et de la santé dans le domaine du bien être.

 

Santé sexuelle, médecine sexuelle et sexologie
 
L'éclatement des concepts de sexualité et de sexologie s'est donc opéré dans deux dimensions avec d'une part le renforcement de la médicalisation de la sexualité et l'apparition prévisible dans quelques années d'une nouvelle spécialité médicale dont l'exercice sera le privilège exclusif de médecins spécialistes. Il s'agit donc d'une médicalisation dans le double sens d'appropriation du champ de la fonction sexuelle et de restriction de la pratique au groupe professionnel des seuls médecins, et voire même des seuls médecins spécialistes.
Par ailleurs, le concept de santé sexuelle s'inscrit dans la longue tradition de la sexologie européenne marquée par une association entre la science, la médecine, l'éducation, la santé publique qui sont mises au service de l'émancipation des êtres humains. Il suffit par exemple de constater qu'une chaire universitaire de santé sexuelle a été ouverte à la London School of Hygiene and Tropical Medicine, une des plus prestigieuses écoles de santé publique du monde. Deux nouvelles perspectives se sont ainsi développées ces toutes dernières années : espérons qu'elles bénéficient de leurs apports respectifs.

 

Alain Giami.

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