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Santé sexuelle, droits
sexuels, médecine sexuelle :
un champ en mouvement
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Depuis quelques années on assiste à une évolution des concepts
utilisés dans le champ de la sexologie. Ainsi, le concept de
"sexualité", dont il importe de rappeler qu'il est une
"invention" de la médecine et de la biologie européenne du XIX°
siècle, est-il de plus en plus délaissé au profit des concepts
de "fonction sexuelle" et de "dysfonctions sexuelles" qui
renvoient à la dimension anatomophysiologique et à la pathologie
sexuelle d'un côté, et du concept de "santé sexuelle" qui est
lui-même indissolublement lié à celui de "droits sexuels", de
l'autre côté. Ces deux derniers concepts s'inscrivent de
plain-pied dans la tradition de la santé publique et des droits
de l'Homme. Par ailleurs, le terme de sexologie est de plus en
plus accompagné par le terme de "médecine sexuelle" et on a pu
noter qu'en 2005, lors de la conférence de Montréal, la WAS
(Association Mondiale de
Sexologie) a fait peau neuve en adoptant le titre d'Association
mondiale pour la santé sexuelle. Le même changement de nom est
en cours de discussion au sein de la Fédération Européenne de
sexologie.
Si les mots ont un sens et renvoient à des évolutions des
savoirs et des pouvoirs au sein des institutions, il faut alors
identifier précisément ces évolutions sémantiques et en
interpréter le sens. Pourquoi donc les termes de sexualité et de
sexologie sont–ils actuellement, relativement délaissés au
profit de la santé sexuelle, de la fonction sexuelle, de la
médecine sexuelle et des droits sexuels ? Quels sont les acteurs
et les institutions qui accompagnent ces évolutions ? On observe
ainsi une ouverture dans le sens de la médicalisation de la
sexologie marquée par l'usage du terme de médecine sexuelle,
mais aussi une ouverture vers des dimensions plus politiques
avec l'usage du terme de droits sexuels. Quelles sont les
relations entre ces différentes évolutions ? |
Du
coté de la médicalisation : la médecine sexuelle
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On définit la médicalisation comme
"le fait de définir un problème en termes médicaux, d'utiliser
un langage médical pour le décrire, d'adopter un cadre de pensée
médical pour le comprendre, et d'utiliser des formes
d'interventions médicales pour le traiter” (Conrad, Schneider,
1980). Certains auteurs font la part des choses entre la "sur-médicalisation"
qui implique de distinguer entre médicalisation appropriée et
inappropriée (Tiefer, 1996, Bancroft, 2002), et on peut aussi
parler de "dé-médicalisation" quand une condition quitte le
domaine de la pathologie
(l'homosexualité, par exemple).
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Fonction Sexuelle et Dysfonctions sexuelles
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Aborder la sexualité en termes de "fonction
sexuelle" constitue déjà un choix établi par rapport à d'autres
termes existants tels que la "réponse sexuelle" (Masters &
Johnson, 1966), ou encore la "fonction érotique" définie par
Zwang en 1972 et qui situe bien la différence entre la vie
sexuelle visant au plaisir et à l'épanouissement et la fonction
reproductive. Enfin, dans le domaine de l'épidémiologie et de la
santé publique, mais aussi dans celui de la biologie, on a
plutôt tendance à parler de "comportement sexuel" (Money, Musaph,
1977). Mais actuellement c'est bien le terme de "fonction
sexuelle" qui prédomine, notamment dans les recherches cliniques
et les évaluations de traitements qui servent à établir les
données de la médecine fondée sur des preuves (Evidence Based
Medicine).
Le terme de "fonction sexuelle" permet ainsi de donner un
fondement organique à l'accomplissement de cette activité, et
c'est bien ce terme qui est retenu pour caractériser les
échelles d'évaluation de la fonction sexuelle telles que
l'International Index of Erectile Function (IIEF) qui permet
d'évaluer la fonction érectile de l'homme (Rosen, et al,1997) et
le Female Sexual Function Index (FSFI) qui évalue la fonction
sexuelle de la femme (Rosen et al, 2000). De façon étrange,
c'est à l'aide du terme de fonction sexuelle, qu'on évalue les
dysfonctions sexuelles. Mais le choix d'employer des termes
positifs pour évaluer des incapacités fonctionnelles s'inscrit
dans un courant plus vaste en santé publique. Par exemple, la
Classification Internationale des Handicaps et Inadaptations
(OMS, 1983) a été récemment rebaptisée sous la forme de la
Classification Internationale du Fonctionnement humain (OMS,
2001)
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Sexologie, médecine sexuelle et sexologie
médicale
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Dans la définition historique de la sexologie,
Haeberle et Gindorf ont situé la médecine sexuelle comme un
sous-ensemble de la sexologie, aux cotés de la sexologie
médicale (terme qui semble avoir disparu): "La sexologie,
considérée comme science sexuelle, recouvre un champ plus vaste
que la sexologie médicale ou la médecine sexuelle. Ces dernières
sont des pratiques de haut niveau scientifique qui traitent
surtout des perturbations et des pathologies de la sexualité.
La sexologie médicale est l’un des importants domaines de la
sexologie, au même titre que la sociosexologie, la
psychosexologie, l’ethnosexologie, l’éducation sexuelle, les
différentes formes de conseils et de thérapies sexuels ainsi que
les autres domaines de la recherche et de la pratique
sexologique. Ensemble, elles constituent le corpus de la
sexologie. " (Haeberle, Gindorf 1993). Rappelons par ailleurs
que A. Hesnard a distingué la Sexologie normale en tant
qu'approche fondamentaliste et normative et la Sexopathologie
concernant les déviations et perversions sexuelles (Hesnard,
1933, et rééditions multiples).
Dans cette perspective, l'approche de la fonction sexuelle
relèverait beaucoup plus d'une "sexologie normale" que d'une
médecine sexuelle ou d'une sexologie médicale. |
Généalogie de la Médecine sexuelle
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L'analyse de
l'apparition du terme de Médecine sexuelle fait apparaître qu'il
se situe bien dans le champ des troubles et des dysfonctions
sexuels.
L'International Society for Impotence Research (ISIR), ancêtre
de la Société Internationale de Médecine sexuelle avait pour
objectif "de promouvoir la recherche et les échanges dans la
connaissance de l'entité clinique : impuissance, parmi la
communauté scientifique internationale. L'orientation principale
de l'ISIR vise l’étude scientifique fondamentale de l’érection,
des défauts du mécanisme érectile et des aspects cliniques liés
au diagnostic et au traitement de la dysfonction érectile" (ISIR,
1982). Cette société a progressivement étendu le champ de son
activité en devenant en 2000, l'International Society for Sexual
and Impotence Research (ISSIR) (Perth, 2000) et finalement en
2004, l'International Society for Sexual Medicine (ISSM) (Buenos
- Aires, 2004).
Dans le même esprit, les Consultations internationales qui se
sont tenues à Paris sous l'égide de l'OMS ont d'abord été
centrées sur la dysfonction érectile en 1999 avant de s'ouvrir à
la médecine sexuelle et aux dysfonctions sexuelles chez les
hommes et les femmes (Paris, 1999, 2003). Cette ouverture vers
une "médecine sexuelle" a cependant des limites. La majorité des
articles publiés dans l'International Journal of Sexual Medicine,
qui a pris la suite du International Journal for Impotence
Research, continuent à porter sur les dysfonctions sexuelles.
D'autres domaines pouvant entrer dans une définition large de la
médecine sexuelle tels que les traitements des auteurs de délits
sexuels, ne sont pas représentés dans cette littérature. La
médecine sexuelle n'est donc pas une médecine de la sexualité au
sens large du terme mais seulement une médecine des troubles qui
affectent l'accomplissement de la fonction sexuelle. |
Du
côté de la Santé publique et des droits de l'Homme
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Les définitions de la santé sexuelle ont évolué
au cours de nombreuses rencontres internationales placées sous
l'égide de l'OMS (1974, 1987, 2001, 2003) et d ' autres
organisations internationales. La dernière définition de travail
adoptée par l'OMS en 2003 est la suivante :
"La santé sexuelle est un état de bien-être physique,
émotionnel, mental et social associé à la sexualité. Elle ne
consiste pas uniquement en l'absence de maladie, de dysfonction
ou d'infirmité. La santé sexuelle a besoin d'une approche
positive et respectueuse de la sexualité et des relations
sexuelles, et la possibilité d'avoir des expériences sexuelles
qui apportent du plaisir en toute sécurité et sans contraintes,
discrimination ou violence. Afin d'atteindre et de maintenir la
santé sexuelle, les droits sexuels de toutes les personnes
doivent être respectés, protégés et assurés." (OMS 2003).
Il est tout à fait explicite que la santé sexuelle est
construite en référence à la notion de droits sexuels, ce qui
pose la question de la santé sexuelle, non plus exclusivement en
termes médicaux mais en termes politiques.
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Déclaration des droits sexuels (WAS, Hong Kong,
1999)
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L'association entre la santé sexuelle et les
droits sexuels a été clairement établie lors de l'adoption
solennelle de la Déclaration des Droits sexuels en 1999 par la
WAS à Hong Kong :
"La santé sexuelle est le produit d'un environnement qui
reconnaît, respecte et exerce ses droits sexuels."
La sexualité est une partie intégrale de la personnalité de
chaque être humain. Son plein développement dépend de la
satisfaction des besoins humains tels que le désir du contact,
l'intimité, l'expression émotionnelle, le plaisir, la tendresse
et l'amour.
La sexualité est construite à travers l'interaction entre les
structures individuelles et sociales. Le plein développement de
la sexualité est essentiel pour le bien-être individuel,
interpersonnel et sociétal.
Les droits sexuels sont des droits universels fondés sur la
liberté, la dignité et l'égalité de tous les êtres humains. Le
fait que la santé soit considérée comme un droit humain
fondamental implique que la santé sexuelle est un droit humain
fondamental.
Afin que les êtres humains et les sociétés développent une
sexualité saine, les droits sexuels suivants doivent être
reconnus, promus, respectés et protégés par toutes les sociétés
et par tous les moyens. La santé sexuelle est le produit d'un
environnement qui reconnaît, respecte et exerce ses droits
sexuels." |
De la sexologie à la Santé sexuelle
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L'association entre la santé sexuelle et les
droits sexuels s'est consolidée au cours des cinq dernières
années avec notamment le changement de nom de la WAS qui est
ainsi devenue en 2005 à Montréal,
l'Association mondiale pour la santé sexuelle. Lors de cette
même conférence, la Déclaration de Montréal : "Santé sexuelle
pour le Millénaire" a été adoptée dans les termes suivants : |
1.- Reconnaître, promouvoir, assurer
les droits sexuels pour tous.
2.- Avancer vers l’égalité de genre.
3.- Éliminer la violence et les abus sexuels sous
toutes leurs manifestations.
4.- Fournir un accès universel à une information et
une éducation intégrale de la sexualité.
5.- Assurer que les programmes de santé reproductive
reconnaissent la part essentielle de la santé
sexuelle.
6.- Arrêter et renverser la propagation du VIH/SIDA
et autres infections sexuellement transmises (IST).
7.- Identifier, prendre en charge et traiter les
inquiétudes, les dysfonctions et les troubles de la
sexualité.
8.- Aboutir à la reconnaissance du plaisir sexuel
comme un élément du bien être. |
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Le changement de nom de la WAS consacre ainsi
des évolutions très importantes. Tout d'abord on observe que la
WAS a été créée initialement comme une organisation
professionnelle et scientifique visant à promouvoir les travaux
et les intérêts du groupe professionnel des sexologues et
qu'elle s'est transformée en Organisation Non-Gouvernementale
(ONG) associée aux travaux et à l'agenda politique des grandes
organisations internationales. Cette évolution a été accompagnée
d'une évolution du domaine d'intérêt et du domaine d'activité
des sexologues qui est sorti du champ de la thérapie et de
l'éducation pour aborder de front les questions de santé
publique de politiques sociales et finalement des Droits de
l'Homme.
On a donc affaire à un nouveau dispositif qui
associe :
- des approches cliniques médicalisées des dysfonctions et
problèmes sexuels;
- des approches des problèmes liés à la sexualité et à la
fonction reproductive (MST, procréation, violences, abus,
etc.…);
- une confrontation aux violations des droits et inégalités
structurelles de genre;
- une reconnaissance positive des droits sexuels ;
- une intégration de la sexualité et de la santé dans le domaine
du bien être.
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Santé
sexuelle, médecine sexuelle et sexologie
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L'éclatement des concepts de sexualité et de
sexologie s'est donc opéré dans deux dimensions avec d'une part
le renforcement de la médicalisation de la sexualité et
l'apparition prévisible dans quelques années d'une nouvelle
spécialité médicale dont l'exercice sera le privilège exclusif
de médecins spécialistes. Il s'agit donc d'une médicalisation
dans le double sens d'appropriation du champ de la fonction
sexuelle et de restriction de la pratique au groupe
professionnel des seuls médecins, et voire même des seuls
médecins spécialistes.
Par ailleurs, le concept de santé sexuelle s'inscrit dans la
longue tradition de la sexologie européenne marquée par une
association entre la science, la médecine, l'éducation, la santé
publique qui sont mises au service de l'émancipation des êtres
humains. Il suffit par exemple de constater qu'une chaire
universitaire de santé sexuelle a été ouverte à la London School
of Hygiene and Tropical Medicine, une des plus prestigieuses
écoles de santé publique du monde. Deux nouvelles perspectives
se sont ainsi développées ces toutes dernières années : espérons
qu'elles bénéficient de leurs apports respectifs. |
Alain Giami.
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