Sexologos  n° 24

Mars   2006 

Michel VALIERE

Publications

 

Invariants culturels et sexuels des couples 

 

«Tu m’émeus, dit-elle, quand je te vois faire la vaisselle, et que je suis assise moi, et que je suis bien fatiguée. C’est tellement exceptionnel !»




«Le» couple en questions
Les organisateurs de ces journées, en particulier, madame Nicole Arnaud-Beauchamps, m’ont mis à contribution sur la notion d’invariant (qui s’associe au paradigme des mathématiques). Appliquée au « couple » — mais de quel couple en réalité ? — je ne sais où nous conduirait cette réflexion si ce n’est à chercher, fantasme d’ adolescents, matheux, polars et boutonneux, à vouloir mettre, un soir de libations, l’amour en équation. Équation à X inconnu(e)s dans un premier temps, mais vite ramenée à deux sempiternels inconnu(e)s, inconnus d’eux-mêmes, ceux-là mêmes que le trait du (sort) fatum tente de conjoindre dans une union parfois fusionnelle que l’on veut croire pérenne, inviolable, autant dire mythique.


Comme le posera une informatrice : « La vie de couple : c'est compliqué ! » Compliqué certes, mais une quadragénaire célibataire me soufflera que certaines de ses connaissances «vivent en couple, pour les avantages», avec pour remarque que la «quête d’une âme sœur» explose sur le Net.
De quels avantages parle-t-elle ? Allocations, économie de charges, accroissement de revenus, partage des goûts et passions, sexualité facilitée ou simplement affichée, dire qu’on en a une, comme « tout le monde ». Pour quels objectifs ? Pour l’image positive du couple comme représentation sociale ?
Pour s’émanciper de la famille, rassurer la parenté et le voisinage ?
Pourtant, rien n’est « compliqué » à qui s’en tient à la position exprimée dans le Catéchisme de l’Église de Jean-Paul II (Mame/ Plon, 1992) : «La communauté profonde de vie et d’amour que forme le couple a été fondée et dotée de ses lois propres par le Créateur... Le mariage n’est pas une institution purement humaine, malgré les variations qu’il a pu subir au cours des siècles dans les différentes cultures, structures sociales et attitudes spirituelles.» Il y est précisé ensuite que ces diversités ne doivent pas faire oublier les «traits communs et permanents» : 
- «bien-être de la personne et de la société»
- « prospérité de la communauté conjugale et familiale.»
Où nous retrouvons la quête d’invariants, voire d’universaux... Mais n’y aurait-il de «couples» que dans le mariage romain, bénis de prières et d’épiclèses (invocation de l’Esprit Saint), «spécialement sur l’épouse», comme il l’est précisé (1624-p.345), et au sein desquels s’épanouirait «un amour surnaturel, délicat et fécond».


Poursuivons en considérant le couple du point de vue de la langue, des langues. Terme polynomique, «couple» se décline en vocables comme amis, concubins, copains, époux,
fiancés, pacsés, partenaires (sans compter les acceptions dans les parlers et autres langues de France). Le langage tente de désigner, de décrire une situation sociale duelle qui a pour corollaire, ou effet collatéral, l’union amoureuse, parfois l’amour : amour absolu et indéfectible, passion, en abîme, décalé, durable, éphémère, évanescent, fécond, mutuel, partagé, pervers, vache, jetable... avec une assiette sémantique plus large que celle posée par E. Leach (1910-1989), professeur à Cambridge, comme définition universellement valide du mariage.


Du point de vue anthropologique, le couple est une entité complexe. Ce n’est pas un donné (une marque du Destin apposée), mais un objet culturellement construit, produit
d’une formation aléatoire ou socialement déterminée. Au plan social, le couple (marié) constitue l’élément de base de la famille nucléaire, pour laquelle des anthropologues, tel
George Murdock (1897-1985), avançaient l’idée qu’elle était universelle ; idée battue en brèche si l’on veut bien prendre en compte des sociétés basées sur la polygamie, ou sur la polyandrie, comme celle des Nayar, au sud-ouest de l’Inde. En effet, dans cette culture, les membres du couple ne résident pas ensemble, ne forment pas un «foyer». Et, note Leach, dans cette «caste», le mariage nayar ignore la notion de paternité.
L’enfant se réfère alors aux «partenaires» de sa mère avec des termes qui signifient à peu près «Mon Seigneur». Si l’on voulait impliquer la femme nayar, dans «couple», selon nos catégories, il faudrait alors écrire ce mot avec un «s». Mais, avec ce seul graphème, exit l’idée d’invariant, surtout si une Nayar affiche une préférence pour un homme singulier. Aussi, dans son Anthropologie de la parenté (Paris, Colin, 1996), Robert Deliège, qui n’a pas retenu «couple» dans son index de fin, souligne-t-il (p. 88) l’importance de cet enjeu et se pose-t-il la question de savoir si des définitions transculturelles et comparatives sont possibles, ou si l’on doit se cantonner dans la description de l’unique. Mais il n’y a pas des Nayar partout !
Notion valorisée, «couple» s’inscrit dans un paradigme aux côtés de «famille», «foyer», «ménage», dont il se distingue parce que le sens qui apparaît central semble inclus dans chacun des autres concepts, et parce qu’il connote, à tort ou à raison, des idées de jeunesse sans limite, de sexualité active et durable, voire performante, ainsi que d’entente réciproque, de complicité, d’harmonie. L’écrin contemporain d’Amour.


L’émergence du terme «couple» (vers 1150) fait éclore le sens le plus basique, comme «réunion d’un homme et d’une femme», «groupe de deux personnes, de deux entités».
Vers 1170, apparaît le sens de «lien, attache». Un survol lexicographique permet de suivre le cheminement de ce mot chargé de toutes les ambiguïtés de son histoire. Ainsi, pour Nicot, Thresor de la langue française (1606), couple, est un substantif féminin ainsi défini : «C’est ce qui se consiste en deux ou de deux, ou pour mieux dire les deux choses mesmes, comme une couple de chevaux... Il vient de Copulare, mettre deux choses de mesme espèce ensemble: car on ne dira pas une couple, d’un cheval et d’un bœuf... Couple aussi est une cordelette à accoupler les chiens pour les mener en lesse de deux en deux: de là viennent ces manières de parler en fait de vénerie coupler ou accoupler et descoupler chiens....

 

Aller en couple, c’est aller accouplez, s’entre-tenans de deux en deux. » Ici, le lexème couple ne semble pas concerner les humains, mais les animaux, et son genre est féminin : «une couple». Quelques décennies plus tard il prendra partiellement le genre masculin. D’ailleurs, dans la première édition du Dictionnaire de L’Académie française (1694), couple y est encore féminin : « Une couple d’œufs ; une couple de chapons ; une couple de boëtes de confitures ; une couple de bouteilles de vin.» Il y apparaît une innovation de taille ainsi libellée : «Il se dit aussi de deux personnes unies ensemble par amour ou par mariage, et alors il est masculin.»

Suivent alors des syntagmes de l’époque classique qui nous sont devenus familiers et qui ont gravé dans le marbre les représentations idéalisées du «couple», aujourd’hui
encore valorisées. Appliqué aux humains, «couple» a pris une connotation positive, celle de l’amour, de la beauté, du bonheur, de la foi jurée, de la durée : «Beau couple ; heureux couple ; couple fidelle ; voilà un beau couple d’amants ; ce seroit dommage de séparer un si beau couple.»
À cela s’ajoutent les dérivations accoupler et accouplement pour désigner la «conjonction du masle et de la femelle pour la génération.» L’exemple associé affiche des couleurs poitevines : «Ce mulet est né de l’accouplement d’un asne et d’une cavale.»
Vient ensuite à titre de synonyme d’accouplement, copulation. s. f : «Il a la dernière signification d’Accouplement, et se joint presque tousjours avec charnelle. Il y a eu copulation charnelle entre eux deux. La copulation charnelle est defendüe hors le mariage.»
Dans son Dictionaire critique de la langue française (Marseille, Mossy 1787-1788), Jean-François Féraud, rappelle que couple est masculin et féminin : masculin quand on
parle de deux personnes unies par amour, ou par mariage ; féminin quand on parle de choses inanimées et de certains animaux.
La huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française, (1932-vol. 5) confortera et stabilisera ces usages. En revanche, le moderne et prestigieux Trésor de la Langue française (CNRS), manifestera plus d’audace en élargissant le sens dans ses exemples.
«Ensemble de deux personnes unies par les liens de l’amour, du mariage. Heureux couple; un couple sans enfants. La promenade sentimentale du couple Taine (Goncourt, Journal, 1881, p. 104) ; Dès qu’il y a un troisième dans un couple : c’est le cocuage (Queneau, Pierrot, 1942, p. 185).
«Dans un ménage, quand on s’entend bien, qu’on a très longtemps vécu ensemble, (...) on se sent liés par des sentiments profonds, une espèce d’entente sans explications, intérieure, inconsciente, (...) C’est ça qui fait qu’on forme un couple» (R. Martin du Gard, Confidence africaine, 1931, p. 1122).


Le couple : deux êtres dans le maelström ?
Considérons deux personnes : soit deux femmes, et soit, par substitution linéaire des deux termes de la même forme, deux hommes, ou soit, par substitution d’un seul terme, un homme et une femme, et soit par analogie, une femme et un homme ; ajoutons à cela une part de hasard dans les rencontres, choix déterminé par l’efficacité symbolique d’une formulette incantatoire «Je te plais ? / Tu me plais !», et voilà «inventé», mis en scène, adoubé, le couple dans son acception générale.
Regardons du côté des couples eux-mêmes qui ont la volonté extérieure de s’afficher . Il y apparaît une face ostentatoire et publique, provocatrice parfois, quand le bonheur s’étale, ou même la discorde.

Mon ouvrage-témoignage, Amours paysannes (Stock, 1980 ; Geste éd., 2004), relate le naufrage d’un couple, régulièrement constitué avec l’assentiment du père de la jeune fille ; un mariage chrétien. Celui-ci relevait d’une génération d’entre les deux guerres qui vivait dans les terres bocagères du Centre-ouest. Comme, en dépit d’une situation calamiteuse, le mariage ne fut pas dissous par un divorce, la vie sous le toit devint infernale et atypique. Il abritait un trio où un mari éthylique fut passé par pertes (et pas par profits !) mais où un «ami», substitut du mari exclu, redonna sens à la vie de cette femme hors normes qui brava avec impudence son environnement humain en en transgressant la plupart des interdits. En fait, un nouveau couple venait d’éclore qui durera jusqu’au décès d’un des deux partenaires (le mari ayant disparu bien avant d’ailleurs). Ainsi, ce n’est pas le mariage, bien au contraire, c’est une situation de contre-culture, de contestation de l’ordre dominant, qui aura ouvert la voie à la jouissance et peut-être au bonheur, dans sa précaire et toute rustique simplicité.


Un demi-siècle plus tard, sur les mêmes terres, une jeune femme, la trentaine, qui a l’expérience de plusieurs années d’union libre, mais aussi celle de plusieurs séparations,
exprime sa vision du couple avec pour formule initiale : «À mon humble avis... ». Cette précaution oratoire sur un mode d’atténuation marque autant sa difficulté à se positionner sur la définition du couple, avec ses objectifs, son idéalisation, qu’à accepter ses propres expériences comme variantes possibles de la vie à deux. Ainsi confiera t elle : «Le contrat de mariage ou de Pacs, ou tout autre preuve d'engagement, ne suffit pas à créer, à former le couple. L'engagement ne forme donc pas le couple.» Autrement dit, un cadre juridique, un cadre religieux, une situation économique ne sauraient à eux seuls sceller le sort d’un homme et d’une femme. Elle poursuivra : «ni les relations sexuelles, même exclusives, ni le fait de vivre ensemble le quotidien ! Mais c’est à partir de cet engagement et de cette vie au quotidien que la relation commune peut donner naissance au couple. Combien de temps faut-il ? Peut-être toute une vie. Pour apprendre à "aimer l'autre" et non plus à être "amoureux" de l'autre. Un "couple" qui se sépare, qui divorce, c'est un couple qui n'a pas réussi à devenir , à être, à éclore... un couple impossible et qui n'existait finalement pas.»

 

Former un couple, c'est une question de choix que les individualités prennent. Sans certitude de réussite. Le choix d’être fidèle, de partager avec l'autre, de vivre ensemble, d’être là pour l'autre. Ce choix assumé, c'est la garantie de rester libre dans l'engagement, d'aimer l'autre en restant fidèle à soi-même. Il est souvent plus facile de "quitter", de partir, que de rester.» Elle confie son idéal : «Un couple tel que je l'envisagerais : deux personnes qui ressentent tendresse, confiance, enthousiasme l'une pour l'autre, y compris dans ce qu'elles ont de défaut. Avec un premier acte assez "fort" pour envisager une vie à deux.» Elle conclura avec cet aphorisme : « Le couple, c'est celui qui peut tout se dire et continuer à se comprendre. C'est celui qui se séduit encore et a toujours envie.»
On aura noté que le couple peut se construire «par amour» ou «par mariage», chrétien ou non. Comprenons : par inclination «naturelle», tel le «coup de foudre», irrésistible parce que l’on ne sait pas d’où il arrive, ou par une négociation sociale (précédée parfois d’un mariage à l’essai, pour s’assurer de la fertilité réciproque) ayant abouti à la conclusion d’un hyménée avec ses fastes : le «mariage de raison». C’est celui-ci qui associera deux «maisons», en en définissant droits et devoirs, dans l’intérêt bien pensé des deux parties, gage de la survie des deux «lignées» représentées chacune par l’un des segments du «couple». Le couple deviendra ainsi fondateur d’une «famille», inscrite, au passé comme au présent et riche d’un avenir aléatoire, dans «son» histoire sociale, celle de toutes les sociétés humaines qui se produisent, puis se reproduisent, ad libitum, avec leurs images et les représentations qu’elles ont d’elles-mêmes, mais aussi d’autres modèles qui s’actualisent dans des cultures, parfois éloignées, mais que les contingences géopolitiques, économiques viennent à rapprocher.
Ajoutons que si, par hasard, ou par miracle, dans un « ménage », l’amour est au rendez-vous, tant mieux. On parlera alors pour les conjoints (s’ils sont mariés) ou pour les partenaires (s’ils sont liés par un pacs, ou par une déclaration de vie commune), de «couple solide», de «beau couple», ou même de «joli couple» dont l’exemple servira longtemps de légitimation à ce modèle social.


Mais qu’en est-il au-delà de ce regard externe ? J. Chaumeron, à ce sujet, m’a adressé une réflexion, d’esprit lacanien : «Une culture en tant qu’elle, règle les rapports entre l’homme et la femme n’est rien d’autre que le réseau par lequel la satisfaction est différée. Un obstacle est requis pour augmenter la libido, et quand les obstacles naturels à la satisfaction n’ont plus suffi, de tout temps les hommes ont érigé des résistances conventionnelles pour pouvoir continuer à jouir de l’amour.» Au fond, si l’on entend bien, peu de choix s’offrent : soit sublimer / soit transgresser afin d’en jouir ? Peut-être seraient-ce là les deux seuls invariants.


Plus prosaïquement, et Dieu sait si le public est friand de ces représentations théâtrales, «vaudeville et boulevard», les voies du cocuage s’ouvrent impériales, du moins deviennent impérieuses, donnant ainsi naissance à de nouveaux couples, d’une toute autre facture, où tout pourrait encore recommencer, du moins feint-on de le croire ? On entre alors dans une problématique (revenons aux mathématiques) à trois, peut-être quatre, voire plus, inconnu(es). La vie ne suivra plus alors son cours de «long fleuve tranquille», mais empruntera, pour l’épouser, le lit du fleuve «Cocyte» dont on n’a pas oublié qu’il environnait, avec d’autres, les enfers de notre mythologie
méditerranéenne !

Ainsi, entre idéal du couple et couple idéel, le ballottage se fait dangereux ballottement : Fluctuat et mergitur ! «Un couple éternel, c’est bizarre, il doit devenir famille. Un couple, c’est un stade social : l’antichambre (sic !) de la famille» ai-je noté d’une de mes informatrices. J’ai été sensible à cette irruption du mot antichambre, posé là, entre «couple» et «famille» (chacun le désarticulera selon ses propres désirs). Le couple sombre alors vers un autre concept et prendra son nom sacrificiel de ménage. Lieu de toutes les ignominies et petites bassesses, le ménage se réduit alors à un organe de la consommation sanctifié par toutes les grandes surfaces du monde. Le lit conjugal (notons le sens caché et profond : avec / sous le même joug, pièce de bois à deux places où l’on attelle deux bœufs, des taureaux castrés, ou deux vaches encore assez
fortes), y perd sa poésie paradisiaque, j’allais dire orgiaque, pour se faire alors trivialement ( je cite encore une informatrice quinquagénaire, experte en plaisanteries graveleuses) : «champ de tir». La chambre à coucher se spécialise alors en lieu d’exercice d’une «mécanique génitale», avec ses temporalités, ses rythmes, ses périodes, ses fréquences, ses points de rebroussement, ses inversions (les mathématiques, toujours !), mais aussi ses faiblesses humaines, ses ratés, ses failles, ses dérapages, ses manques et ses manquements... Les ménagères de moins de cinquante ans s’y métamorphosent en cibles. Par priorité : cibles des opérateurs, avec leur marketing obsessionnel. On y lave en famille, entre autruches et gribouilles, un
linge sale plus blanc que blanc, on se déchire devant un écran cathodique d’où la mort et l’amour, parfois même l’argent, dégoulinent entre deux clips.

Si invariants il y a, alors faudra-t-il les rechercher chez Dame Nature, et non dans des sociétés humaines et concrètes ; encore à la condition d’accepter la sexualité comme une et le couple hétérosexuel comme combinaison unique et minimale, seule à même d’ assurer la conservation des graines et de l’espèce ! Avec alors pour corollaire, la con-fusion des psys/sexologues et des gynécos/obstétriciens, le développement de la maïeutique, le triomphe et l’assomption des matrones antiques.


J’ajouterai, en conclusion, un questionnement que je partagerais volontiers avec J. Chaumeron : en sexologie, n’y aurait-il pas, parfois, une naïveté à «ne penser la sexualité que sur son versant immanent, avec pour seul garant de cette immanence, le couple ? » 

 



Michel Valière, ethnologue.

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