Sexologos  n° 19

Juillet   2004 

Alain GIAMI

 

Publications

 

 

Santé Sexuelle et
Reproductive et Genre


 

Introduction

 

Qu'y a t-il de commun entre la pilule contraceptive, le préservatif et les médicaments de l'impuissance masculine ? La pilule et les médicaments des troubles sexuels sont des produits de l'industrie pharmaceutique. Le préservatif relève d’une technologie déjà ancienne produite par l'industrie du caoutchouc. La pilule contraceptive et les traitements par voie orale de l'impuissance masculine résultent, pour leur part, de découvertes scientifiques et d'innovations techniques. Leur utilisation est fondée, à des degrés divers, sur la notion de gestion individuelle du risque (risque de grossesse, risque d'infection, risque de panne sexuelle), qui suppose l'information des personnes et leur prise de responsabilité.
Selon une telle conception, ces objets techniques tendraient à favoriser la gestion rationnelle de la vie sexuelle. Apparaît également une dimension éthique, dans la mesure où l’éventualité du recours à ces objets place les personnes face à une décision qui les engage personnellement et qui engage aussi leur partenaire.

Au delà de leur dimension technique et de leur efficacité, ces objets sont porteurs d'une symbolique culturelle qui dépasse de loin leur qualité d'objet technique. La pilule contraceptive a été le symbole de la "libération sexuelle" et de la libération des femmes et le Viagra TM, qui vise à rétablir une "fonction sexuelle naturelle" chez des hommes atteints de dysfonction érectile, a été considéré comme le symbole d'une nouvelle "libération sexuelle". Le préservatif reste, pour sa part, le symbole de la prévention du sida. Ces trois objets exercent une efficacité symbolique sur le déroulement des relations sexuelles, dans la mesure où ils contribuent, chacun de façon spécifique, à l'élaboration de scénarios du rapport sexuel et attribuent aux partenaires (à l'homme et à la femme) des rôles précis. Les significations attribuées à ces objets sont fondées sur des représentations de la sexualité masculine et féminine, sur une certaine idée de la différence des sexes en matière de sexualité et de procréation et sur des conceptions des rapports entre les sexes.

 

 

La sexualité libérée

 

La pilule contraceptive a eu pour effet de "libérer" efficacement l'activité sexuelle des contraintes procréatives qui pesaient sur celle-ci. Mais la principale nouveauté de la pilule a été de placer durablement la responsabilité et la pratique de la contraception sous le contrôle des femmes, à tel point que l'on parle désormais de l'irresponsabilité des hommes en ce domaine. La pilule contraceptive a eu comme effet de dissocier la pratique contraceptive de la scène et du moment même de l'activité sexuelle, d'instaurer des périodes prolongées d'infertilité ainsi qu'une disponibilité permanente pour des rapports sexuels inféconds. La majorité des méthodes contraceptives non médicales, et, notamment, le retrait (coït interrompu) utilisées précédemment nécessitaient, au contraire, une préparation et une organisation des rapports sexuels qui intervenaient sur le déroulement de son scénario.
L'utilisation de la pilule a bouleversé fondamentalement le déroulement de l'acte sexuel et modifié le rôle des hommes et des femmes dans la gestion de la procréation. La pilule contraceptive a contribué à renforcer la responsabilité et surtout l'initiative des femmes en matière d'utilisation de moyens contraceptifs et d'activité sexuelle. La pilule peut être utilisée en l'absence de toute négociation entre les partenaires et parfois à l'insu de l'homme, ou en l'absence de son consentement. Inversement, l'abandon de l'utilisation de la pilule peut aussi relever de la seule décision ou responsabilité de la femme. La comparaison entre le Rapport Simon de 1972 et l'enquête Analyse des Comportements Sexuels en France (ACSF) de 1993 met par ailleurs en évidence qu'au cours des vingt années qui ont suivi l'apparition de la pilule contraceptive, les femmes ont progressivement pris l'initiative des rapports sexuels et de certaines pratiques sexuelles. On n'a pas fini de s'interroger sur le fait que la pilule a été mise sur le marché à la même époque où la théorie de l'orgasme naturel de Masters & Johnson a été diffusée.
Comme si, il avait fallu attendre la pilule pour l'orgasme devienne une réalité pour l'ensemble des hommes et des femmes.

 

 

La sexualité protégée

 

Le modèle de la "sexualité protégée" ne résulte pas de découvertes scientifiques, mais de la survenue d'une épidémie qui a été attribuée initialement à des "styles de vie" sexuels et notamment homosexuels. Ce modèle a été développé à partir de la mise en place des stratégies de prévention principalement fondées sur l'utilisation de préservatifs. Cela a introduit de nouvelles modifications dans les représentations sociales de la sexualité, la pratique des actes sexuels et les relations entre les partenaires. Un nouveau modèle de l'activité sexuelle s'est alors imposé, accordant une importance majeure aux pratiques et comportements à risque et notamment les pratiques anales, les relations homosexuelles et le multipartenariat – pratiques et situations peu impliquées dans la sexualité reproductive et laissées de côté dans le contexte de la contraception. 

L'utilisation du préservatif comme "moyen de prévention" n'a cessé d'augmenter au cours des années quatre-vingt-dix, dans les situations considérées comme potentiellement à risque, c'est-à-dire lorsque l'interaction se déroule entre des "nouveaux partenaires" ou pour les personnes qui ont de multiples partenaires. Le préservatif s'est imposé comme la  seule méthode disponible pour éviter la contamination par "voie sexuelle". Dans la majorité des pays industriels, la pratique du safer sex s'est imposée, avec ou sans l'utilisation du préservatif. Les pratiques sexuelles ont été catégorisées et distinguées entre pratiques sexuelles protégées ou non protégées.

Par rapport à la pilule, l’utilisation du préservatif revient à réintroduire un geste et un objet technique visibles au moment de l'acte sexuel. Son utilisation – ou sa non-utilisation – ne peut être dissimulée et doit donc être négociée par les partenaires, explicitement ou implicitement. Les désaccords que cette situation est susceptible de générer entre les partenaires peuvent conduire soit au refus de l'un des deux de poursuivre l'interaction, soit à une modification du scénario "libéré" du rapport sexuel. Il s’agit, par exemple, de l’abandon des actes sexuels insertifs, potentiellement à risque de contamination, principalement pour le (la) partenaire réceptif. En cas d'accord entre les partenaires, le scénario du déroulement de l'acte sexuel est modifié par la pose du préservatif par l'homme ou la femme. Une multitude de scénarios peuvent être alors ébauchés afin de trouver le meilleur moment pour mettre le préservatif. Le préservatif est souvent désigné comme "préservatif masculin" alors que sa fonction est de préserver aussi bien l'homme que la femme des risques liés à l'activité sexuelle. Cette désignation souligne l'attribution de responsabilité et de contrôle à l'homme. La protection contre les risques a pris la première place comme préoccupation majeure de l'activité sexuelle.

 

 

La sexualité fonctionnelle de l'homme 

 

Au cours du printemps 1998, de nouveaux discours publics sur la sexualité se font entendre, qui créent une rupture avec le discours devenu dominant de prévention du sida. Le discours préventif visait d'une certaine façon à restreindre l'activité sexuelle. La perspective de la mise sur le marché du ViagraTM entraîne un renouvellement des questionnements publics sur la sexualité et l’on assiste au retour de l'optimisme sexuel, de la rhétorique de l'épanouissement sexuel, de la "restauration d'une activité sexuelle normale" et même d'une nouvelle "révolution sexuelle", comparable à celle qu’aurait généré l'apparition de la pilule contraceptive.
Les discours de la prévention du VIH avaient principalement porté sur l'activité sexuelle des "jeunes", des multipartenaires, des homosexuels masculins et des pratiques sexuelles à risque (telle la pénétration anale) et visé à la réduction de ces différentes pratiques. Dans les discours développés dans le contexte du ViagraTM, il est question des hommes âgés (de plus de quarante ans), du couple stable hétérosexuel et de la pénétration génitale, et de la stimulation de cette pratique dans le cadre du couple. La problématique de la prévention du sida visait à établir des contrôles restrictifs et à réduire sinon à encadrer une activité sexuelle placée sous le signe de l'excès et de la promiscuité, et se félicitait de la réduction du nombre de partenaires.
Le ViagraTM (entendu comme phénomène culturel et symbolique) génère désormais des discours qui laissent entrevoir l’augmentation de la fréquence de l’activité sexuelle et la disponibilité sexuelle retrouvée – de l'homme cette fois-ci. Deux approches de la sexualité qui s'ignorent mutuellement et qui apparaissent en dernière analyse complémentaires. D'un côté donc, le couple conjugal hétérosexuel et de l'autre, les activités extra conjugales. Le risque de l'impuissance guette la sexualité conjugale alors que celui des maladies sexuellement transmissibles et du sida menace la vie sexuelle récréative et extra conjugale.
Le ViagraTM présente beaucoup plus d'analogies avec la pilule contraceptive. Ces deux objets sont issus de la recherche scientifique et médicale la plus innovante et leur promotion est soutenue par l'industrie pharmaceutique. Bien que la "pilule bleue" ait acquis une immense notoriété, le ViagraTM ne fait cependant l'objet d'aucune propagande institutionnelle de santé publique, contrairement au préservatif. Les auteurs du premier article scientifique qui a établi l'efficacité et l'absence de risques de ce produit écrivent que "le sildénafil améliore la fonction sexuelle des hommes ayant une dysfonction érectile", qu'il est supposé "restaurer la réponse érectile naturelle à une stimulation sexuelle et ne pas susciter d'érections en l'absence de telles stimulations". Parmi les qualités que l’on prêtait déjà au ViagraTM , ces auteurs soulignent en outre qu'il permet une "administration discrète par rapport à la partenaire". Avec ces médicaments, la disponibilité de "l'homme dysfonctionnant" devient permanente, à condition qu'il n'oublie pas de prendre un "traitement" qui peut être absorbé à l'insu de sa partenaire.

 

 

La sexualité fonctionnelle de la femme

 

Il est tout à fait significatif que les premiers médicaments censés traiter les troubles sexuels et stimuler l'activité sexuelle, ont été élaborés pour les hommes et non pour les femmes. La conception de ces médicaments, de leur principe actif, mais surtout de la communication publique dont ils ont fait l'objet, est fondée sur l'idée selon laquelle la sexualité masculine est principalement déterminée par des processus biologiques et physiologiques plutôt que par des processus psycho-sociaux ou relationnels.
Cette conception témoigne d'une rupture d'avec les conceptions psychologiques et psychanalytiques de la sexualité qui ont dominé la deuxième moitié du XXe siècle. Par contre, le développement de nouvelles conceptions des troubles sexuels féminins (FSD) fondé sur une approche physiologique de la fonction sexuelle féminine, a suscité de très fortes réticences. Comme si, il était encore impossible de concevoir que la sexualité féminine est aussi portée par des forces biologiques, et pas uniquement par les émotions, les sentiments et le contexte relationnel. 

Alain GIAMI
INSERM - U 569
Equipe : Sexualité, Société, Individu

 

 


 

Une version plus développée de ce texte est à
paraître dans la "Revue d'Epidémiologie et de
Santé Publique" (Automne 2004)

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