Sexologos  n° 19

Juillet   2004 

Arnaud SEVENE

 

Publications

 

 

DE LA PENSÉE A L’ACTION 
EN SEXOLOGIE 
 

L'objectif de cette communication est de s'interroger sur certaines des motivations qui peuvent influencer tant la position et les réactions du patient que notre conduite thérapeutique dans le cadre de la prise en charge d’un trouble sexuel par un médecin généraliste sexologue, ce qui correspond à ma pratique.



J’ai pris pour cela le support d’un cas clinique. Il s’agit d’un patient marié et père de deux enfants qui m’a été adressé par un confrère. Je vais voir ce patient 15 fois au total sur 3 ans.

Il présente, dit-il, une impuissance avec une absence totale d’érection depuis un an. L’envie est présente. En fait son histoire remonte à 20 ans alors qu’il consultait pour une EP primaire pour laquelle il a consulté de nombreux sexologues et suivi la plupart des modes de thérapie envisageables, sans succès. Il y a 5 ans il a également consulté un urologue pour sa DE qui a réalisé un écho-doppler sans IIC.
L’urologue a conclue à une dysérection d’origine psychogène compte-tenu des troubles anxieux du patient et de facteurs conjugaux conflictuels. Le patient est finalement mis sous IIC (PG + papavérine) puis plus tardivement sous Sildenafil associé à des IIC de prostaglandines mais avec des résultats médiocres. La partenaire a réalisé de son côté une psychothérapie et ils ont aussi suivi une thérapie de couple.

Au cours des deux premières consultations je note :
• Sa méfiance
• Son agressivité plus ou moins contenue
• Sa souffrance : il n’hésite pas à évoquer qu’il a parfois songé au suicide, qu’il ne peut pas envisager se passer de sexualité " Ne plus avoir de relation sexuelle, c’est détruire ma vie ". Il y a dans sa demande de " fonctionnalité " une obstination à vouloir changer une réalité qui est à l'origine d'une angoisse insoutenable.

Ça, c’est la façon dont je vous le raconte maintenant. En réalité, je devrais plutôt vous le présenter comme je l’ai vécu, c’est à dire :
• Je sens que je ne lui inspire pas confiance
• Je me sens agressé
• Ce que je perçois de sa détresse me touche.

Je suis donc d'abord submergé par ces émotions là, ma pensée est figée, et c’est probablement pour cela que je suis incapable d'élaborer une stratégie claire de prise en charge pour ce patient. Je suis d'autre part très circonspect sur l’aide que je vais pouvoir lui apporter :

Dans ces premiers méandres de la pensée à l’action, c’est d’abord l’inaction, c’est à dire l’impuissance de mon patient qui me paralyse, qui paralyse ma capacité à penser. Et par sagesse… ou par prudence je me prépare… à l’impuissance.
Alors dans ces situations, j’ai mis en place une parade : je réalise un examen clinique rigoureux. On pourrait d’une certaine façon parler d’activisme puisqu’il s’agit bien d’un mécanisme de défense qui me permet d’éviter d’être confronté à ma difficulté mais avec la nuance que ce serait un activisme volontaire en quelque sorte.

Dans ces cas, mon examen est encore plus rigoureux qu’à l’accoutumé, et je m'attache particulièrement à la précision de l’interrogatoire sur la fonction sexuelle et à l’examen clinique en essayant de rester vierge de toute l’imprégnation qu’ont laissée mes différents collègues. Ce n’est pas seulement un évitement de l’inéluctable (c’est à dire je ne suis pas capable de le traiter) mais je conserve le souvenir amer d’une erreur diagnostique entretenue par les affirmations de mes précédents collègues. Cela m'avait conduit à une léthargie intellectuelle m’empêchant de reconsidérer une hypothèse fausse alors que l’échec thérapeutique persistant aurait dû me conduire à me remettre en cause bien plus tôt. Persevere diabolicum…
Le troisième rendez-vous consacré à l’examen physique va s'avérer parfaitement normal sauf l’interrogatoire qui m’apprend deux choses :
Que son père était impuissant et sa mère se plaignait de ne pas avoir de relations sexuelles
Et la seconde chose, que des érections sont bien obtenues sous IIC associée au Sildenafil mais elles chutent rapidement dès que le patient passe en position allongée. Cela évoque donc fortement une fuite veineuse.

Dans un premier temps il y a donc eu une phase où la pensée était inhibée ou parasitée et il s'en est suivi une action détournée, quasi stratégique.

Le deuxième couple pensée/action est relatif à l’utilité d’explorer les dysérections. L’attente des médecins est celle d’avoir un traitement efficace quelle que soit l’origine de la dysfonction, permettant ainsi de faire l’impasse des explorations complémentaires et de traiter d’emblée. Hors ce qui me pose question, c’est ce que les médecins attendent du traitement.
Pour la dysfonction érectile, on a vu ce matin dans la communication de Pierre DESVAUX que les médecins ne se préoccupaient pas de la réactivité à des stimuli c’est à dire niaient l’autre, la partenaire. Outre l’intérêt médical, comme cela a bien été souligné par Pierre, il me semble que la détermination du champ dans lequel le patient développe son trouble, psychogène ou organique, modifie son rapport à la dysfonction. Ainsi le seul fait de prouver au patient qu'il a des érections nocturnes de bonne qualité peut lui permettre d'accepter l'idée d'une cause psychogène. Il n'est pas non plus inutile pour le thérapeute que je suis de connaître également mon champ d'intervention. Alors suis-je dans l’abus ? Je ne sais pas, mais je crois et je conçois la sexologie comme une pratique qui nous pousse à maintenir ouverte les portes d'une médecine éclairée sur le sens du symptôme.

Pour notre patient l'exploration rigidimétrique des érections nocturnes permet de retrouver des érections de bonne qualité, avec une rigidité  maximale non perturbée mais de courte durée et instables ce qui est compatible avec l’hypothèse de fuite veino-caverneuse (bien que le stress puisse également en être la cause).

La cavernosonographie est très en faveur d'une nette incompétence cavernosoveineuse.

En conclusion il existe une nette participation veineuse au syndrome érectile.


Le troisième couple pensée/action est encore une interrogation sur nos attitudes en face des systèmes de pensées organisés que sont nos consensus réels ou informels. En effet, nous savons ou croyons savoir que les résultats des interventions sur les fuites veino-caverneuses sont très décevants et l’idée prédominante est qu'il ne faut plus opérer. Ce cas va cependant faire l’objet d’une confrontation entre sexologue, andrologue et chirurgien urologue.
Compte-tenu de l’importance de la fuite et du fait que ce patient ne peut plus avoir d’érections satisfaisantes même sous IIC associée un IPDE, on décide d’intervenir avec l’accord du patient qui est largement informé des résultats très aléatoires de ce type d’intervention. L’objectif est de tenter d’obtenir des érections satisfaisantes par IIC.

Ceci va effectivement être obtenu mais c'est alors que la problématique de couple redevient prédominante : d’un côté l'homme qui revendique une sexualité et qui reproche à sa partenaire son absence de désir, de l’autre l’épouse qui présente une inhibition de son désir sexuel et qui reproche à son mari son insistance et son agressivité. Chacun convient cependant des difficultés posées par l’éjaculation prématurée.


4
e couple pensée/action :
dans ce contexte le patient envisage une action. Il me demande "s'il ne ferait pas mieux de la quitter ou de la tromper plutôt que d'accepter cet état". Quel est le sens de sa demande ?
Tester ma propre conviction sur la possibilité d'une guérison? Chercher mon assentiment pour un désir qui est le sien (mécanisme de type projectif ) : la tromper ou la punir? Ou bien éviter l'angoisse de ce qu'il vit comme un rejet ? Le passage à l’acte serait là aussi une forme d’activisme permettant d’éviter l’insupportable blessure narcissique liée au rejet de son désir ou de ne pas être désiré.

Il me propose aussi l’impasse suivante : soit vous pouvez me dire qu’elle retrouvera des envies sexuelles et je reste avec elle, soit vous me dites que ce n’est pas possible, auquel cas c’est insupportable à vivre et je dois me séparer.
Alors?
Ainsi parce que ses désirs sont profondément ambivalents, je sens inévitablement que je lui ferais défaut, que je ne pourrais pas lui donner ce qu’il veut et je suis renvoyé à ma culpabilité " au fantasme omnipotent que la vie peut être totalement gratifiante et dénuée de tout conflit "(Searles).


Chez ce patient la pensée est parasitée par ses émotions. Son système cognitivo-conceptuel est supplanté par le contexte émotionnel au profit d'un certain nombre d'activités motrices ou physiologiques. Il est incapable de gérer sa frustration (agressivité). Il privilégie l’action sous forme de colère, de mauvaise humeur ou de demandes réitérées jusqu’à rendre le climat insupportable pour son épouse qui se sent culpabilisée et qui cède pour avoir la paix. A noter que ce fonctionnement a moins d’emprise sur son épouse depuis qu’elle a suivi une thérapie. Alors bien sûr ce système permet à son mari d'éviter de se confronter avec ses émotions internes mais en contre partie il est inopérant à s'interroger sur le sens du manque de désir de son épouse et pour sa part elle vit leur relation comme privée de sentiments ce qui entretient le manque de désir.

Alors que faire de sa colère ? Faut-il le laisser l'exprimer considérant qu'elle a un sens et qu'elle est aussi un message destiné à l’autre ou faut-il faire en sorte qu’il puisse mieux la contenir pour en supprimer les effets négatifs?

En fait sous traitement antidépresseur, le patient va diminuer considérablement son niveau d’angoisse et se sent plus dynamique. La situation conjugale va nettement s'améliorer et le patient commence à décrire des érections spontanées.


Pensée / action :
Mais cette réussite ne va pas durer car le patient abandonne l'antidépresseur en raison d'une allergie. Les consultations suivantes consistent en une série de modifications thérapeutiques : je jongle avec différents antidépresseurs ou médicaments érectogènes en fonction des échecs répétés des érections, de l’EP ou de l’agressivité. Je vous avoue que je ne suis pas surpris mais je me demande à nouveau si je dois m’entêter encore?


Néanmoins deux évènements méritent d’être signalés :
• Le patient n’est plus dans le déni : il ne refuse plus la réalité du fait que sa femme puisse ne pas répondre au même désir que le sien.
• Je lui annonce le nouveau tarif de mes consultations : cela m’est un peu difficile d’autant que je le perçois encore comme méfiant, voire agressif à mon égard. Finalement j'ai l'impression d'avoir une dette (celle des éches successifs des thérapies de mes collègues) et je reste inquiet de la valeur de ma prestation : la question qui se pose à cette occasion résume cette interrogation constante depuis que je le prends en charge : suis-je en train de le voler ? Autrement dit, ai-je les compétences pour le  traiter. Bref je suis encore renvoyé à mon fantasme de totipotence.


Dernière consultation :
Le patient a pris rendez-vous après 4 mois d'absence. Je sais qu’il ne sera pas satisfait et qu’il va falloir que j’affronte son mécontentement, son agressivité et mon impuissance.
Alors action : Je mets en place mes défenses : relire le dossier, me convaincre qu’il est en face de son problème et que je n’y peux rien, que son agressivité ne s’adresse pas à moi mais n’est que l’expression de sa souffrance.

A ma grande surprise, il m'annonce que les érections et le délai d'éjaculation sont satisfaisants ainsi que le climat conjugal (statu quo). Ce patient qui a finalement décidé "de me faire plaisir" est revenu me voir il y a quelques jours et les résultats persistent (nous sommes à deux ans de son intervention).


En conclusion :
J'ai cherché à montrer comment les modes de pensées tant du patient que du thérapeute régissaient nos actes. Faire de la sexologie en médecine générale est une voie peu habituelle car il ne s'agit pas seulement de chercher à éliminer un symptôme, il ne s’agit pas nécessairement d’en décrypter le sens, mais il nous faut en tout cas nous interroger en permanence sur la valeur ou les motifs de nos choix comme de ceux du patient.


Il nous faut aussi accepter l'idée de compromis ou d'échec jusqu'à en être réparé par le patient lui-même.

 

 


Dr Arnaud SEVENE

 

 


 

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