Sexologos  n° 14

Janvier   2003 

CHAUMERON   Jacques

Publications

 

La pornographie : 
à la limite des images.





Godard , ce maître de l’image disait il y a quelques années : “Il y avait la civilisation athénienne, il y a eu la renaissance, et maintenant on entre dans la civilisation du cul”; prédiction provocatrice de cet empêcheur de tourner en rond qui promeut le cul au rang de civilisation en regard d’Athènes et de la renaissance, ou constat d’un pessimiste devant ce qui serait déliquescence et décadence?


Quand j’ai souhaité porter mon intérêt sur la pornographie et ses images, j’ai pensé à ce patient que je voyais quelques années plus tôt en thérapie. La cinquantaine élégante et distinguée, toujours bien mis dans des costumes aussi impeccables que le nœud de sa cravate, mince au visage anguleux, au sourire discret et poli, ce magistrat représentait parfaitement une bourgeoisie catholique tel que mon Poitou natal sait encore la générer. Chef d’une famille nombreuse où le vouvoiement reste la règle, élevée à l’ombre de l’église et au rythme des bénédicités, actif dans la vie de sa paroisse, ayant ses entrées à l’évêché, ce personnage à la Mauriac avait souhaité me consulter devant les conflits de plus en plus fréquents qui l’opposaient à certains de ses enfants maintenant adolescents. La rigueur toute janséniste de l’éducation qu’il leur prodiguait, si elle s’accordait à son histoire et son obsessionalité, se heurtait aux frémissements revendicatifs de ses enfants qu’il disait pourtant irréprochables et n’était pas sans incidence sur l’harmonie de son couple. L’épouse, lasse sans doute d’être l’âme du foyer prenait, plus souvent qu’à son gré, fait et cause pour les enfants. Le dernier échange en date, on s’en doute à fleuret moucheté, mais néanmoins celui qui le décide à demander de l’aide, oppose Monsieur et Madame sur les trajets scolaires de leur progéniture. J’apprends ainsi que Monsieur depuis quelques années (en fait depuis que le premier enfant a quitté le cycle primaire pour être scolarisé dans une institution du centre ville) s’oblige à faire matin et soir le chemin de la maison familiale au collège pour déterminer le parcours que devaient emprunter le et plus tard les enfants jusqu’à leur école et inversement. Je n’ai sans doute pas pu cacher ce jour là mon étonnement devant cette exigence qui le mettait dans les rues de la ville dès 7 heures du matin et l’obligeait à quitter momentanément son travail à l’heure de la fin des cours. Ce comportement qui, tout élaboré qu’il soit n’en paraissait pas moins compulsif, avait un objectif précis: Monsieur se devait de vérifier qu’il n’existait sur le trajet des enfants aucune allusion ( manchette de journaux, publicité, photos, graffiti ) incorrecte; l’incorrection en question étant essentiellement ce qui pouvait évoquer le sexuel, la licence, l’obscène bref le péché ( “cachez ce sein....”). J’imaginais mon patient traquant chaque jour, dans chaque devanture de magasin, de cinéma, de kiosque l’image coupable et dangereuse afin de mieux indiquer le chemin à suivre, celui débarrassé de toute luxure. La civilisation du cul avait son Héraclès. Une question pourtant : lui, que cherchait-il à voir?


A n’en pas douter, il m’aura parlé ce jour là de l’influence délétère de ces images chaque jour plus présentes dans notre quotidien. Force est de constater que depuis une dizaines d’années nous voyons émerger, de façon plus ou moins implicite, plus ou moins allusive, du sexuel dans notre environnement médiatique: presse, édition, télévision, cinéma, publicité. Qu’il s’agisse de débat de société ou d’exercice de style, d’un ingrédient nécessaire ou du matériau indispensable, le sexe parait toujours présent; sa représentation, son image de plus en plus prégnante. Dans nos sociétés post-modernes où l’emprise du visuel n’est plus à démontrer, où ce qui fait sens serait ce qui se voit, cette omniprésence du sexuel imprime forcément l’imaginaire de nos contemporains et la façon qu’ils ont d’appréhender leur monde.

La publicité occupe une place centrale dans cet aménagement. Rapprochons deux faits: 

1- un individu reçoit par jour 2500 impacts de messages publicitaires ( I. RAMONET : Le Monde Diplomatique - Mai 2001);
2- l’érotisation de plus en plus nette voire crue de certains messages publicitaires. 

Il est alors licite de dire que nos sociétés, notre monde se sexualise, que le sexe n’est plus seulement produit de consommation mais est bien devenu objet social, vecteur de profit et qu’enfin mon patient, pour revenir à lui, n’en est qu’au début de sa croisade.



Je n’ai parlé, jusque là que de “sexe” et de “sexuel” et non de “sexualité” car dans cette exhibition de l’intime à laquelle nous assistons tous les jours, de sexualité il n’est point question. Dans nos sociétés iconostasiques, seul le sexe s’affiche; la sexualité reste invisible parce que par nature elle l’est.

L’activité sexuelle humaine est discrète, secrète, isolée dans le sanctuaire du privé, à l’abri des regards. Ce qui se montre et se donne à voir sur les affiches, dans les spectacles érotiques, les images pornographiques ou bien dans les clubs échangistes, et que l’on pourrait penser être une sexualité explicite, n’est que le spectacle du sexuel et n’a de sens que pour un spectateur voyeur qui le plus souvent paye pour voir. La sexualité humaine n’est pas directement observable, tout juste peut-elle être surprise, épiée. De l’invisibilité des actes sexuels, traits culturels universels dans l’espèce humaine, et parce que le corps humain n’agit pas d’instinct mais de désir, il découle que la pratique physique de la sexualité passe par un apprentissage qui convoque autant l’élément explicitement sexuel que sa représentation plus ou moins consciente. Dans sa sexualité, le corps humain fait ce qu’il sait parce qu’il l’a appris et sait ce qu’il fait parce qu’il se le représente. L’homme est bien cet “animal dénaturé” qui se cache pour avoir une activité sexuelle et qui dans le même temps sature cette activité de rituel, de prescriptions et de signifiants symboliques. Tandis que l’animal continue à copuler, l’homme lui fait l’amour et ce “faire l’amour” n’est pas montrable. Là est le paradoxe: l’homme est tenu dans l’ignorance de ce qu’il doit connaître (le sens biblique de ce verbe n’est pas loin); seule l’expérience singulière lui livrera le secret. 
Autre constante culturelle universelle, conséquence des remarques précédentes, l’homme s’est toujours essayé à la représentation de la sexualité. L’art pariétal a déjà ses figures du sexuel même si l’on peut penser que la Vénus gravée dans les parois de Laussel ou celle sculptée de Willendorf, ont des vocations plus rituelles que triviales. Tout au long de son histoire, l’humanité a laissé des traces, des images dont le destin n’a pas été seulement cultuel et sacré ou bien esthétique et artistique mais souvent grivois et érotique. Des fresques qui décoraient les lupanars de nos aïeuls romains aux écrans de nos sex-shops une constante: la “monstration” du sexuel.


Il n’est donc pas étonnant, dès qu’il a été possible aux hommes de fixer leur image sur un support sensible, que la photographie érotique soit née. Bien que personne ne sache exactement quand les premières photographies érotiques apparaissent ( on pense qu’elle font leur entrée en scène à Paris vers 1845), le nu a vite été un thème des plus populaires. Nu académique dans un premier temps, il devient vite plus suggestif substituant à la silhouette vue de dos, l’exhibition des organes génitaux et des rapport sexuels. Dès que les procédés de développement de clichés à partir de négatifs furent inventés, une production de masse se mit en place, bien que restant clandestine. La France et l’Argentine se partageaient le gros de cette production et malgré la mise en place d’un arsenal répressif important dès la deuxième moitié du XIX ième siècle, on estime qu’en France par exemple entre 1919 et 1939, 20 millions de cartes postales érotico-pornographiques furent éditées. La diffusion quant à elle est encore restreinte, se faisant sous le manteau, la carte postale pornographique se déniche le plus souvent dans les arrières boutiques ou les maisons de tolérance. Même constat pour le cinéma. L’animation de l’image ne pouvait que séduire les pornographes de tous horizons; le spectacle du sexuel y gagnait en réalisme et sa production restait relativement facile à écouler. Les circuits sont les mêmes: réalisation clandestine, aires de diffusions similaires. Les regards étaient alors plus impressionnés parce que, sans aucun doute, encore impressionnables, la nouveauté de cette technique aidant. C’est ce qu’on peut conclure des commentaires d’un éditeur Herbert S. Stone sur un de ces petits films intitulé “le baiser” et datant de 1896 : “La vision de ces deux bouches se repaissant l’une de l’autre était presque insoutenable [...] leurs proportions gargantuesques et la répétition de l’exploit à trois reprises rendaient la scène absolument dégoûtante”. 
A chaque époque son baiser. Cinquante ans plus tard le baiser de Deborrah Kerr et de Burt Lancaster roulant dans les vagues d’une plage du pacifique est devenu mythique, le film n’avait rien de licencieux. Il y a comme une accoutumance aux images. Leur puissance scandaleuse semble s’émousser avec leur consommation. Il n’aura fallu que cinquante ans de plus pour que dans nos pornographies modernes, le baiser n’ait plus court.



Ce rapide survol historique permet un premier constat: nos dernières décennies n’ont pas inventé l’image pornographique. Certaines photos ou film du début du XX ième siècle n’ont rien à envier, au plan des pratiques qu’ils représentent, à la majorité de nos productions actuelles. En revanche, ce qui est nouveau est, sans aucun doute, l’extrême disponibilité de ces images. 

Quelques dates encore: 1955 marque certainement un tournant dans la diffusion de masse de cette imagerie érotico- pornographique avec la parution aux États-Unis du premier “PLAYBOY”. Les photos alors présentées nous paraissent bien innocentes et n’ont pas grand chose à voir avec l’idée qu’on se fait de nos jours de la pornographie, mais un courant est lancé, la presse de charme est née et le nu érotique sort de la clandestinité. La France suit avec la parution en 1964 du premier numéro de “LUI”. 1969 est l’année “PENTHOUSE” aux États-Unis et la concurrence avec Playboy va entraîner les deux revues dans “la guerre publique” qui finira par déjouer la loi américaine interdisant toute photo du pubis, avec en 1971 la parution du premier “nu frontal”. Penthouse est actuellement vendu en moyenne à 5 millions d’exemplaires dans le monde. La compétition, alors, n’en est qu’à ses débuts; dans les années 80 Larry Flint fonde le magazine “HUSTLER” qui s’éloigne de l’érotisme esthétique pour visiter des contrées où l’anatomisme devient beaucoup plus explicite. Au cinéma je retiendrai une date: 1972. En quatre jours en Floride et avec 25000 Dollars, Gérard Damiano tourne “DEEP THROAT”. En quelques mois d’exploitation le film sera vu par 23 millions d’Américains et rapportera 5 000 000 de Dollars. A New-York, on vient de l’East Side en limousine jusqu’au cinéma World de la 49ième rue pour voir le film événement de cette gorge clitoridienne qui, faute de révolutionner notre vision de l’anorgasmie féminine, n’en avala pas moins le cœur de l’Amérique comme le titrait alors le journal “Screw Magazine”. 

En France, François Truffaut dans sa critique du film pornographique“Devil in Miss Jones”, annonce l’avènement d’un nouveau genre cinématographique. En 1975, le film français “Exhibition” fera 1,5 millions d’entrées. 75, année d’une nouvelle signalétique, le film X est né, interdit de diffusion dans les salles de cinéma traditionnel. Les salles X qui dans un premier temps font florès, fermeront une à une et la production pornographique qui verra se développer dans les années 80 les films vidéos, se retire dans les sex-shops. Ghettoïsation? Loin de là, puis qu’en 85 Canal+, chaîne cryptée, diffuse, à une heure tardive, son premier film pornographique. Il en va depuis ainsi, chaque premier Samedi du mois, l’image pornographique annexe l’espace domestique. Et c’est bien l’envahissement de cet espace là, qui me semble faire débat aujourd’hui où les différentes chaînes du câble et du satellite diffusent près de 200 films pornographiques par mois. 
Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel s’interroge pour interdire la diffusion de tels films à la télévision en mettant l’accent sur l’incidence de telles images auprès des plus jeunes et des adolescents. Certains faits divers viennent valider ce questionnement, et bien que le lien d’influence supposé entre les représentations sexuelles de l’imagerie pornographique et ces faits ne soit pas aussi simple et univoque qu’il y parait, nous ne devons pas ignorer le cocktail sexe-violence que nous servent journellement nos écrans cathodiques. Un enfant sur deux entre 10 et 13 ans aurait déjà vu des images ou des films pornographiques. Hasard ou recherche d’information. Mais alors quelle information? Les termes sodomie, bondage, fist-fucking qu’ils n’ignorent plus, n’auraient de sens que dans l’expérience illusoire de ce passage à l’acte voyeuriste, celui d’un mensonge auquel il est toujours possible de croire. Le secret, lui, reste gardé. Romain, 15 ans, interviewé dans les pages de Libération du 23 Mai 2002, le dit bien: “Techniquement je sais tout, mais j’ai la phobie de la première fois”, tant il est vrai que ce “savoir tout” le trompe. Se pose pour nous , parents, éducateurs, médecins, la question de la transmission de ce savoir là, véritable gageure d’une éducation à la sexualité qui n’omettrait ni les sens, ni l’émotion, sans oublier que dans “rapport intime” il y a “intime”. En attendant nous ne devons certes pas déléguer ces informations là aux Rocco Siffredi, Ovidie, Marc Dorcel et autres John B Root. La vigilance s’impose au moment où le discours pornographique devient le discours dominant sur la sexualité humaine, au moment où, après avoir assurer une réelle promotion de la sodomie, il laisse voir un sexe désincarné, mécanique et dans lequel l’échange à l’autre se satisfait d’une mise à disposition orificielle. 

Mais gardons nous d’être naïf . La multiplication des signalétiques, des cryptages et des codes parentaux, ou l’interdiction de diffusion télévisuelle de ces images là n’est qu’une réponse bien partielle au problème de leur disponibilité. Dernière étape de la pénétrance des images pornographiques dans l’espace domestique, mais sans doute pas l’ultime, internet. Ici rien de contrôlé, rien d’impossible, même le pire. Surf, haut débit, téléchargement, nos adolescents hackers y excellent. 80% des connections aboutissent à un serveur pornographique. Les réseaux internet se saturent d’images sexuelles attirant une foule d’internautes qui, pour certains d’entre eux, trouvent sur l’interface de leurs écrans, l’échange virtuel à des groupes leur permettant de banaliser des déviances qui deviendraient alors ordinaires.

Disponibilité et banalisation se conjuguent pour nourrir la surenchère; surenchère d’images toujours plus mécaniques, anatomiques voire violentes où l’érection de l’un soumet le corps de l’autre et je ne parle pas de ce courant de la pornographie désigné par le terme “snuff”(massacre) qui reste pour l’instant marginal et où il s’agit de montrer des sévices sexuels et autres actes de tortures réelles pouvant aller jusqu’au meurtre. Des bandes s’organisent aux Etats-Unis pour filmer leur propre viol collectif et commercialiser ainsi leur “documentaire”; nous sommes là sans doute aux confins de l’humanité mais il y a bien sûr preneur.
Il faut effectivement garder à l’esprit que la pornographie s’inscrit dans une logique de l’offre et de la demande, véritable logique de marché qui donne à l’image pornographique une réelle valeur monétaire. Le chiffre d’affaire de la pornographie est estimé aujourd’hui, à 50 Milliards d’euros, à ce prix là l’on peut parler d’une industrie pornographique et ne plus s’étonner qu’elle flirte avec certains réseaux dits du “crime organisé”. 
Quand Paul Tabori dans son livre de 1971 “Secret and forbidden” remarque : “La pornographie ne peut s’épanouir que dans un sol engraissé par la pruderie et à un âge où le contraste entre l’esprit et la chair est le plus intense”, il se fait le visionnaire d’une époque où le pire cauchemar du pornographe serait la permissivité. Faut-il en conclure que la lutte actuelle contre la pornographie est vaine? Certes, la pornographie s’adapte toujours parce qu’elle reste essentiellement un acte de délinquance dont la valeur matérielle augmente avec la pression des contrôles. L’histoire montre qu’il y a toujours un marché pour l’asocial.



Quand j’ai franchi le rideau, je pensais à cette phrase de Spinoza “Ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre”. Le rideau était de velours bleu, je l’aurais imaginé rouge comme pour mieux marquer une entrée en scène. Sur le Pariscop dans la section “Paris la nuit”, ce club annonçait le plus grand choix de films pornographiques et se présentait comme la plus grande surface de la capitale dédiée au sexe. Le temple avait trois étages. Au rez de chaussée, après le long comptoir, les murs sont couverts de cassettes; la clientèle est essentiellement masculine, le produit vendu est fait pour elle. Quelques femmes autour du peep-show, habillées légèrement; elles invitent à les suivre dans les salons privés du sous-sol; autre déclinaison de la prostitution. Dans ce dédales, les cassettes sont classées par genre: hétéro, lesbiennes, gay; par sous genre: teen age, gros seins, vieilles, uro, scato, zoo, bondage, SM; véritable catalogue à la KRAFFT-EBING. Les étages sont accessibles par un Escalator; premier et deuxième étage les cabines de visionnement. J’en ai dénombré 150; la plupart sont occupées comme en témoigne la lumière rouge au dessus de leur porte. Sur certaines cet écriteau : “cabine voyeur”. L’aspect pléonasmique de cette précision dans un tel lieu, m’interroge. J’ouvre la porte de l’une d’elle et j’entre. Fauteuil, clavier, distributeur de Kleenex, en face de moi deux écrans: celui du haut diffuse en continu de courts extraits des 240 films qui passent en boucle, l’écran du bas diffusera le film choisi et programmé à partir du clavier. Sur la paroi latérale, celle qui sépare deux cabines contiguës, une ouverture vitrée qu’on a la possibilité d’occulter. L’écriteau de la porte prend toute son ampleur. Dans l’espace d’à côté, dans la pénombre éclairée par les écrans, je distingue un homme encore jeune, les yeux rivés sur l’écran numérique de sa caméra vidéo, filmant les images qui défilent sur le mur en face lui. Mise en abîme de l’image. Image redondante qui se répète d’écrans en écrans, fixées dans le regard du voyeur-cameraman sous l’oeil de l’observateur-voyeur. Quelle image engendre une telle tautologie, sinon l’image pornographique, image qui ne vaut que pour elle même.


L’obscénité et la vulgarité ne suffisent pas , à elle seules, à définir l’imagerie pornographique. Tout juste peuvent-elles aider à différencier l’érotique du pornographique. Bien que je ne crois pas en une solution de continuité entre ces deux pôles, il est légitime de vouloir y repérer quelques différences; elles existent!

On constate que l’image érotique s’inscrit dans un récit, une histoire qui laisse place à des personnages, qu’elle cadre le sexuel dans le sensuel, dans une globalité des corps toujours articulés dans un rapport à l’altérité. Elle est suggestive, étayant par la même, les possibilités d’identification et de fantasmes du spectateur. 
Il en va autrement dans la pornographie beaucoup plus indifférente à la singularité du sujet. Ici pas de récit, pas d’histoire ou quand elle existe, se réduit-elle à sa plus simple expression, alibi à une répétition de scènes et de plans qui se saturent de sexuel. Le corps y devient cet objet parcellaire, fragmenté, mu par la simple mécanique d’un procédé sexuel déconnecté de tout échange. Et si le visage apparaît, quand il n’est pas bouche, il n’est que le support du rictus. 

Pour certains amateurs, la vision de films ou d’images pornographiques va déboucher sur un comportement addictif. Nous savons que le terme “addiction” est un emprunt à la langue anglaise où ce terme désigne un attachement excessif voire exclusif. Ce que nous savons moins c’est que le terme anglais dérive lui-même de l’ancien français où il désigne une situation d’asservissement qui lie dans certaines conditions ( dettes par exemple) le vassal à son suzerain, situation à laquelle renvoie l’expression “prise de corps”. La contemplation de l’image pornographique qui peut aller jusqu’à ce comportement compulsif, prend le corps pour le vider non seulement de son désir mais aussi de son sens, cette corporéité qui se conjugue à l’autre et fait l’humain

Je décomposerai la contemplation de l’image pornographique en trois états:

-Voir: voir cette irréfutable abrupté du sexuel qui s’affranchirait des approches, des codes comme des rituels. Voir l’immédiateté d’un sexe aculturel, d’un sexe à l’état de nature qui dissout le corps sensuel et son rapport à l’altérité, d’un sexe où tout affect serait banni.

- Se Voir: tel le disait un de mes patients, masturbateur internautique et addictif. Prisonnier de sa recherche spéculaire, il nous dit par là que la pornographie est masculine. Qu’elle n’intéresse majoritairement que les hommes nous le savions déjà, mais, au delà, il nous signifie que la pornographie est mâle. Un seul sexe se donne à voir car un seul sexe se compte présent ou absent, nous sommes historiquement empreint de ce primat. Ainsi, seul ce pénis érigé peut valider le “témoignage” pornographique, la constance des jets éjaculatoires externes dans l’imagerie pornographique authentifiant ce triomphe phallique.

-Se voir Voir: c’est bien ce que nous signifie dans la pénombre de la cabine d’à côté, ce voyeur cameraman qui tente de capter, au delà de l’image pornographique, le regard qu’il en a, se décalant ainsi d’une simple position de spectateur comme pour mieux s’assurer qu’il avait bien vu. Parce qu’elle ne nous permet pas l’identification à un personnage ( il n’y en a pas parce qu’il n’y a pas d’histoire ), et parce qu’elle barre le fantasme en nous proposant une illusoire réalité, l’image pornographique nous fait uniquement regard. Regard à la rencontre d’une image qui ne dit rien, même si elle montre tout. Et c’est bien avec cette vacuité là que s’articule la nécessité du “voir encore” mais si c’est du “déjà vu”. A la répétition de l’imagerie pornographique répond la nécessaire répétition du voir qui nourrit la contemplation. 
Mon voisin de sex-shop avait peut être trouvé mieux. En visionnant son enregistrement, il sera à nouveau dans l’instant de la rencontre du regard avec l’image, il se verra voir et le plus important alors n’est pas tant l’émergence à nouveau de l’image que l’émergence de son propre regard capté par la caméra vidéo qui valide alors le “vu”.


Nous voyons bien que cette vision en gros plan de deux sexes qui s’emboîtent nous porte au delà de notre sexualité et nous met, compte tenu de nos refoulés, dans la contemplation sidérante pour ne pas dire hallucinatoire d’une image qui nous manque. La force de l’image pornographique ne tient pas à sa crudité mais à son apparente irréfutabilité qui s’inscrit en coin dans ce manque sans jamais totalement le combler




Je laisserai le mot de la fin à un de mes patients venu me consulter avec une douleur morale intense, dans une situation conjugale plus que détériorée où la sexualité se faisait de plus en plus rare, en lutte contre lui même et sa passion des vidéos “X”qu’il collectionnait depuis quelques années. Après une altercation plus violente que les autres avec son épouse, il décide de se débarrasser de sa collection. Il pressentait que son désir de voir serait sans limite et demandait mon soutien pour se libérer de cette emprise. Il avait gardé en fait une cassette, une seule qu’il visionnait régulièrement. Marche rapide, marche avant , marche arrière peu importe, il connaissait le film plan par plan. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre? Il ne savait pas, de toute façon c’est toujours la même chose. Pourquoi alors en avoir gardé une? Sa réponse fut immédiate comme l’énoncé d’une évidence : “je ne voulais pas lâcher mon bout” : quête scopique incessante d’un bout qui se dérobait bien qu’il ne lâchât pas le sien. 


 

Dr Jacques CHAUMERON
Poitiers

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