Journée de l’Académie des sciences sexologiques du 15 janvier 2017
 

Lors de sa journée annuelle du 15 janvier 2017 et conformément à son objectif d’étayage des champs de la Métasexologie, l’Académie des sciences sexologiques a offert à ses participants un moment de réflexions partagées avec Nicole Roelens qui leur a proposé de travailler sur le thème :

Colonisation charnelle et misère sexuelle

 

Ce thème offrait l’opportunité de débattre avec des sexologues praticien-ne-s, des conséquences de la colonisation de l’humanité femelle en termes de la misère sexuelle pour les humains des deux sexes. Pour Nicole Roelens, les rapports de force qui empoisonnent les pratiques sexuelles, font, non seulement, outrage aux droits humains et aux droits sexuels des femmes mais de surcroît, ils barrent l’accès des deux sexes à l’expérience majeure de la volupté partagée.  Cette source perpétuelle de la misère sexuelle est à son avis une question centrale pour la libération des femmes puisque c’est dans la colonisation charnelle du corps jouissif et fécond de la moitié de l’humanité sexuée femelle par l’autre moitié sexuée mâle femelle que s’enracine tout le système de colonisation sexiste.

Nicole Roelens est l’auteure du « Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle » qui rend compte, en cinq tomes, du très riche travail conceptuel qu’elle mène depuis nombreuses années, à propos de la situation actuelle et planétaire d’asservissement de la moitié de l’humanité sexuée femelle par l’autre moitié sexuée mâle. Cette situation qui concerne, à des degrés variables, les 3,6 milliards d’humaines est, pour elle, le fruit d’un processus de colonisation sexiste qui fonctionne comme un système de recolonisation perpétuelle.

Elle a fait le choix épistémologique décisif d’analyser le sexisme en tant que système de colonisation. La lecture de ses ouvrages permet de comprendre la force et la pertinence de choix. Il fait apparaitre la convergence et l’articulation des abus de pouvoir dans tous les registres de la vie communes et les distorsions systématiques qu’ils infligent aux rapports sexués. C’est un éclairage très fin sur chacune des racines qui peuvent nourrir un abus de l’Autre jusqu’à l’action violente dans toutes ses variations.

Elle écrit actuellement le tome VI du Manifeste consacré  à l’objectif de décolonisation, véritable moteur originel de cet énorme travail réflexif.

Elle développé déjà une méthodologie d’analyste des interactions humaines et des systèmes d’interactions, dans sa fonction antérieure de psychologue clinicienne du travail et de la formation, par exemple en observant la production de la souffrance au travail par un processus «d’’intoxication productiviste et de déshumanisation des rapports humains  qui provoquent des disqualifications en chaîne et des spirales de violence.

 
Pour tous compléments d'information, vous pouvez consultez la biographie et la bibliographie de Nicole Roelens sur sa page auteur du site de L'Harmattan ainsi que deux interviews :http://www.teledoller.com/index.php?option=com_hwdvideoshare&task=viewvideo&Itemid= 2&video_id=1853 ; https://www.youtube.com/watch?v=yd_0aaU-I2E.
 

Le tome V du manifeste était le choix de lecture retenu pour cette journée. Il explique « comment se fabrique l’hégémonie de l’humanité mâle ? » c’est-à-dire le processus de fabrication de l’hégémonie de l’humanité mâle, dans un contexte où les humains sexués sont de fait interdépendants. L’humanité mâle dépend au moins autant de l’humanité femelle que l’inverse. Pourtant elle impose sa suprématie. Par quels moyens ? C’est ce que l’ouvrage décrypte très concrètement, en suivant pas à pas, les transformations-falsifications successives des rapports sexués d’interdépendance, comme on suit la transformation d’une matière première le long d’une chaîne de production industrielle. Cette fabrication collective de l’hégémonie des mâles et l’asservissement corrélatif des femelles exige l’utilisation systématique et graduée des violences colonisatrices à l’encontre de l’humanité femelle. ».

Elle a présenté ce travail au colloque international de sociologie à Montréal en 2016 puis il a été publié en 2017 dans le French Journal For Media Research : Roelens N «  Comment se fabrique l’hégémonie de l’humanité mâle », French Journal For Media Research 7/2017. ISSN 2264-4733. Le texte entier peut être lu et téléchargé à partir de l’adresse suivante :

 

http://frenchjournalformediaresearch.com/lodel/index.php?id=1183
 

La lecture de ce travail confirme qu’il est celui d’une clinicienne de terrain chevronnée, experte à décortiquer le système relationnel dans lequel se constitue et se développe tout être humain. Celui-ci est vital mais il peut devenir délétère. Nous en avons aussi l’expérience en sexologie ce qui fait tout l’intérêt des interactions subjectives et réflexives de cette journée

Dans le contexte particulier de cette journée de l’académie des sciences sexologiques les rapports sexués et les souffrances sexuelles ont concentré évidemment toute notre attention.

 

 Je laisse à Nicole Roelens le soin de nous présenter, ci-dessous, le résumé des temps forts de son exposé en la remerciant encore pour la connaissance, ainsi offerte, des fruits de son immense travail. Il fait entrevoir aussi l’ampleur de la tâche de déconstruction à venir avec le souci éthique, d’éviter ou, au moins, d’endiguer, les violences réactionnelles. Cet éclairage ainsi porté sur les affres d’un « réel falsifié des rapports d’interdépendances sexués » par l’élimination du libre arbitre des femmes, conforte l’importance de donner à chaque Être humain, à chaque Être humaine, comme aimerait pouvoir le dire Nicole Roelens, les moyens d’une autonomie de réflexion au service de choix libres, constituants et valorisants pour la singularité de chacun dans son rapport multidimensionnel à l’Autre : sexué, sexuel, social, culturel ou spirituel. Ainsi pourrait-on voir se répandre, dans tous les foyers, un savoir vivre de la différence sexuelle, libre et constructif, dans une qualité relationnelle, sexuelle et érotique respectueuse de cet Autre dont les Droits Humains et Sexuels sont fondamentaux.

 

Dr Elisabeth Galimard-Maisonneuve

Présidente de l’Académie des sciences sexologiques

 

 

Trame de la journée de formation des sexologues

 

Colonisation charnelle  et misère sexuelle.

Ou

La décolonisation charnelle de l’humanité femelle comme condition de l’épanouissement sexuel et existentiel des humains

 

 Nicole Roelens

 

9 h Présentation et premiers contacts

Le thème de travail portant  sur les conséquences de la colonisation de l’humanité femelle en termes de la misère sexuelle pour les humains des deux sexes, il a paru nécessaire de baliser le cadre de référence scientifique  que constitue l’analyse de ce  système de colonisation sexiste, à travers un travelling rapide sur les 5 tomes qui ont construit ce cadre de référence

 

Panorama conceptuel de  mes travaux sur la colonisation de l’humanité femelle

 

Il est impossible de rendre compte en quelques lignes des thèmes abordés dans les 5 tomes du manifeste c’est pourquoi les participants en plus de ma présentation orale ont trouvé dans leur  dossier le sommaire global du Manifeste que j’ai repris avec eux.

 

Sommaire global du Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle
 

Tome 1 : La femellité et le réel prosaïque de la vie des humains

Introduction : Traverser l’irréel de la féminité pour penser notre femellité dans la vie réelle des humains sexués et mortels

Chapitre 1 : Les infanticides ou le désastre humain provoqué par le mépris de la femellité

Chapitre 2 : Lever le silence sur la femellité

Chapitre 3 : Assumer le réel impensé et signifiant de la sexuation organique

Chapitre 4 : Assumer le réel de la condition commune d’interdépendance des êtres humains sexués

Chapitre5 : Le mouvement de translation générationnelle des existences comme soubassement à la parentalité

Chapitre 6 : La puissance femelle d’enfantement est le lieu géométrique de l’aliénation et de la libération des femmes

 

Tome 2 : L’enfantement des humains ou l’accouchement existentiel d’une nouvelle existence

Introduction : L’enfantement en tant que travail existentiel d’accouchement d’une autre existence

Chapitre 1 : L’accouchement ou le choc initiatique d’une confrontation charnelle au réel de la vie humaine

Chapitre 2 : L’impact de l’enfantement sur la subjectivité et l’existence de la mère

Chapitre 3 : Les questions vertigineuses et censurées de la maternité

Chapitre 4 : Émerger dans la parole pour intégrer l’expérience et établir un rapport sensé à l’enfant

Chapitre 5 : La sapience femelle de l’existence : science, conscience et sagesse

Chapitre 6 : Les grands apprentissages de la maternité

Chapitre 7 : Le long et subtil accouchement d’une existence humaine

 

Tome 3 : Le système de recolonisation perpétuelle de l’humanité femelle

Chapitre 1 : Le stupéfiant retournement de la puissance d’enfantement en asservissement des mères

Chapitre 2 : Sexisme, phallocentrisme et déni passionné du réel prosaïque de la vie humaine

Chapitre 3 : La grande escroquerie du pouvoir machiste : aliéner l’humanité femelle pour unilatéraliser les rapports d’interdépendance

Chapitre 4 : La prédation sexuelle est l’archétype de toutes les entreprises de colonisation

Chapitre 5 : Synthèse sur le mode opératoire et la dimension systémique de la colonisation

Conclusion : Prendre conscience de l’ampleur et la violence de l’entreprise coloniale

 

Tome 4 : Poussées d’émancipation et violences colonisatrices

Introduction : À quoi sert la violence sexiste et d’où vient-elle ?

Chapitre 1 : Observer la migration des lieux de pouvoir et les métamorphoses de la violence colonisatrice

Chapitre 2 : Les impacts de la lutte des femmes contre la domestication et la mise en circulation de la violence patriarcale

Chapitre 3 : La récupération phallocentrique de la lutte des femmes et la violence idéologique contre la femellité

Chapitre 4 : La violence technoscientifique des mâles et son pouvoir de désorganisation totalitaire du vivant

Chapitre 5 : La mécanique sacrificielle cachée au cœur des violences colonisatrices

 

Tome 5 : Comment se fabrique l’hégémonie de l’humanité mâle ?

Introduction : Le besoin de synthétiser les connaissances utiles à la décolonisation

Acte 1 : La fabrication de l’hégémonie sexuelle des mâles par l’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon humain

Acte 2 : Le retournement de la dette vitale dans la fabrication de la servitude maternelle

Acte 3 : La transformation généralisée des rapports d’interdépendance en rapports d’exploitation et de violence

Acte 4 : L’opérationnalisation de l’asservissement dans tous les registres d’interaction

Acte 5 : L’emploi systématique et gradué de la violence pour annexer la vie et l’être des femmes

Acte 6 : La migration des lieux de pouvoir et les métamorphoses contemporaines de la violence colonisatrice

Acte 7 : La régulation sexiste et inconsciente de la destructivité humaine

Conclusion : De ces connaissances stratégiques découle une méthodologie de décolonisation

 

 Nous avons abordés plus particulièrement certains concepts :

 

La femellité concept qu’il m’a fallu inventer pour rendre compte des caractéristiques organiques et expérientielles, ainsi que des puissances jouissives et fécondes propres à la sexuation femelle. L’émergence de ce concept signifie un  retour au réel de la double sexuation. Ce réel  est habituellement falsifié par l’occultation sexiste du corps femelle et de ses puissances. Nommer la puissance femelle comme on nomme la puissance virile est un acte conceptuel pour contrecarrer l’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon de sens commun où elle est remplacée par l’injonction de féminité qui assigne un devoir de charme et de douceur aux femmes dans leur soumission à la puissance virile. L’injonction de féminité les castre de leurs puissances et occulte le fait que dans les pratiques sexuelles, c’est-à-dire dans l’interdépendance jouissive effective des deux sexes, la femellité est tout aussi décisive que la virilité. Décisive dans une expérience positive de la sexualité mais  dans la vision sexiste de la double sexuation inscrite dans les corps et les subjectivités, elle est connotée comme sous-humaine et honteuse voire dangereuse pour le mâle. Nous verrons plus loin le mécanisme de colonisation charnelle qui engendre la honte de leur corps femelle chez les femmes, le manque d’estime de soi et de considération pour les autres femmes, y compris souvent sa propre mère en tant que êtres humaines femelles.

 

La sexuation duelle

 

La bipartition de notre espèce, comme de toutes les espèces animales dites supérieures, en deux moitiés sexuellement dissemblables est un fait organique fondamental de la condition humaine. Une réalité charnelle, c'est-à-dire bien plus qu’une réalité biologique, car ce qui est en nous le plus organique est aussi le plus symbolique. Notre corps fait signe et sens pour nous et pour les autres inséparablement. Le fait d’être sexué mâle ou femelle a des effets sur notre expérience de vie et notre rapport au monde.   La sexuation n’est pas réductible à la sexualité. L’acceptation par chaque humain de son corps sexué et la confrontation à un corps sexué différent pose quantités de questions difficiles en particulier celle de  l’incomplétude.

 

C’est le constat du mépris culturel de la femellité sous-jacent à la condamnation unanime et passionnelle des mères indignes où fonctionne une équivalence sémantique entre la mauvaise mère et la femelle dangereuse qui m’ont  mis sur la piste de l’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon humain.

Cette éviction est très liée au déni anthropologique de notre difficile condition d’être vivant-mortel, engendré et possiblement ou effectivement engendrant, mis au monde à travers le corps sexué d’une femme, tous sexué-e-s mâles ou femelles, et interdépendant dans notre survie et notre sentiment d’existence.   

 

L’enfantement des humains en tant qu’accouchement existentiel d’une nouvelle existence

Le travail d’enfantement est un travail énorme et occulté. Il transforme le corps et le psychisme des femmes. Il provoque une déroute de l’ego. Il confronte les femmes à des questions vertigineuses. Il transforme leur rapport à soi, à l’autre et au monde. Il peut produire quand les conditions sont favorables la sapience femelle et les grands apprentissages d’un art de donner naissance, un art majeur dans la transmission généalogique de la qualité d’être humain. La chape de plomb qui recouvre toutes ces compétences majeures produit un contraste frappant entre l’invisibilité habituelle de l’énorme travail d’enfantement que la grande majorité des femmes réalisent et la réprobation scandalisée de celles qui refusent de l’assumer. L’enfantement est le lieu géométrique de l’expression de la  puissance femelle et de son asservissement parce qu’il fait resurgir un réel difficile pour les humains des deux sexes mais  particulièrement les mâles, un réel surgissant par le corps sexuée de la mère, celui de la translation générationnelle de l’existence

 

La translation générationnelle de l’existence  

 

Il est faux de dire que les humains se « reproduisent ». Aucun des innombrables exemplaires transitoires d’humanité qui ont vécu depuis la nuit des temps n’a pu se reproduire à l’identique. La naissance et la mort des êtres humains ne sont pas simplement des événements naturels ; elles sont liées à un monde dans lequel apparaissent et d’où s’en vont des individus, des entités uniques, irremplaçables, qui ne se répèteront pas. Les êtres humains sont des exemplaires transitoires d’humanité qui sont tous appelés à disparaître, mais qui peuvent engendrer par métissage avec un humain de l’autre sexe, les individus différents de la génération suivante.

Cette translation des existences est anxiogène car elle signifie que nous avons à laisser la place à ceux que nous engendrons. Elle ouvre des questions vertigineuses sur la caducité de notre existence et la pérennité transcendante de la vie. Une passion d’ignorance qui recouvre cette contribution majeure de l’humanité femelle d’où  la minimisation, l’invisibilisation du travail d’enfantement.

 

 L’asservissement des êtres humains dans toutes les formes de colonisation allie le travail invisible et la  honte de soi 
 

La colonisation n’est pas une métaphore comme souhaitait le faire entendre un des participants à la journée de formation, ce concept  nomme la véritable dimension de l’oppression sexiste qui est structurelle. Elle  ne concerne pas seulement quelques femmes maltraitées, ici et là, ni seulement les femmes de quelques peuples supposés attardés, mais le peuple mondial des femmes en tant qu’humanité sexuée femelle. La colonisation sexiste permet aux mâles d’accroître systématiquement leur espace vital, leur espace économique, politique, idéologique, symbolique, en empiétant sur l’espace d’existence des femelles. L’appareil idéologique du sexisme qui produit l’infériorisation émotionnelle, affective et intellectuelle des êtres[1] humaines femelles n’est pas gratuit, il permet d’organiser leur exploitation sexuelle, procréative, existentielle, économique et leur asservissement cognitif, spirituel et politique.

La colonisation de l’humanité femelle est la plus ancienne et la plus résistante des colonisations, elle correspond à un système de  falsification des rapports d’interdépendance en rapport d’exploitation et d’asservissement, grâce à 4 opérations de colonisation 

 

Le tableau de bord des 4 opérations de la colonisation et de leur traduction en actes dans les différents registres d’interactions humaines sexuées 

 Ce tableau regroupe les 4 opérations d’annexion, de pillage, d’humiliation et d’assujettissement que subissent  les femmes durant leur vie  et qui s’appliquent dans tous les registres d’interactions sexuées: Erotique, Procréatif, Existentiel, Socioéconomique, cognitif et spirituel. C’est un outil de lecture des situations vécues par les femmes. On peut en faire une lecture horizontale et une lecture verticale. Il servira également à penser les actions de décolonisation.

L’annexion est un envahissement violent, guerrier qui exproprie les habitants de leur lieu de vie et qui en fait la propriété du colonisateur.

Le pillage : le colonisateur rafle tout ce qu’il peut extraire de la colonie, tout ce qui est produit par les colonisé-e-s. D’une contrée riche et opulente, il fait un territoire pauvre sans ressources pendant que lui accumule des biens

L’humiliation impose aux personnes colonisées de perdre leur statut d’être humain. Il faut qu’elles aient honte d’être ce qu’elles sont. L’humiliation signifie et acte cette infériorité afin de justifier les pillages par la supériorité du colonisateur qui a le droit de se servir.

L’assujettissement est la manipulation des personnes colonisées qui les amène à valider leur statut subalterne et à défendre les intérêts des colonisateurs. L’assujettissement commence par la désolidarisation des humiliés grâce à la distribution des miettes de reconnaissance par les colonisateurs à leurs sbires et à leurs esclaves.

 

 
Une des constantes qui ressort de mes travaux c’est que la distorsion-falsification violente  des rapports sexués  d’interdépendance  est au service d’une passion d’ignorance et d’un déni des données fondamentales de la vie humaine.
 

L’interdépendance des humain-e-s sexué-e-s : sa conflictualité et ses falsifications

 

Que ce soit pour jouir, pour engendrer, pour se sentir exister, pour organiser leur vie matérielle et sociale, pour produire de la connaissance, pour déployer leur sensibilité artistique ou leur vie spirituelle, les humains sexués sont quotidiennement en interaction. Ils sont, de fait, interdépendants dans tous les registres de leur vie commune : Interdépendance érotique  (jouissive), interdépendance procréative, existentielle, socio-économique, cognitive , spirituelle.

L’interdépendance des humains est intrinsèquement essentielle à la vie et intrinsèquement conflictuelle puisque j’ai besoin d’un-e- autre, des autres pour satisfaire mes besoins, pour trouver une réponse à mes attentes, pour trouver le désir qui fera échos à mon désir, mais la personne à qui je les adresse peut fort bien ne pas s’en soucier et chercher une réponse ailleurs pour les siens.

Les conflits d’interdépendance sont douloureux parce qu’ils manifestent une réalité anthropologique plus profonde qu’est la fascination des humains les uns pour les autres et leur interdépendance ontologique. Girard parle du mimétisme mais ce n’est qu’une des facettes de de l’interdépendance ontologique qui se traduit par un désir de communion lequel se retourne    très facilement en fascination négative en  la répulsion-agression. (cf dernier chapitre du T4)

Quand on parle des rapports de sexes habituellement, il y a une confusion entre  le réel de l’interdépendance sexuée et ses falsifications-unilatéralisation  socio-coloniales. J’espère que mes travaux serviront à lever cette confusion, c’est essentiel pour clarifier le projet d’émancipation et le passage à une société non sexiste.

 

Rompre la chaîne de la fabrication de l’hégémonie et de l’asservissement

Mon objectif a été de clarifier cette chaîne de fabrication en décrivant chaque étape   

-La fabrication de l’hégémonie sexuelle des mâles par l’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon humain

- Le retournement de la dette vitale dans la fabrication de la servitude maternelle


-La transformation généralisée des rapports d’interdépendance en rapports d’exploitation et de violence


-L’opérationnalisation de l’asservissement dans tous les registres d’interaction


- L’emploi systématique et gradué de la violence pour annexer la vie et l’être des femmes


- La migration des lieux de pouvoir et les métamorphoses contemporaines de la violence colonisatrice


- La régulation sexiste et inconsciente de la destructivité humaine

Chaque étape correspond à un abus de pouvoir et implique un usage systématique, subconscient, judicieux et gradué d’une palette de violences à l’encontre des femmes. Ce descriptif précis permettra de baliser la démarche de décolonisation qui fera l’objet du tome VI. Cette chaîne de fabrication  fonctionne en boucle. Dans ce cercle vicieux, l’apartheid spirituel appliqué à l’humanité, qui couronne la colonisation et fait partie de la gestion inconsciente et sexiste de la destructivité humaine, vient, continuellement, réactiver l’opération de base du sexisme qu’est l’éviction de la femellité hors de l’horizon humain, laquelle fonde l’infériorisation constante des femmes ainsi que les violences et les discriminations. Les abus de pouvoirs corrélatifs de la passion d’ignorance alimentent  sans cesse l’inconscient sexiste qui organise la société. 

J’ai proposé un schéma pour visualiser ce fonctionnement circulaire

 

 

Face à ces boucles de rétroaction, caractéristiques des systèmes d’asservissement, se pose la question de par où commencer pour faire cesser le processus de fabrication de l’hégémonie ?

En fait, que l’on parte des interactions érotiques, des interactions procréatives, des interactions existentielles, des interactions socio-économiques, des interactions cognitives, des interactions spirituelles, l’action de décolonisation dans l’un quelconque de ces sept registres finira par buter sur la question des transformations à  mener dans tous les autres registres, parce qu’ils sont connectés les uns aux autres.

 

La raison de cette interconnexion est double :

- Elle est due, premièrement, au fondement anthropologique de toutes ces interactions qu’est l’interdépendance des êtres humains

- Elle est due, deuxièmement, au fait que de tous les rapports sexués d’interdépendance sont biaisés par le même processus de falsification coloniale par lequel les dépendances réciproques deviennent des rapports dissymétriques hégémonie-asservissement.  On peut décrypter des schèmes interactionnels constants dans ce processus

 

Les deux grands schèmes sous-jacents à l’unilatéralisation des rapports d’interdépendance sexués. 
 

L’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon humain applique aux femmes un schème de destitution de leur humanité et de destitution de leur sexualité. Cette destitution  de la partenaire sexuelle efface tout bonnement la présence (en tant que présence au monde) d’une des deux personnes humaines concernées par l’acte sexuel. Elle permet sa colonisation charnelle c’est-à-dire aussi sa réification comme objet de convoitise et comme instrument d’auto-érotisme pour le mâle. La destitution de la femelle humaine autorise le rapport prédateur et le viol.

Ce schème de destitution va intervenir dans toutes les autres formes d’interactions 

Lutter contre la falsification de l’interdépendance jouissive consiste à lutter contre la destitution des êtres humaines femelles et ses conséquences à savoir leur effacement comme partenaire active des interactions jouissives et leur instrumentation sexuelle. 

 

Le retournement de la dette vitale à l’égard des femmes qui enfantent en sacrifice obligatoire des mères applique un schème de retournement des puissances créatives en servitude. Il organise la culpabilisation et la réclusion des mères, leur disparition de la vie publique et l’hégémonie politique des mâles.

Ce schème servira en toutes circonstances dans les rapports sociaux de sexes où la femme enfermée dans une maternité sacrificielle, sous prétexte qu’elle donne la vie doit renoncer à la sienne et être vouée à servir d’autres existences.

 

Ces deux schèmes : destitution + retournement des puissances en servitude vont participer à la généralisation des rapports sexués d’exploitation.

 

La colonisation existentielle transforme le fait que les humains nourrissent réciproquement leur sentiment d’exister, en alimentation permanente et sans retour de l’existence des mâles par les femmes qui les entourent.

 

La colonisation socio-économique falsifie les échanges économiques en organisant la minimisation et l’exploitation systématiques des contributions de l’humanité femelle à la survie matérielle du genre humain, en draînant le fruit des échanges vers les mâles propriétaires des femelles.

 

La colonisation cognitive fait disparaître les femmes comme sujet signifiant, elle leur interdit d’expliciter ouvertement leur expérience, les condamne à l’insignifiance pendant que les mâles les utilisent comme « inspiratrices » c’est-à-dire extorquent leur pensée pour s’en prévaloir.

 

La colonisation spirituelle organise l’apartheid religieux contre les femelles, les prive des divinités femelles, empêche  la spiritualisation de ce qu’elles éprouvent et les asservit aux théologies machistes.

 

Pour les sexologues

 

Il est utile de centrer la réflexion sur l’acte 1 de la fabrication de l’hégémonie à savoir l’éviction de la sexuation femelle hors de l’horizon humain

 

Les sexologues sont particulièrement concerné-e-s par le lien causal entre les rapports coloniaux entre les sexes et les difficultés sexuelles dont souffrent les hommes et les femmes qui viennent consulter.

La dimension charnelle de la vie commune est fondamentale pour la co-existence des êtres sexués car c’est là qu’ils éprouvent charnellement les délices et les affres de leur interdépendance jouissive

 

Les délices de l’interdépendance et de l’attractivité érotiques se vivent dans  l’expérience de la volupté qui accompagne  une communion charnelle réussie.

 

Malcom de Chazal dit que la volupté est un accouchement mutuel ; c’est une situation où les êtres se redonnent mutuellement naissance. Je pense que pour ceux qui ont pu vivre la volupté d’un amour véritable c’est très parlant. Quand la houle des corps amoureux s’ajuste rythmiquement  de manière subtile,  quand la confiance réciproque devient bouleversante, quand l’exultation charnelle déborde les deux êtres, ils se donnent naissance l’un à l’autre dans un éblouissement  et un vertige, chacun reçoit la grâce de naître à nouveau comme le soleil se lève chaque matin. Malheureusement, l’expérience partagée de la volupté n’est pas très fréquente.

Pour accéder à la volupté il faut une honnêteté charnelle dans la reconnaissance du plaisir et du déplaisir. Or cette reconnaissance est très embrouillée la plupart du temps du fait des falsifications de l’interdépendance jouissive qui sont inscrites dans la chair.

La communion voluptueuse de deux êtres c’est bien plus que la décharge des énergies libidinales, bien plus que le phénomène neurologique de l’orgasme, c’est une expérience globale charnelle et spirituelle. Elle exprime quelque  chose de magnifique et d’indicible sur le vertige de notre interdépendance ontologique.

Néanmoins l’interdépendance jouissive fait peur parce qu’elle est vertigineuse comme d’autres expériences centrales dans la vie des humains, l’accouchement, la confrontation à la mort, toutes les  expériences où la vie nous traverse.

Mon expérience clinique m’a enseigné que les humains ont généralement plus peur de vivre que de mourir

 

Les affres de l’interdépendance jouissive c’est l’expérience de l’incommunication érotique, de la disqualification de l’être désirant en soi et ou en l’autre.

 

L’incommunication érotique déclenche une  souffrance de l’abandon, une perte de confiance en soi et en l’autre, le sentiment d’être livré-e à l’insignifiance. Les sexologues sont confrontés aux obstacles, aux barrières, aux empêchements de tous ordres qui se dressent entre l’attraction érotique initialement éprouvée par deux personnes et leur accès ensemble à l’expérience  de la  volupté.

Des témoignages viennent évoquer, la demande de certains patients pour que le sexologue fasse pression sur leur femmes pour qu’elles remplissent leur devoir conjugal, d’autres  évoquent les violences et les mutilations sexuelles que subissent les femmes, d’autres encore  constate l’absence à soi, la méconnaissance complète de son corps sexué.

 

Pour clarifier ces effets je propose la lecture de deux tableaux  extraits du tome v

 

1 Problématisation  générale de la dualité sexuée et genrée entre les deux moitiés de l'humanité

 

Problématisation générale de dualité sexuée

Femmes

Hommes

Sexuation organique

Femelle

Mâle

Vécu charnel de la sexuation

Femellité

Virilité ou mâlité

Genre comme socialisation historiquement variable de la dualité sexuelle, en termes d’attribution des rôles et des places

Féminin

Masculin

Mise en scène culturelle des genres

Féminité

Masculinité

 

2 Problématisation coloniale de la dualité sexuée et genrée

 

Problématisation coloniale de la dualité de la sexuation Femmes Hommes
Rapport biaisé à la dualité organique de la sexuation Le corps sexué femelle est exclu de la sphère de l’humain Le mâle reste le seul modèle d’humain sexué
Impact sur le vécu charnel de la sexuation Femellité honteuse, déni  des puissances femelles et  mépris de son corps sexué Virilité fictionnelle et hégémonique
Genre comme socialisation hiérarchisante de la dualité des sexes, en termes d’attribution des rôles et des places Féminin stéréotypé comme genre castré et subalterne Masculin  stéréotypé, à l’abri des confrontations régulatrices à l’autre genre

Mise en scène quotidienne de la distribution culturelle des rôles et des places

Féminité supplétive de la virilité et conditionnée à la mise en valeur du mâle

Masculinité

sous socialisée

et culturellement

sous développée

                

   

 

La comparaison de ces deux tableaux localise et montre les conséquences considérables de l’abus de pouvoir primaire du colonialisme des mâles qui précède la socialisation des genres et la partition symbolique du monde en masculin et féminin. On ne peut pas lutter contre la discrimination de genre, si on ne perçoit pas qu’elle découle de l’éviction du corps sexué femelle hors de la sphère de l’humain. C’est là que se joue le déni de la puissance jouissive et érotique des femelles lequel évite aux mâles d’être confrontés aux difficultés de l’interdépendance érotique et ontologique des êtres sexués. 
La prise de conscience de ce premier abus de pouvoir est décisive pour rétablir une égalité du droit d’exister entre les deux moitiés de l’humanité. L’inscription du mépris de la femelle  est très profonde, elle se joue dans l’intimité des corps et via les corps, dans la profondeur des subjectivités. C’est une arme redoutable pour désactiver la force attractive des femmes, et réduire l’acte sexuel  à une histoire plus ou moins bestiale, à un plan cul comme disent les internautes.
 
Les effets d’asservissement de cette éviction sur les êtres humaines femelles
 
L’attribution d’une accointance spécifique de la sexuation femelle avec le règne animal la désigne comme sous-humaine. Cette sous-humanisation  permet aux mâles de disposer des corps femelles et d’empêcher  les femmes d’en disposer elles-mêmes. Les femmes sont privées de leur statut de sujet désirant, elles sont transformées en objets de convoitise et réduites à devoir choisir entre la domestication de leur sexualité animale ou la castration.
La femellité ne peut pas être un objet de langage et de symbolisation. Les femmes sont privées d’une parole propre sur ce qui se passe dans leur corps. L’impossibilité de signifier leur expérience charnelle est un dommage considérable pour leur pensée autonome et pour l'entendement commun. La scotomisation de l’expérience charnelle femelle comme expérience humaine en fait un objet définitif de méconnaissance.
Le  genre féminin comme socialisation historiquement variable d'une des deux figures de la dualité sexuelle, se construit en tant que féminin castré. La sous humanisation et la castration des femelles façonnent un genre féminin impuissant et subalterne.
La féminité comme mise en scène culturelle du genre féminin se rétrécit à une fonction supplétive, c'est à dire à une complémentarité aliénée, conçue pour la mise en valeur du mâle propriétaire et la survalorisation de sa virilité. Cette féminité supplétive et asexuée recouvre l’indignité des femelles.
 
Les effets d’accès à l’hégémonie pour les  êtres humains mâles
Le mâle en renvoyant la sexuation femelle à l'animalité devient le seul humain sexué. Il s’évite les souffrances du sujet désirant en transformant son désir en simple convoitise pour un objet interchangeable. Il impose une définition de l'être humain qui fait de lui l'humain incontestable, avec les prérogatives associées que sont le commandement et la domestication des femelles.
La virilité fait l'objet d'un travail permanent de fabulation pour se constituer comme toute puissance apte à gouverner le monde grâce à une fétichisation du sexe mâle et l’adulation du divin phallus. La peur de l'impuissance qui taraude les mâles est retournée en affirmation d’une virilité hégémonique qui accapare la sexualité et la puissance jouissive des femelles.
Le genre masculin ne se socialise pas dans la dualité antagoniste des genres. Il se dispense de sa part dans les coopérations sexuées et pratique l’unilatéralité et les rapports de force. Il s’abrite derrière une distribution phallocentrique des rôles et des places qui monopolise la dignité humaine.
La masculinité reste à l'ombre du mythe viril. La dimension culturelle de l’existence des mâles est de ce fait enfermée dans la mythologisation de leur spécificité organique et elle demeure psycho-affectivement immature. C’est pourquoi cette dimension culturelle masculine est tellement fragile.
Pour maintenir le mythe phallique, les hommes ont besoin d’utiliser quotidiennement la ressource imaginaire apportée par la féminité supplétive de leurs compagnes. Elle leur  évite de se confronter à leur incertitude identitaire et aux difficultés universelles du vivre. Ainsi, l’abus de pouvoir primal qui consiste à rejeter la sexuation femelle hors de l’horizon humain fabrique  une humanité fictionnelle
 
La fabrication d’une humanité fictionnelle mono-sexuée où les mâles disposent d’objets subordonnés et sous humains de jouissance.
Cette humanité fictionnelle est caractérisée par un déséquilibre structurel des prérogatives d’existence. Ce déséquilibre  supprime artificiellement les tensions charnelles entre femelles et mâles et les tensions culturelles entre le féminin et le masculin et les remplace par l’unilatéralité d’un face à face idéologique caricatural entre des mâles fictionnels tout puissants et des « femmes féminines » castrées et subalternes  
Cette mise en scène sexiste de la double sexuation joue sur l’amalgame entre le fait organique et son interprétation coloniale hiérarchisante pour réduire le « sexe » féminin à un féminité supplétive destinée à compléter et à décorer la virilité hégémonique. Cette interprétation sexiste de la double sexuation pérennise les discriminations de genre. C’est contre cet amalgame que les féministes ont lancé les études critiques du genre. Par contre, elles en sont venues souvent à négliger l’importance charnelle et symbolique de la sexuation organique duelle sous prétexte qu’elle sert d’argument au sexisme. Il est nécessaire aujourd’hui de rappeler que les dimensions organiques de la vie et l’impact du vécu charnel des corps sexués, sont des faits décisifs sur le cours de l’existence des humains et dans leurs relations effectives d’interdépendance. Nous devons repenser librement cette vie réelle pour pouvoir subvertir les rapports charnels d’hégémonie et d’asservissement. Sans ce réexamen de la vie prosaïque des humains nous risquons de les désexuer pour éradiquer l’inégalité. Ce serait un remède existentiellement désastreux.
 

 

[1] Beaucoup de termes ont été féminisés, mais on dit toujours un être humain, je m’accorde le droit de dire une être humaine